Un printemps (presque) parfait

Il y a 24 ans… la 24e Coupe

D’avril à juin 1993, le Canadien ne s’incline que quatre fois en quatre séries éliminatoires. Retour sur un printemps presque parfait avec quatre acteurs de la dernière conquête montréalaise de la Coupe Stanley.

Un texte de Luc Fortin et d’Olivier Paradis-Lemieux

Nous allons surprendre le monde du hockey, avait répété Jacques Demers toute la saison à ses joueurs, dans les bons et les mauvais moments. Son inébranlable positivisme, un des facteurs-clés dans son embauche en juin 1992, tranchait avec celui de son rugueux prédécesseur, Pat Burns, qui avait démissionné avec fracas après la saison.

« Pour choisir le coach cette année-là, c'était pas mal entre Demers et [Michel] Bergeron à la fin, deux gars d'expérience et du Québec, commente aujourd’hui l’ex-directeur général du Canadien Serge Savard. Jacques Lemaire [alors adjoint à Savard] a commencé à me parler de Bergeron, on a hésité, j'ai rencontré Demers à quelques reprises et je l'ai finalement choisi. Son enthousiasme, la manière qu'il voyait l'équipe, comment on devrait la bâtir. Il avait la même philosophie [que moi]. »

« Jacques avait énormément confiance en nous et nous le faisait savoir, se rappelle le capitaine du CH de 1989 à 1994, Guy Carbonneau. Dès la première journée, il était sûr que nous allions gagner la Coupe. Il n’a jamais dérogé de ça. C'était son style, sa façon de voir les choses. »

L'entraîneur Jacques Demers derrière le banc du Canadien lors de la saison 1992-1993
L'entraîneur Jacques Demers derrière le banc du Canadien lors de la saison 1992-1993
Photo : Getty Images/Rick Stewart

Serge Savard avait également effectué deux transactions majeures pendant l’été pour faire l’acquisition de Vincent Damphousse et de Brian Bellows, qui ont terminé la saison aux 1er et 3e rangs des pointeurs de l’équipe. Si Damphousse avait lui-même demandé aux Oilers d’être échangé au Tricolore, le buteur des North Stars avait été plus difficile à convaincre.

« Bellows ne voulait pas venir à Montréal, raconte Savard. On a pris l'avion, Jacques et moi, et on est allés le rencontrer. On lui a expliqué où on s'en allait, ce qu'on voulait faire et qu'on avait besoin de lui. On lui a expliqué ce que c'était Montréal et il a finalement décidé de venir. »

Avec ses nouveaux visages et porté par le message de Demers, le Bleu-blanc-rouge connaît sa meilleure saison en quatre ans : 48 victoires et le 3e rang de la Division Adams.

« On n’était pas étiquetés comme les meilleurs, note l’attaquant Stéphan Lebeau, mais on avait eu une saison de 102 points et une séquence de 11 matchs sans défaite dans la saison. On commençait à penser qu'on pouvait aspirer aux grands honneurs, mais notre fin de saison avait été un peu décevante. »

Leurs premiers adversaires en éliminatoires sont les Nordiques de Québec qui n’avaient amassé que deux points de plus que le Canadien. Or, après avoir subi la défaite dans cinq de leurs sept derniers matchs de la saison, c’est avec le statut de négligé que Montréal allait amorcer la dernière série de son histoire contre son frère ennemi.

« Québec avait toute une machine de hockey, dit le défenseur Patrice Brisebois, qui en était à sa première saison complète à Montréal. Mats Sundin, Joe Sakic, Owen Nolan, Scott Young, Mike Ricci, Valeri Kamenski... Juste d'avoir battu cette équipe-là, c'est incroyable, c'était une équipe qui aurait dû gagner la Coupe Stanley. »

Valeri Kamenski, des Nordiques, tombe sur la glace en tentant de bloquer Éric Desjardins, du Canadien.
Valeri Kamenski, des Nordiques, tombe sur la glace en tentant de bloquer Éric Desjardins, du Canadien.
Photo : La Presse canadienne/Paul Chiasson

Les Nordiques avaient aussi opéré un virage important dans l’entre-saison. L’échange d’Eric Lindros aux Flyers de Philadelphie contre six joueurs, dont Steve Duchesne et le gardien Ron Hextall, deux premiers choix au repêchage et 15 millions de dollars, avait permis à Québec de mettre fin à une disette de cinq ans sans accéder aux séries.

Après les deux premiers matchs, le sort de la série semble réglé. Devant leurs partisans, les puissants Nordiques battent le Canadien à deux reprises, 3-2 et 4-1. Au retour de l’équipe à Montréal, Serge Savard intervient auprès des joueurs sans trahir le ton du discours instauré par Jacques Demers.

« Tout ce que j'ai dit, c'était pour les calmer, pour leur dire qu'on allait la gagner cette série-là, d’oublier les deux derniers matchs. On aurait dû en gagner minimum un sur la route. On s'en va chez nous et on va gagner. Tout le monde a pris le message positivement et a travaillé très fort », confirme Serge Savard

« Les séries, ce sont deux mois extrêmement difficiles, il y a de beaux moments, mais il y a aussi des moments où ce n’est pas facile […] C'est là que d’avoir des gars d'expérience prend toute son importance. Serge Savard nous a ramenés à la bonne place », soutient Guy Carbonneau, qui était l’un des deux derniers joueurs toujours avec l’équipe à avoir gagné la Coupe en 1986.

L’autre était Patrick Roy.

Dans le troisième match de la série, le gardien montréalais n’accorde qu’un seul but pendant que ses coéquipiers bombardent Ron Hextall de 50 tirs dans la première de 10 victoires en prolongation.

« Quand ton gardien de but te dit : "Marquez-moi un but et on va gagner", c’est incroyable. Patrick Roy était incroyable. Il n’y a pas un autre gardien de but qui m'a dit ça dans toute ma carrière », raconte Patrice Brisebois, qui relève également comme un des tournants de la série, l’incident entre Mario Roberge et Ron Hextall survenu avant la rencontre.

Patrick Roy en 1993
Patrick Roy en 1993
Photo : La Presse canadienne/Ryan Remiorz

« Dans le troisième match, il y a un geste de Mario Roberge qui peut sembler anodin, observe Brisebois. Il avait remarqué que Ron Hextall venait toujours faire un rond [avec son patin] sur le point rouge au centre de la patinoire pendant le réchauffement. Mario a demandé à Jacques Demers de l'habiller pour le réchauffement. Il a dit : "Je vais aller m’installer sur le point rouge et je ne bouge pas." Je te jure que ça l'a sorti de son match. Il n’a plus jamais été pareil après. Un athlète, c'est souvent superstitieux. Mario Roberge n’a plus joué un match, mais à chaque réchauffement, il était sur le point rouge. »

Dans l’œil de Serge Savard, c’est plutôt au retour à Québec, après que le Canadien eut égalé la série 2-2, que Ron Hextall perd de sa superbe.

« Je pense que Hextall n’avait plus tous ses moyens, lance l’ancien dirigeant du Canadien. Le but de [Kirk] Muller en supplémentaire à Québec [lors du cinquième match], c'était un lancer bien ordinaire. Je me souviens être descendu en bas et j'ai dit aux gars de lancer de partout. Hextall se bat contre la rondelle Je suis convaincu que si Québec change de gardien à ce moment, la série aurait pu être différente. »

Le but de Kirk Muller en prolongation lors du 5e match de la série Canadien-Nordiques (en anglais, 24 avril 1993)

Dans le sixième match, Ron Hextall accorde cinq buts en deux périodes avant d’être finalement remplacé par Stéphane Fiset. Mais le mal est fait, le Canadien l’emporte 6-2 et élimine les Nordiques.

« On savait que Québec était probablement la plus difficile à battre cette saison-là. À partir du premier match qu'on a gagné contre eux, je savais qu'on pouvait battre n'importe qui. »

- Serge Savard

Enchâssées entre la série contre les Nordiques et celle contre les Kings, les courtes séries contre les Sabres et les Islanders font figure de grandes oubliées du printemps 1993. Dans les deux cas, les adversaires du Canadien auront plutôt été des alliés en éliminant les deux meilleures équipes de l’Association Prince-de-Galles.

« Une fois qu'on a battu Québec, se souvient Patrice Brisebois, on a su que Boston avait été battu par Buffalo. Les Sabres étaient quand même une bonne équipe. On a gagné en quatre, mais c'était tous des matchs serrés. Mais on était vraiment content de ne pas jouer contre notre bête noire. »

Lors des trois saisons précédentes, les Bruins avaient brisé le rêve du Canadien lors de cette même finale de division. Débarrassé des Oursons par les Sabres, le Tricolore franchit cette fois cette étape en gagnant les quatre matchs par le pointage de 4-3, dont les trois derniers en prolongation. Une semaine plus tard, son adversaire pour le prochain tour est enfin connu.

L'attaquant du Canadien Kirk Muller devant le filet des Islanders
L'attaquant du Canadien Kirk Muller devant le filet des Islanders
Photo : Getty Images

« On était déjà en finale d’association et on attendait de voir qui on affronterait entre les Islanders et les Penguins, raconte Stéphane Lebeau. On était tous à l'hôtel. Les Islanders ont gagné et on s'est tous retrouvés dans le corridor. On se donnait des high 5 parce qu’on évitait les Penguins! »

La surprise est de taille. Les Penguins, doubles champions en titre de la Coupe Stanley, comptaient dans leurs rangs Mario Lemieux, Jaromir Jagr et Ron Francis, et avaient amassé 42 points de plus que les Islanders.

Bien reposé, le Canadien gagne ses trois premiers matchs contre New York, dont deux fois en surtemps, si bien que le 22 mai, Montréal n’a plus perdu depuis un mois.

« Plus on avançait, plus on avait confiance. Personne n’allait nous arrêter. Avec notre série de victoires en prolongation, on est devenus très confiants. C'était rendu qu'après les 60 minutes, si on allait en prolongation, on arrivait dans le vestiaire et on se tapait dans les mains. On était content d'aller en prolongation parce qu'on savait qu'on avait le meilleur gardien de but, on savait que personne n’allait marquer contre Patrick Roy. »

- Patrice Brisebois

« On savait qu'on était bon, on croyait en nous autres. Au fur et à mesure que les séries avançaient, on est devenu meilleur. À la fin, on pouvait quasiment se sentir invincible, on en était là. »

La séquence de 11 victoires du Canadien prend toutefois fin le soir même, sans ébranler la confiance des Montréalais. Deux jours plus tard, les Islanders sont éliminés en cinq matchs.

« Si Pittsburgh avait gagné contre Islanders, ça aurait été plus difficile, concède Patrice Brisebois. Il y a eu une partie de chance. Les étoiles étaient alignées. »

« Wayne, c'était mon idole d'enfance, confie Stéphan Lebeau à propos du 99. Mon chat s'appelait Wayne et ma chatte Janet. J'ai une collection de cartes de Gretzky, des bâtons, des photos, partout chez nous j'avais des objets de Wayne. Le matin quand Los Angeles a gagné contre Toronto, je me suis levé et j'ai tout enlevé ce qui était de Gretzky. J'ai débaptisé mes chats. Je les ai appelés Savi et Mona pour Denis Savard et sa femme Mona. Pour la durée de la finale, on n’avait pas le droit d'appeler mes chats Wayne et Janet, c'était Savi et Mona. »

Près de cinq ans après l’échange du siècle qui l’avait envoyé d’Edmonton à Los Angeles, la Merveille retrouvait pour la dernière fois de sa carrière la finale de la Coupe Stanley après que les Kings eurent vaincu les Maple Leafs en sept matchs.

Blessé pendant une partie de la saison et alors âgé de 32 ans, Gretzky avait récolté moins de 100 points pour la première fois de sa carrière, mais en 19 matchs éliminatoires avant la finale, il en avait déjà amassé 33.

Le capitaine des Kings Wayne Gretzky au Forum de Montréal
Le capitaine des Kings Wayne Gretzky au Forum de Montréal
Photo : Getty images/Robert Laberge/Allsport

Dès l’ouverture au Forum de la série finale, Gretzky continue sur sa lancée.

« Au premier match, on perd 4-1 et Gretzky a un but et trois passes, se souvient Stéphan Lebeau. Mais il n’était pas question d'avoir de l'admiration pour le gars qui se tenait entre nous et la coupe Stanley. »

Après la soirée de quatre points de Gretzky, Carbonneau demande à Jacques Demers d’être affecté à la couverture du meilleur marqueur de l’histoire, ce qu’il accepte. Dans les quatre derniers matchs de la série, Gretzky n’inscrira plus que trois points. « Wayne était le meilleur joueur au monde et il fallait le surveiller. Il avait tellement une vision extraordinaire, il était tellement intelligent. Ce n’était pas juste moi, il fallait que tout le monde l'ait à l'œil. On était vraiment fier d'avoir réussi à le contenir. »

« On se sentait invincible, mais en perdant le premier match contre L.A. au Forum, on a réalisé que ce n’était pas fait. Ils avaient une bonne équipe avec Wayne, [Luc] Robitaille, [Thomas] Sandstrom, ajoute Patrice Brisebois. Mais il y a eu l'histoire du hockey de McSorley qui a changé toute la série. »

Voyant son équipe menée 2-1 en fin de troisième période du deuxième match de la finale, Jacques Demers sort un as de sa manche, en invoquant un règlement connu, mais rarement appliqué.

« Ce n'était un secret pour personne que plusieurs joueurs avaient des hockeys illégaux. Nous autres dans l'équipe on avait 5, 6, 7 joueurs qui avaient des bâtons illégaux », souligne Guy Carbonneau.

« Plusieurs joueurs prenaient des hockeys comme ça. Mais notre gérant d'équipement, Pierre Gervais, quand il restait 5-6 minutes et on avait l'avance, qu'est-ce tu penses qu'il disait? "Heille, on change de hockey!" Ce n’était pas le temps de se faire pogner », assure Patrice Brisebois.

Assis au banc, c’est le capitaine du Canadien qui confirme à son entraîneur que Marty McSorley avait encore un bâton à la courbure trop prononcée.

« Quand on a demandé la vérification à [l’arbitre] Kerry Fraser, on était tous nerveux pendant qu'on attendait. Mais il fallait quand même marquer après ça. Et on l'a fait » - Carbonneau

Extraits de la pénalité à Marty McSorley et des buts d’Éric Desjardins (3 juin 1993)

Pendant la pénalité mineure à McSorley, Demers prend aussi la décision de retirer Patrick Roy à la faveur d’un sixième patineur. Auteur du premier but du Canadien, Éric Desjardins égale la marque quelques secondes plus tard. Le défenseur donne une première victoire au Tricolore en finale en complétant son tour du chapeau en prolongation.

« C'est triste pour McSorley que ça lui soit arrivé, mais c'est vraiment un manque de jugement, tu ne peux pas jouer avec le feu comme ça. Ça nous a donné une coupe Stanley, ce n’est pas plus compliqué que ça. Le vent a tourné de bord, et Éric Desjardins est passé à l'histoire.  »

- Patrice Brisebois

Les deux matchs suivants à Los Angeles se sont également conclus en prolongation. Chaque fois, le héros se nomme John LeClair. Le jeune attaquant américain marque le but vainqueur dans les 9e et 10e victoires de suite du Canadien en période supplémentaire, un record toujours inégalé.

Deux jours plus tard, le 9 juin 1993, Montréal est fébrile. Le Canadien a l’occasion de remporter sa 24e Coupe Stanley au Forum devant ses partisans.

Les Kings ne sont jamais dans le coup dans le cinquième match. Paul DiPietro réussit deux buts (pour porter son total à huit dans ces séries. Il n’en a marqué que 31 dans sa courte carrière dans la Ligue nationale). Kirk Muller et Stéphan Lebeau déjouent également Kelly Hrudey. Impérial, Patrick Roy ne laisse qu’une miette aux Kings avant d’aller soulever son deuxième trophée Conn-Smythe.

Au moment de recevoir la coupe des mains du nouveau commissaire de la LNH Gary Bettman, le capitaine Guy Carbonneau la remet immédiatement à Denis Savard. Le prolifique attaquant, diminué physiquement, avait pris la difficile décision de ne plus jouer de la finale après le premier match et avait plutôt prodigué ses conseils à ses coéquipiers aux côtés de Jacques Demers. Comme bien d’autres dans ce groupe hétéroclite que bien peu voyaient triompher, Savard s’était sacrifié pour le bien de l’équipe.

« On avait un gardien spécial en Patrick, qui nous donnait à chaque match une chance de gagner, des joueurs qui avaient beaucoup de caractère, qui étaient prêt à se sacrifier pour tout le monde. Le hockey est un sport d'équipe, il faut que tu laisses ton ego à la porte. Dans les séries éliminatoires, c'est encore plus vrai. À chaque saison, match, série, il y avait toujours quelqu'un qui se démarquait du groupe, qui faisait son travail au bon moment, ce n’était jamais le même joueur, c'était un effort de groupe. À chaque Coupe Stanley, tu ne peux pas trouver un gars de l'équipe qui a connu une très mauvaise série. Tout le monde doit comprendre son rôle. »

- Guy Carbonneau
Entouré par ses coéquipiers, Denis Savard lève la coupe Stanley.
Entouré par ses coéquipiers, Denis Savard lève la coupe Stanley.
Photo : La Presse canadienne/Paul Chiasson

Dans les rues de Montréal, les pleurs de joie du Forum font vite place à des scènes de violence perpétrées par quelques émeutiers. Mais deux jours plus tard, les rues redeviennent festives, dans un esprit bien plus bon enfant, quand le défilé du Canadien fait prendre une première pause à la métropole en sept ans.

« La journée de la parade, c'était vraiment magique. Je suis né en 1971, j'avais manqué l'école pour aller voir la parade en 1986. Je ne l'avais pas dit à mes parents. Et là, c'était moi qui étais là. Ça ne se décrit pas. C'est magique, un sentiment extraordinaire de voir l'amour des partisans pour leur équipe. Même avec des billions tu ne peux pas acheter ça. »

- Patrice Brisebois

C’était il y a 24 ans.

Extraits de la dernière minute de la finale et de la remise de la coupe Stanley au Canadien. (9 juin 1993)

Photo en couverture : Les joueurs de l'édition 1992-1993 posent avec la coupe Stanley après le cinquième match de la série finale. La Presse canadienne/Frank Gunn