
Aaron Brown – Courir après ma médaille
« Oh, mon Dieu, c’est Usain Bolt! »

Signé par Aaron Brown
L’auteur est un spécialiste du 100 m et du 200 m. Il a gagné deux médailles olympiques et trois autres aux Championnats du monde au sein du relais 4 x 100 m canadien.
Nous sommes en 2012, aux Jeux olympiques de Londres, mes premiers. J'ai 20 ans. Je viens d’égaler ma marque personnelle dans ma vague du 200 m. Je retourne alors chercher mes vêtements dans la chambre d’appel pour me diriger vers la zone d’échauffement. C'est à ce moment que je l’aperçois, juste là, devant moi. LA vedette mondiale de l'athlétisme. Mon Dieu, Bolt!
Ça pourrait être ma chance de lui adresser la parole. Je m’avance vers lui, mais je ne sais pas quoi dire. Je lui lance, en parlant de sa victoire au 100 m : Hé, bonne course!
Il me répond : Merci, mon vieux.
Je n’en reviens pas. Wow! J’ai eu une interaction avec Bolt. Attendez que je raconte ça à mes amis!
Plus tard, en regardant la liste de départ de ma demi-finale du 200 m, je réalise que je vais courir contre lui!
Oh! L’histoire sympa que je voulais raconter à mes amis vient soudainement de changer.
J’ai beau être aligné contre cette icône, ça ne m’empêche pas de bien courir. Je fracasse mon record personnel et termine à cinq centièmes de seconde d’une place en finale. Pas mal du tout!
Tout de suite après la course, le gagnant, qui d’autre que Bolt, salue la foule. Il est sur le point de me croiser. Je me dis que ce serait vraiment super si je lui tapais dans la main pour le féliciter.
Alors, je m'étire la main et Bolt présente la sienne pour me la serrer.
Un photographe de presse a capté ce moment. Je l’avoue : c’est l’une de mes photos favorites.
Le moment est aussi surréel qu’inattendu. Mais c’est également un moment charnière. Je réalise que le meilleur sprinteur du monde est devenu un compétiteur, que je suis au même niveau, que je mérite ma place à ses côtés. Si je compétitionne contre le meilleur, personne ne peut me faire peur maintenant.
Ça me procure une immense confiance. À l’époque, je cours encore pour l’Université de Californie du Sud, mais je peux déjà me dire : Je peux y arriver. Je peux courir chez les pros. Je peux en vivre.
Aujourd’hui, à 31 ans, après neuf ans de carrière, deux médailles olympiques, trois podiums aux Championnats du monde, dont un titre en relais, je cours toujours. Et je ne suis pas près d’arrêter.
Je sais que j’ai plus à donner. Il me reste encore des jalons importants à franchir. Je veux prouver ma valeur et voir jusqu’où je peux grimper.
Pour tout vous dire, je sens parfois que je n’ai pas encore tout le respect que je mérite. Je m’explique.
Dans mon sport, tout se résume aux médailles et aux chronos rapides. On ne récompense pas la constance comme d’autres disciplines le font. Les athlètes qui terminent constamment parmi les 5 ou 10 premiers attirent beaucoup plus de respect ailleurs, comme au tennis par exemple. Pour nous, c’est juste impitoyable. Si tu n’as pas de médaille ou si tu ne gagnes pas, on ne veut même pas en parler.
Tu peux connaître une saison formidable, te retrouver constamment parmi les trois meilleurs, gagner des compétitions à l'international. Mais si tu ne convertis pas ça en podium aux Olympiques ou aux mondiaux, ça ne veut rien dire.
Je n’ai pas encore récolté de médaille individuelle aux Championnats du monde ou aux Jeux. Et je sens que beaucoup de mes réussites sont passées sous le radar parce que je n’ai pas cette fameuse médaille.
Je sais que si je courais un excellent chrono, ça pourrait être un de ces éléments qui me vaudrait un peu plus de respect. En fait, je l’ai vécu.
Quand j’ai ouvert ma saison en avril avec un temps de 20 s au 200 m, je me suis retrouvé avec le deuxième chrono mondial. Je me suis alors dit une chose : Cette année, je veux laisser ma trace, un héritage. Pour qu’une fois ma carrière terminée, les gens puissent comprendre ce que j’ai tenté de faire et l’apprécier un peu plus.
C’est devenu une carotte pour moi et une façon de penser. Quand je me sens lésé, que la conversation prend une tournure que je n’aime pas, j’essaie de contrôler le discours à nouveau.
Ça a toujours été une façon de me motiver. Et ça fonctionne. On ne veut pas parler de moi? On m’ignore? Laissez-moi montrer ce que je peux faire.
Longtemps, je me suis senti dans l’ombre d’Andre De Grasse. Maintenant, je l’accepte. Je comprends la nature du sport et je sais comment les médias et les amateurs d’athlétisme pensent. Ce n'est plus une surprise pour moi. J’ai une très bonne fiche contre Andre lorsqu’on s’aligne l’un contre l’autre. Mais je comprends que c’est lui qui a décroché les médailles.
Je comprends pourquoi le discours est tel qu’il est. Si tu ne fais partie des trois premiers, tu n'existes pas vraiment. Même si je me suis taillé une place dans cinq finales individuelles, que j’ai terminées entre la sixième et la huitième place, ce n’est pas top 3. C’est comme ça. J’ai juste à travailler plus fort. Il n’est pas question de m’apitoyer sur mon sort.
C’était frustrant au début, mais plus à ce point-ci. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai mis sur pied ma chaîne YouTube, Kingsley TV. Je peux contrôler mon message. Je raconte ma saison, mes moments préférés. J’expose certains aspects dont on ne parle pas ailleurs. Ça peut sans doute inciter d’autres personnes à en parler, s’ils sont mieux informés.
C’est aussi sur Kingsley TV que je me suis fixé l’objectif de faire de cette marque de 20 secondes mon chrono de référence cette saison. Un but légitime, mais que je n’ai pas atteint. Mes temps ont grimpé au lieu de descendre. On a beau viser une cible, ça ne veut pas nécessairement dire qu’on va l’atteindre. Mais si on abandonne dès que ça ne marche pas, personne n’avancera.
Après l’étape de Stockholm dans la Diamond League au début juillet, j’ai donc stoppé les compétitions pour me recentrer, revenir à la base, récupérer, discuter avec mon entraîneur, voir ce qui cloche et aligner de bonnes séances d’entraînement.
Ça m’a permis de retrouver mon rythme. Je le sens. En fait, dès les épreuves suivantes, aux Championnats canadiens quelques semaines plus tard, j’ai réussi mes deuxièmes chronos de la saison.
Je sais, certains peuvent se dire : Ce gars-là a terminé sixième, septième, huitième aux mondiaux et aux Olympiques, il ne pourra pas gagner de médaille.
Mais si tu t’en remets à ce que les autres pensent, comment peux-tu développer la confiance qui va te permettre d’y arriver?
Je suis passé près de réussir. Je sais que je peux. Ça ne s'est pas encore produit, mais ça ne veut pas dire que ça n'arrivera pas. C’est comme ça que tu crois que tu peux réaliser des choses que tu n'as pas encore réalisées. Tu dois être terriblement confiant et extrêmement naïf dans un sens. Si tu doutes sur la ligne de départ, tu es cuit.
Je sais aussi une chose : le paquebot peut vite changer de direction. Prenez 2017, par exemple. Je connaissais l’une de mes pires années. J’ai travaillé d’arrache-pied au camp avant les Championnats du monde. Et puis, boom! J’ai couru le 200 m en 20,08 s, j’étais en position de passer en finale et de lutter pour une médaille. Imaginez : le gagnant a couru en 20,09 s. Sauf que j’ai couru sur la ligne et j’ai été disqualifié. Ça a été dur à digérer, oui, mais il reste qu’il y a une leçon à tirer de ces mondiaux.
Travailler et croire.
Si je cours encore aujourd’hui à 31 ans, c’est aussi bien sûr parce que j’adore ça. Même si le plaisir se décline autrement qu’à mes débuts.
Je serais malhonnête de dire que je suis tout aussi fébrile en vue des prochains mondiaux à Budapest qu’à mes tout premiers en 2013.
En fait, il ne s’agit plus vraiment de plaisir, il s’agit de ma carrière. Je suis un athlète professionnel. Le succès est maintenant nécessaire. C’est mon gagne-pain. Et c’est ce qui me rend heureux.
Le bonheur de la victoire provient en réalité de tous les efforts qui sont derrière. L’adversité forge le succès. Quoi de plus plaisant que d’avoir surpris tout le monde l’été dernier et de décrocher notre premier titre mondial au relais 4 x 100 m en sol américain. Nous y sommes arrivés au pic et à la pelle. Il y a tellement de travail dans cette médaille d’or.
Je me suis retrouvé très souvent dans cette position : à croire qu’on pouvait réussir et gagner. Nous en étions convaincus aux Jeux de Tokyo. Mais nous avons connu quelques ennuis et les Italiens ont été sensationnels. On a dû se contenter de la médaille d'argent avec cette triste impression d’avoir laissé filer l’or.
Sauf que l’an passé, en Oregon, nous avons réussi. Tout de suite après la course, je me suis précipité pour retrouver mes coéquipiers. Le premier que j’ai vu, c’était Andre De Grasse.
Je l’ai enlacé et je me suis mis à sauter comme un gamin. Nous courons ce relais ensemble depuis tant d’années.
Nous avons eu plusieurs de ces conversations où on se répétait : On peut gagner, on peut gagner.
Nous avons trimé dur dans les tranchées et maintenant nous touchions finalement au but ultime. C’est comme si l'enfant en moi célébrait avec l’homme que je suis devenu.
Le moment était grisant. Mais il y en a un autre qui l’est encore plus, même si nous n’avons pas gagné la course.
Ce qui vient tout en haut de la liste des grands frissons, c’est notre tour d’honneur après le 4 x 100 m des Jeux panaméricains en 2015. C’était chez moi, à Toronto.
Je sais, nous avons été disqualifiés par la suite pour avoir commis une erreur dans l’échange. Mais, pendant une heure, c’était le bonheur. Parce que je venais de connaître une première année difficile chez les professionnels. Encore une fois, je célébrais l’effort.
D’apercevoir tellement de visages familiers dans les gradins venus nous encourager, de gagner (pour une heure) une compétition internationale à l'Université York où je courais plus jeune, c’est comme la boucle qui se refermait.
Je nous souhaite d’aussi grands frissons aux Championnats du monde à Budapest. Je crois encore que nous avons la meilleure équipe.
Et je veux toujours cette médaille individuelle.
Je veux que mes enfants comprennent que si on travaille fort, qu’on est dévoué et qu’on respecte son plan, tout est possible. Il faut y croire, peu importe ce que les autres pensent.
Aaron Brown participe aux Championnats du monde d’athlétisme de Budapest, présentés en webdiffusion par Radio-Canada Sports. Cliquez ici pour consulter notre horaire de diffusions.
Propos recueillis par Diane Sauvé
Photo d'entête par Jewel Samad/AFP/Getty Images