
Dr Sébastien Roulier - On avance tous en choeur
« Acceptons le chemin sur lequel la pandémie nous mène, mais continuons la bataille. »

Signé par Dr Sébastien Roulier
L'auteur est ultramarathonien et chef du Service des soins intensifs pédiatriques du CIUSSS-Estrie-CHUS.
Vous pouvez lire son texte précédent ici.
La COVID-19 a créé un vide.
Chaque jour, quand je me pointe à l'hôpital, je ressens une sensation étrange. Le stationnement est libre. Les corridors sont vides et tranquilles. Ma marche vers mon bureau est ininterrompue. Aucune porte de bureau entrouverte, aucune occasion pour entamer les discussions habituelles avec mes collègues. Nous échangerons nos remarques amicales plus tard devant un écran ou au téléphone.
Dehors, pendant mes entraînements à la course, je vois les gens qui s'évitent. Les piétons préfèrent parfois changer de côté de rue de peur de se croiser, de me croiser. Les gens évitent même de croiser le regard des autres. Mon « Bonjour! » ou mon sourire ne trouvent plus preneur.
La distanciation sociale nous affecte tous au quotidien. Deux mètres, c'est l'écart qui doit constamment nous séparer les uns des autres. Il faut respecter la consigne.
Comme médecin, et la plupart des travailleurs d’ailleurs, je dois m'adapter à cette nouvelle réalité. Et comme coureur, je me contente de maintenir la forme.
Évidemment, les conséquences se font déjà sentir. Le contact humain est indispensable pour établir un diagnostic chez un patient. L’examen physique est un précieux outil dont les médecins sont privés.
J'ai une liste d'enfants pour lesquels je procède, depuis le début de la crise, à des consultations virtuelles ou par téléphone. C'est mieux que rien.
Normalement, la famille se serait présentée à la clinique externe. Souvent, bien sûr, pour un premier rendez-vous. Mais ces temps-ci, je suis privé de mes observations de l’enfant normalement faites dans mon bureau. Je suis privé des réactions des parents que je peux déceler à la suite de mes questions. Un sourire, une position de défense ou des larmes, tous ces signes non verbaux qui sont décodés lors d’une entrevue médicale.
Aussi, l’examen physique n'a pas lieu. À la maison, maman ou papa répond plutôt à mes questions et leurs réponses font sonner des cloches en moi. Mon diagnostic doit se préciser avec ces seules informations. Avec mon expérience en pédiatrie, je peux déceler quelque chose de suspect tout de même. Mais cette méthode a ses limites.
Évidemment que je n'attendrai pas le déconfinement si je juge qu'il faut agir rapidement. Dans cette éventualité, l'enfant viendra à mon bureau après une série de précautions et je compléterai mon évaluation avec mon outil indispensable : l’examen physique.
On ne peut toutefois pas continuer de cette manière pendant encore des mois.
J’ai cette même impression de vide que lorsque je dois cesser la course à cause d’une blessure. Un passage obligé.
Certains diront que c’est faire quelques pas en arrière pour mieux repartir. Le problème alors, c’est de vouloir revenir au même point où nous étions avant la blessure. Et si c’était plutôt un nouveau chemin à emprunter pour y découvrir un coureur différent?
C’est comme ça que j’ai abordé ma blessure en 2015. Et voilà, je suis toujours un coureur qui réussit à repousser ses limites.
Et si j’abordais la COVID-19 avec la même philosophie? Acceptons le chemin sur lequel elle nous mène, mais continuons la bataille.
Moi, je travaille en pédiatrie. Et mes collègues chez les adultes le vivent tout aussi durement. Le report d'interventions chirurgicales en raison des efforts consacrés à freiner la propagation de la COVID-19 au Québec est au coeur de l'actualité.
Oui, la ligne est fine. Les dommages collatéraux vont affecter des personnes qui n'ont pas été infectées par le coronavirus. Elles ne vont peut-être pas mourir, mais leur état de santé pourrait s'aggraver. À un moment donné, et j'espère que ce sera bientôt, il va falloir reprendre nos activités. Le temps presse. Tout ça pourrait dégénérer et il sera difficile de réparer les pots cassés si l’on attend trop.
Dans le cas des enfants, il peut s'agir d'un retard dans le développement. Détecter le problème tôt est primordial pour lui fournir les ressources nécessaires à un parcours normal vers le milieu scolaire. Il peut s'agir d'un trouble du langage ou de la motricité. Dans ce cas aussi, il faut que la transition se fasse vers les professionnels au plus vite.
Justement, j'aimerais féliciter tous les membres de ma fédération qui se sont portés volontaires par centaines afin de prêter main-forte au personnel dans les CHSLD. Personnellement, je n'ai pas répondu à l'appel pour des raisons évidentes : à Sherbrooke, nous ne sommes que cinq intensivistes en pédiatrie. C'est une petite équipe pour un grand territoire. Notre clientèle en soins critiques pédiatriques peut provenir du territoire qui s'étend de Saint-Jean-sur-Richelieu et Sainte-Hyacinthe à l’ouest, jusqu’à Lac-Mégantic à l’est, en passant par Cowansville, Granby, Magog, Drummondville et Victoriaville.
Si l'état d'un enfant requiert un passage aux soins intensifs, c'est chez nous, à Sherbrooke, qu'il devra être hospitalisé.
Si l'un de nous quittait son emploi pour aller auprès des personnes âgées à l'extérieur pendant une semaine, comme le gouvernement nous le demande, nous aurions un problème à assurer notre propre couverture de service de garde à notre centre hospitalier. On ne découvre pas un service pointu comme les soins intensifs de pédiatrie pour aller en couvrir un autre, et devoir s'imposer une quarantaine de sept jours au retour, loin de notre milieu de travail.
Et la course dans tout ça?
Pendant un congé en fin de semaine dernière, entre mon emploi du temps à l'hôpital, je me suis imposé un défi. Un long défi de 175 km durant lequel je me suis décidé à préparer une collecte de fonds pour un organisme de bienfaisance lors de ma prochaine sortie du genre, vers la mi-mai. Je vous explique.
Samedi matin, je me réveille reposé après une bonne nuit de sommeil. Je dois courir avec ma fille Noémie dans une chaise : elle s’est fracturé une jambe cet hiver. Elle m’accompagne à l’occasion lors de certaines sorties. Mais finalement, elle préfère demeurer chez sa mère.
Avec le beau soleil, je décide soudainement d'entamer une longue course en forme de coeur. L’idée du coeur, ça vient de ma fille, justement. Il y a deux ans, je voulais faire une longue sortie. Je lui avais demandé de m’indiquer, sur la carte de l’Estrie, l’endroit où elle voulait que je coure. Elle m’avait tout simplement répondu : « Peu importe, il faut que ça ait la forme d’un coeur ».
J’étais alors parti sur le trajet d’un coeur de 175 km que j’ai interrompu à 10 km de la fin, car je n'avais plus aucune énergie dans ma batterie. J’ai terminé le parcours en taxi.
En ce samedi, j’ai une idée folle et totalement improvisée en tête : partir à la course la journée même pour compléter mon coeur de 175 km. Mais la COVID-19 impose des règles.
Premièrement, demeurer dans sa région. Heureusement, mon coeur est entièrement situé en Estrie. Et deuxièmement, la distanciation sociale. Je m’impose donc de transporter tout ce dont j’aurai besoin. Aucun arrêt dans un dépanneur permis.
Je dois trouver une façon de transporter beaucoup, sans être chargé comme un mulet. Je remplis donc ma poussette Chariot, que j’utilisais dans mes courses avec mes enfants quand ils étaient jeunes. Vous ne le saviez probablement pas, mais mes enfants ont été mes premiers passagers de courses en duo. On s’appelait Team Roulier. J’ai vécu des moments mémorables avec cette poussette, qui m’a notamment permis de réussir un demi-marathon en 1 h 13 et un marathon en 2 h 45.
Je la remplis donc de nourriture, de boissons et de vêtements.
Trajet en main, à 15 h samedi dernier, je pars de chez moi, à Sherbrooke, en poussant mon Chariot. Je fais ce premier pas, le seul qui compte. Celui qui nous arrache du confort de notre quotidien. Un premier pas auquel vont succéder des milliers d’autres pour, toujours, avancer.
Pendant exactement 24 heures, je parcours les routes de l’Estrie. Cent soixante-quinze kilomètres, c’est long. Mais ces 175 km sont bien différents. Courir sur une fresque géante où mes pas dessinent un coeur, où je peux me représenter exactement où je suis rendu dans mon coeur. C’est bien différent des sorties sur mes trajets habituels à la course.
Ça me fait penser à un petit poème que j’ai déjà présenté dans mes conférences :
Les routes, les sentiers et les paysages, ce sont mes toiles
Mes jambes et mon corps, mes pinceaux
Mon mouvement à la course, ma création.
Et tout ce temps, je suis seul. Seul avec mes réflexions.
Avez-vous déjà passé 24 heures entièrement seul avec vous-même?
Aucune musique. Aucune distraction. Tous mes sens sont sollicités. Entièrement à l’écoute de ce qui s’offre à moi. La nature qui s’éveille au crépuscule ou à l’aube. Des bruits qui font voyager mon imagination. Tous ces fragments de pensées sans fil conducteur. Jusqu’à ce qu’un chien aboie pour me ramener à la réalité.
Une crampe! La douleur entraîne des spasmes. J’ai mal aux jambes. Je suis contraint à marcher sur plusieurs sections. Les difficultés, je m’y attendais. Il faut se mesurer à l’adversité pour progresser. Comme avec la COVID-19. C’est avec humilité que j’accepte ma vulnérabilité. C’est mon entraînement à la résilience. Mais j’avance encore.
Et c’est avec une pluie fraîche qui s’abat sur moi que je termine mon aventure, incognito, mais combien fier d’avoir complété mon coeur.
La course pour moi, la musique, la danse, l’écriture ou toute autre passion pour vous, est une métaphore de la vie.
Avec des hauts et des bas, des défis et des aventures, des rencontres que l’on fait ou des moments de solitude, des moments d’euphorie et ceux de douleur ou d’adversité, des enseignements, des moments de réalisation et de découverte de soi, ou des moments où nous sommes plus vulnérables, ou ceux de liberté, de créativité et de bonheur. Tout comme la vie, pour moi, la course est sans « pourquoi », sans raison. Il ne faut que la vivre, se libérer des barrières qui nous limitent et surtout, trouver le courage d’avancer malgré tout.
Et avec le contexte pandémique actuel, il est important de continuer d’avancer, de vivre et, pour moi, de courir.
Cette chronique dans Podium est ma dernière… pour l’instant. Il y a moins à rapporter sur ce qui se passe dans mon milieu de travail, mais j’ai pris un grand plaisir à vous en informer dans le dernier mois en cette période de pandémie. Soyez sans crainte, j’ai bien d’autres projets en tête.
Je vous disais que cette sortie de 175 km m’a poussé vers un autre défi. Je m’en vais en territoire totalement inconnu. Mais, cette fois, ma motivation sera la mission d’un organisme, Moisson Estrie, une banque alimentaire.
Le projet porte le titre : On avance tous en coeur.
Cette fois, mon coeur englobera les sept MRC de l’Estrie.
Sur une distance de 300 km.
Pendant 48 heures.
À la course.
Une collecte de fonds qui aura lieu durant le week-end du 15 au 17 mai.
Avancez avec moi.
Et prenez soin de vous.
À la prochaine.
Propos recueillis par Jean-François Poirier
Sébastien Roulier est intensiviste-pédiatre au CIUSSS-Estrie-CHUS de Sherbrooke, chef du service des soins intensifs pédiatriques du département de pédiatrie et professeur adjoint à la Faculté de Médecine et des Sciences de la Santé de l’Université de Sherbrooke.
Il est aussi un ultramarathonien de calibre international qui a exploré la course sous plusieurs facettes au cours des 20 dernières années : sur routes ou en sentiers, souvent dans les montagnes ou en poussant des adultes, sur des distances pouvant aller du marathon à des parcours de près de 250 km.
Il est engagé dans sa communauté pour promouvoir les saines habitudes de vie, promouvoir la santé, inciter les gens à bouger et à relever des défis.
Il est père de trois enfants.