
Charlie Bilodeau - Enfin libre
« Ma décision est irréversible : c’est terminé. Aujourd’hui, je tourne officiellement la page. Je dis adieu au patinage artistique. C’est un soulagement indescriptible. Un sentiment de liberté comme je n’en ai pas éprouvé depuis très longtemps. »

Signé par Charlie Bilodeau
L'auteur est patineur artistique. Il s'est classé 9e en couple avec sa partenaire de l'époque, Julianne Séguin, aux Jeux olympiques de Pyeongchang.
Au moment d’écrire ces lignes, je ne l’ai toujours pas annoncé à mon équipe d’entraîneurs ni à ma partenaire, Lubov Ilyushechkina.
Ma décision est irréversible : c’est terminé. Aujourd’hui, je tourne officiellement la page. Je dis adieu au patinage artistique.
C’est un soulagement indescriptible. Un sentiment de liberté comme je n’en ai pas éprouvé depuis très longtemps.
En même temps, je me sens coupable et j’appréhende le moment où je vais devoir le leur dire. Je sais que ce sera un coup dur pour Lubov et pour Richard Gauthier, notre entraîneur principal. Mais pour une fois, j’ai envie de m’écouter, de suivre mon instinct et, surtout, de prendre le temps d’explorer ce que la vie sans patinage peut m’offrir.
La réalité, c’est que je me suis rembarqué dans ce projet-là alors que j’avais déjà un genou par terre. Épuisé par les dernières années, je me suis relancé en grande pompe avec une nouvelle partenaire, comme un bon bourreau de travail.
Après les Jeux de Pyeongchang en 2018, tout le monde avait été surpris par ma rupture avec mon ancienne partenaire. Après tout, Julianne Séguin et moi avions réussi un tour de force en nous classant dans les 10 premiers couples à nos premiers Jeux olympiques, et malgré un parcours rempli d’embûches et de blessures.
Toutefois, quelque chose en moi s’était brisé sans que je le comprenne réellement. À mon retour de la Corée du Sud, je pensais que j’avais besoin d’un changement d’air. D’un renouveau complet pour relancer ma carrière. Repartir à neuf pour retrouver la motivation. Ce que je voulais éviter à tout prix, c’était de refaire la même erreur que j’avais faite pendant mon premier cycle olympique. J’avais laissé le patinage artistique prendre toute la place.
Je suis un touche-à-tout. Mon énergie est générée par ma capacité à avoir une vie diversifiée. C’est ça qui me nourrit. Mais le sport de haut niveau ne me permettait plus de garder cet équilibre.
Toute ma vie tournait autour d’un seul et même objectif : aller aux Jeux. Une fois l’objectif atteint, je me suis demandé à quoi ressemblerait la suite.
Depuis l’âge de 14 ans, quand j’ai quitté seul le nid familial de Trois-Pistoles pour venir m’établir à Montréal, je voulais accomplir quelque chose de plus grand que moi. Me prouver que je pouvais réaliser ce qui me semblait, à l’époque, une utopie.
Ça vous paraîtra sans doute bizarre, mais je ne suis pas un passionné de patinage artistique. Je suis plutôt un amoureux de la glisse, sous toutes ses formes. Mais c’est en patinage que j’avais le plus grand talent. Si je voulais atteindre mon rêve olympique, c’était le meilleur véhicule pour m’y rendre. Alors, j’ai embarqué. Je me disais que si j’y arrivais, j’allais devenir heureux, accompli et que la vie allait s’ouvrir à moi.
Et je m'y suis rendu! Encore aujourd’hui, j’ai peine à le croire. Je suis et je resterai toujours un membre de la grande famille olympique.
Puis, ç’a été le grand vide. Et au lieu de le regarder en face, je l’ai un peu ignoré.
En façade, tout allait bien. J’ai même réussi à me faire croire que tout irait mieux avec une nouvelle partenaire. Que j’allais retrouver le bonheur dans le patinage avec Lubov. Quand nous avons commencé notre nouveau partenariat en février 2019, mes objectifs étaient clairs.
J’avais déjà atteint mon premier rêve, celui de participer aux Jeux. Si j’étais prêt à me relancer dans une nouvelle aventure, c’était pour la médaille. Monter sur le podium était mon objectif ultime.
Je me suis promis de le faire en gardant un équilibre dans ma vie. J’allais mettre toutes les énergies nécessaires dans l’entraînement, mais j’allais aussi garder de l’espace pour cultiver mes autres champs d’intérêt.
Pendant l’année où je suis resté à l’écart de mon sport, j’ai revisité certaines de mes anciennes passions. J’ai commencé à rénover mon condominium moi-même et j’ai recommencé mes études à temps plein. J’ai pris du temps pour moi. Mais j’étais encore aveuglé par l'appât du gain. Je voulais une médaille olympique à tout prix.
C’est là que l’occasion de patiner avec Lubov s’est présentée. Je l’ai contactée et, très vite, la chimie s’est installée. Nous avions trois ans pour former un partenariat solide et devenir suffisamment compétitifs pour aspirer à un podium olympique. On s’est entouré d’une nouvelle équipe. Nous nous sommes joints à l’école de Richard Gauthier qui nous a accueillis à bras ouverts.
La lune de miel a duré presque un an. Nous avions la chance d’avoir des Championnats du monde à Montréal en 2020. On se disait que ce serait un tremplin incroyable pour établir notre notoriété sur la scène mondiale. Ce n’était pas gagné d’avance puisque cinq couples canadiens se battaient pour deux laissez-passer. Mais nous étions confiants. Nous avons connu un début de saison phénoménal et très prometteur. Tout portait à croire qu’on avait une chance réaliste d’obtenir notre place au sein de la délégation canadienne.
On a mis les bouchées doubles. On s’est entraînés encore plus fort.
Puis, le patinage a tranquillement repris ses droits sur ma vie. Il a repris toute la place.
Il fallait se classer parmi les deux premiers aux Championnats canadiens pour obtenir notre billet. Mais plus ils approchaient, plus les entraînements étaient difficiles. Le stress était omniprésent. Ce qui était naturel pour nous au départ semblait maintenant plus compliqué. Nous avions de la difficulté à rehausser notre contenu technique tout en maintenant un niveau de performance élevé.
Je voyais la compétition arriver et, dans mon for intérieur, je doutais. J’en ai même parlé à ma psychologue.
« Il y a des jours ou je souhaiterais me blesser pour avoir une porte de sortie facile. Pour avoir une raison de me retirer et passer à autre chose. »
Quand elle m’a demandé si je voulais approfondir ma réaction, je me suis braqué. J’ai dit non!
Je ne peux creuser pour comprendre ce qu’il y a au fond de ces pensées de peur de réaliser que je suis rendu ailleurs dans ma vie.
J’étais dans le déni.
C’est dans cet état d’esprit que je me suis rendu aux Championnats canadiens. Mais n’allez pas croire que je n’ai pas pris cette compétition au sérieux. Lubov et moi avons tout donné. Mais le résultat a été décevant. Après un programme court bien réussi, nous avons fait une contre-performance dans le libre qui nous a sorti de la course.
Contre toute attente, Patinage Canada a décidé d’attendre après les Championnats des quatre continents pour nommer le deuxième couple qui participerait aux mondiaux. J’aurais dû me réjouir de cette chance… Nous avions une autre occasion de nous qualifier.
Au fond de moi, j’avais toujours cet inconfort. Une espèce de boule qui m’envahissait petit à petit. Même à la maison, je n’étais plus la même personne. Je n’avais plus d’énergie. Le patinage me drainait au lieu de me motiver.
C’était vraiment dur. Et c’est là que ça m’a frappé. Je me suis dit qu’au pire, les quatre continents seraient ma dernière compétition. Au pire, je prendrais ma retraite.
À mon retour à la maison, je suis retourné voir ma psychologue et nous avons analysé ce qui se cachait derrière mon inconfort.
Et quand c’est devenu clair pour moi, je me suis senti tellement soulagé!
J’ai donc patiné pour la dernière fois à ces championnats. Deux contre-performances. Ça me désole, mais ça ne m’étonne pas. Mon âme n’y était plus. Et pour réussir en patinage artistique, il faut être investi de tout son être. Je n’y arrivais plus.
Je ressens aussi un sentiment de culpabilité. Envers Lubov et Richard, mais aussi envers Julianne.
Elle restera toujours celle avec qui j’ai connu les plus beaux moments de ma carrière. Celle avec qui j’ai surmonté les plus grandes épreuves. J’espère qu'elle comprendra que le problème n’était pas elle. Notre rupture a sans doute été un coup dur pour elle. Julianne a peut-être même senti que c’était parce qu’elle n’était pas à la hauteur, mais c’est faux. Je devais changer d’environnement et explorer autre chose pour voir d’où venait mon manque de motivation. Était-ce le contexte de mon entraînement? Ou était-ce plus profond? Aujourd’hui, je le sais. Mais pour en avoir le coeur net, j’aurai dû chambarder beaucoup de choses autour de moi.
Avant de publier ce texte, j'ai annoncé la nouvelle à Lubov et à Richard. Ils sont maintenant avisés. Ce n’est pas idéal de faire ce genre d’annonce par visioconférence. Mais avec le confinement, je n’avais pas le choix. Lubov voulait que l’on s’appelle pour planifier la suite. J’ai dû lui dire que la conversation ne serait pas celle qu’elle attendait.
Je comprends que c’est une grande déception pour eux. Particulièrement pour Lubov, qui rêvait de prendre part à ses premiers Jeux olympiques à mes côtés. Je réalise les sacrifices qu’elle a faits et ça me brise le coeur de lui faire de la peine. Mais je sens aussi que, d’une certaine manière, Richard me comprend. Richard a toujours tenu à ce que ses athlètes soient heureux. Je ne l’étais plus.
Le monde du patinage artistique m’a beaucoup donné. J’y ai croisé des gens qui m’ont accompagné dans ce parcours et qui m’ont permis de devenir l’homme que je suis aujourd’hui. Aux entraîneurs, aux chorégraphes, aux psychologues, aux membres des fédérations et à tous les patineurs avec qui j’ai partagé tant de bons moments, je tiens à vous dire merci.
À Julianne et à Lubov, soyez certaines que j’ai toujours été honnête dans ma démarche.
Le rêve que j’ai chéri toute ma vie est derrière moi et je réalise que cet accomplissement n’a rien changé à qui je suis. Pour être précis, j’adore la personne que je suis devenu et ce que j’ai accompli dans mon parcours sportif. Mais je m’en veux d’avoir cru que tout ce qui comptait était le fil d’arrivée. Je me promets de ne plus avoir cette approche.
Et surtout, j’ai constaté que ce que je voyais comme un fil d’arrivée n’était en fait que le début de ma vie.
Le patinage fait partie de mon identité. Mais ce n’est pas qui je suis.
Je trouve excitant de ne pas savoir de quoi sera fait l’avenir. Ça me laisse toutes les portes ouvertes. J’ai hâte à l’après-COVID-19 pour aller voir ce qui se cache derrière.
Propos recueillis par Jacinthe Taillon
Photo d'entête par Jonathan Bordeleau