
Alexandre Despatie - Son histoire
Photo : Radio-Canada
Alexandre Despatie - Trouver l'équilibre
« Je voulais tellement réussir. Je suis un perfectionniste, je ne comptais pas les heures de travail ni les heures d'entraînement. J'en voulais toujours un peu plus. Quelque chose à l'intérieur de moi me permettait d'entrer dans ma zone. Une fois dans cette zone, rien ne pouvait m'arrêter. »

Signé par Alexandre Despatie
Quand j’avais 13 ans, en 1998, jamais je n’aurais pu imaginer que j'avais la capacité de gagner le 10 m aux Jeux du Commonwealth.
Par contre, mon entraîneur Michel Larouche ne voyait pas les choses du même œil.
Quelques semaines avant les Jeux, j’avais connu un très bon camp d’entraînement. J’avais fait des simulations de compétition avec Michel, adepte de ce type de préparation. Croyez-le ou non, j’y avais obtenu une meilleure note, de peu, qu’à la finale (652,11) à Kuala Lumpur. Déjà, cette note aux Jeux du Commonwealth représentait un score largement inégalé pour moi à l’époque.
Michel n’avait pas l’air si surpris, alors que moi, je n’arrivais pas à y croire.
Je n’aurais jamais été le plongeur que j’ai été sans lui. C’est un technicien incroyable, un des meilleurs entraîneurs que le monde du plongeon a connu.
Michel, à des moments clés dans ma croissance comme athlète, savait comment venir me chercher. Il savait quoi dire, quand le dire, comment le dire. Il me connaissait bien. C'est de cette façon qu'on a réussi à accomplir de grandes choses.
Nous avons passé 10 ans ensemble. J’y ai connu quelques-uns de mes plus beaux moments, comme mes trois titres mondiaux, dont deux à Montréal, et ma médaille d’argent aux Jeux olympiques d’Athènes. Mais toute bonne chose a une fin.
À un moment donné, j'avais besoin de changement, j’étais devenu un homme, je voulais prendre mes propres décisions. Nos chemins se sont séparés après les JO de 2008.
Je me souviens, j’avais 8, 9, 10 ans, Michel entraînait déjà les athlètes olympiques. Chaque année, j’allais lui tirer le bras pour lui demander : « Est-ce que c’est l’année prochaine que je viens plonger avec toi? » Il me répondait : « Non, pas cette année, t'es presque prêt, mais pas tout à fait. Fais une autre année, tu vas voir. »
Quand j’ai eu la réponse que j’attendais tant, j’avais 12 ans.
Michel peut être assez dur et intransigeant comme entraîneur. Mais même jeune, ça ne m’intimidait pas, je répondais très bien à sa façon d’entraîner. J'ai toujours accepté qu'il soit dur avec moi parce que je le suis aussi envers moi-même.
J'étais parfois plus dur avec moi-même que lui pouvait l'être. Combien de fois m’a-t-il dit : « Je ne comprends pas pourquoi tu te fâches comme ça! » Ce n'est pas lui qui se fâchait, c’était moi. C'est une intensité qu'on partageait. Pour moi, ça n’a jamais été un problème.
Je pense qu’avec le temps, notre divergence a porté sur le contrôle. J’ai senti que Michel aurait voulu avoir un contrôle absolu sur tous les athlètes qui avaient le potentiel de faire de grandes choses.
Il m’a déjà dit : « T'es un athlète à la piscine, mais il faut que tu sois un athlète en dehors de la piscine aussi. »
J’avais grandi, j’étais maintenant un adulte. À cette époque-là, il y avait des moments en dehors de la piscine où je n'avais pas le goût d’être un athlète. J’avais besoin d’un équilibre entre ma vie de plongeur et ma vie de jeune homme.
Michel ne partageait pas forcément ma philosophie. Il considérait que je ratais des occasions d’en faire un peu plus. « Si t'étais un athlète 24 heures sur 24, imagine ce qu'on pourrait faire », disait-il.
Moi, je ne le voyais pas ainsi. Là où le bât blessait davantage, c’était durant mon mois de vacances. Disons que je ne regardais pas trop ce que je mangeais. Je passais d'une diète d’athlète à l’entraînement à tout l’opposé pendant quelques semaines.
En vieillissant, je créais des dommages toujours plus difficiles à réparer, d’autant plus que j’ai toujours pris du poids rapidement et que ça a toujours été un enjeu durant ma carrière.
Tellement que certains m’ont surnommé Fatboy dès 1998. Je n’avais que 13 ans, je n’étais pas très grand, j'avais encore ma petite graisse de bébé.
« »
Chaque compétition, la première fois que je voyais mes amis, les Chinois en particulier, à l'entraînement, ils me pinçaient le ventre. J'ai apprivoisé cette réalité et j’ai appris à la prendre avec un grain de sel.
Contrairement aux autres plongeurs, j'étais plus lourd. Et quand, dans un sport comme le plongeon, tu as un surplus de poids de deux ou trois kilos, ça fait une différence. Tout est plus difficile parce qu’il faut traîner ce surplus-là.
Comme je suis quelqu'un de perfectionniste, parfois, je disais à Michel : « J'aimerais ça être comme lui. » Évidemment, Michel me répondait : « Pourquoi pas un peu plus? »
Le gars n’avait pas une once de graisse sur le corps, je ne crois pas que j’avais le physique pour être plus mince que lui.
À un moment donné, Michel a employé une analogie pour me faire saisir à quoi je soumettais mon corps durant mes vacances.
Pour une énième saison, j’étais revenu avec un surplus de quatre kilos. « Imagine-toi dans ta meilleure forme physique, à ton meilleur poids. Je vais t'attacher une ceinture de 15 livres autour de la taille. Il va falloir que tu fasses les mêmes plongeons. »
J’ai compris. Sauf que ça n’a pas changé la personne que j’étais. J’étais incapable de suivre une diète stricte pendant 12 mois.
C'est facile, dans le monde du sport, de se comparer aux autres. C'est quelque chose que je fais encore aujourd'hui. Je me tiens en forme, mais je ne suis plus l’athlète que j’étais. Je n’aurai plus jamais le corps que j’avais comme plongeur.
Nous sommes dans une époque où les gens prennent beaucoup soin d’eux, ils veulent être en forme, ils veulent se dépasser. Certains passent beaucoup d’heures à s’entraîner pour des épreuves d’endurance de plus en plus nombreuses.
Je les comprends très bien. Mais plus jamais j'embarquerai dans ce mode de vie. Cette rigidité qui dicte la vie d’athlète, ce n’est plus pour moi.
En 2008, Michel sautait son tour pour certaines compétitions. Comme mon partenaire de synchro, Arturo Miranda, entraînait aussi à ses heures, il a pris le relais en l’absence de Michel.
C’est là que Michel et moi avons commencé à prendre nos distances.
Quatre mois avant les Jeux olympiques de Pékin, je me suis fracturé un pied en m’échauffant avec un ballon de soccer avant un entraînement. Arturo m’a assisté pendant toute ma rééducation.
Lorsque j’ai obtenu le feu vert pour participer à mes troisièmes Jeux, je n’avais presque pas plongé de l’année avec Michel. Je ne voulais pas changer ma routine à un mois de la cérémonie d'ouverture.
Nous avons discuté. J’ai dit à Michel : « J'aime mieux qu'Arturo soit mon entraîneur pendant les Jeux parce qu'on travaille ensemble depuis le début de l'année. Évidemment, je veux que tu sois là, si tu as des choses à ajouter, c’est parfait. On s'est rendus ici ensemble quand même. Mais je crois que c'est mieux pour moi que ce soit quelqu'un d'autre. »
Après 2008, je pense que tant pour lui que pour moi, notre décision était prise : nos chemins allaient se séparer, ça allait de soi. On s’est quitté en bons termes.
À ce stade de ma carrière et de ma vie, j’avais besoin d’avoir une relation plus étroite avec mon entraîneur.
Michel a été l’un des entraîneurs-clés, sinon l'entraîneur-clé dans ma carrière, je tiens à le répéter. Par contre, Michel n’est pas un ami, et c’est très bien aussi.
Arturo, c'est mon meilleur ami et c’était aussi mon entraîneur. Ça n’a pas été tout rose. Il y a eu des prises de bec. Mais ce changement était nécessaire pour moi.
Je suis parti pour les Jeux olympiques avec plusieurs prises contre moi : le pied cassé; des Jeux en Chine, royaume du plongeon; un sport jugé; deux Chinois dans mon épreuve.
Ça faisait bien cinq prises, non?
J’avais passé deux mois avec le pied droit dans une botte. Le plus important était de maintenir ma condition physique et, évidemment, l’alimentation jouait un rôle primordial. Tous les jours, je me présentais à la piscine pour travailler dans l’eau et pour faire des exercices qui ne mettaient aucune pression sur mon pied.
Un autre facteur important : garder une attitude positive. Une fois la botte enlevée, je me réveillais le matin en me disant qu’on allait faire un pas de plus aujourd’hui, qu’on allait réussir tel plongeon. Sauf qu’à un moment, la réalité te rattrape. Une douleur au pied surgit, tu compenses avec ton corps.
Arrivé à Pékin, le pied tenait le coup, mais mon dos me faisait de plus en plus souffrir. Je prenais des médicaments, je me soumettais à plein de traitements.
« »
Quatre ans plus tôt, en 2004, à Athènes, j’avais raté la chance de gagner une médaille d’or, je ne voulais pas que ça m'arrive une autre fois.
Pourtant, ma performance dans les préliminaires du 3 m ne laissait entrevoir rien de bon. J’avais raté mon entrée avec cette 9e place. Les demi-finales et la finale se tenaient le lendemain.
Un entraîneur italien, qui est encore un ami proche aujourd’hui, m’a alors dit : « Tu ne plonges pas pour toi en ce moment. Et ça paraît! Tu n'es pas toi-même. Ce n’est pas grave, les gens. C'est toi qui plonges. Il faut que tu le fasses pour toi. »
Tout le reste de la journée, durant la nuit et durant la journée des demi-finales et de la finale, je me suis répété des milliers de fois : « Je plonge pour moi, je plonge pour moi. » Je n'exagère pas. Je ne voulais tellement pas perdre cette idée-là que je me le répétais sans cesse. Je me parlais tout seul.
Le matin des demi-finales, j’ai pris le 2e rang. Puis à la fin de la journée, j’ai conservé la même position et j’ai gagné une autre médaille d’argent.
En sortant de l’eau, j’ai levé le poing en l’air. Cette réaction dit tout. Je réagis rarement de cette façon, mais je pense que cette fois-là, j’avais le droit de le faire. Physiquement, mais aussi psychologiquement, j’avais relevé cet énorme défi. Quel soulagement!
J’étais sur le podium entre deux Chinois et devant Dmitri Sautin, mon idole de jeunesse.
J’étais attendu à ces Jeux-là. Pour bien des observateurs du plongeon, j’étais le seul à pouvoir batailler pour l’or avec les Chinois.
Quand l’équipe canadienne est arrivée à l’aéroport de Pékin, il y avait des amateurs chinois de plongeon qui m’attendaient. Ça ne m’était jamais arrivé. Là, j’ai compris qu’il se passait quelque chose. Les Chinois connaissent bien le plongeon, ils savaient que je pouvais battre l’un des leurs. Je pense que mes deux médailles d’or aux Championnats du monde à Montréal, en 2005, y étaient en partie pour quelque chose.
La Chine regorge d’excellents plongeurs. À l’entraînement, ils sont toujours entourés des meilleurs. Avec le temps, on a compris que, pour les battre, il fallait leur mettre de la pression. Ils sont humains après tout, eux aussi commettent des erreurs.
Comme ils sont souvent derniers à s’exécuter dans une épreuve (parce qu’ils ont dominé les préliminaires et les demi-finales), si le plongeur qui les précède réussit d’excellents sauts, leur marge de manœuvre se rétrécit.
C’est quelque chose que j’étais souvent capable de faire, soit de revenir d’une erreur ou de réussir un excellent plongeon au moment opportun. Souvent, des athlètes ont tendance à admirer les plongeurs chinois durant une épreuve, donc jamais ils ne vont réussir ainsi à briser leur domination.
Il faut cependant savoir que le plongeon est un sport très fraternel. Certes, tout le monde veut gagner, mais il n’y a pas de confrontation ou d'intimidation entre les athlètes. On a toujours eu beaucoup de plaisir entre nous. J'étais très près des plongeurs chinois. Qin Kai, 3e à Pékin, était un ami.
Si j’ai réussi à rivaliser aussi souvent avec les Chinois, c’est parce que j’avais des habiletés et un potentiel au-dessus de la moyenne bien sûr, mais aussi parce que j’éprouvais un amour incommensurable pour mon sport, un amour qui me donnait un avantage sur les autres.
Je voulais tellement réussir. Je suis un perfectionniste, je ne comptais pas les heures de travail ni les heures d’entraînement. J’en voulais toujours un peu plus.
Quelque chose à l’intérieur de moi me permettait d’entrer dans ma zone. Une fois dans cette zone, rien ne pouvait m’arrêter.
J’ai déjà eu une discussion avec un Chinois, alors champion de la Coupe du monde. Il m’avait avoué ne pas aimer le plongeon, il aurait préféré être un joueur de soccer. Il avait toujours un ballon avec lui.
Le gars était le meilleur du monde. Je n’en revenais pas. Moi, à l’opposé, j’avais des idoles comme Greg Louganis qui sont devenues une obsession. En troisième année, j'écrivais Alexandre Louganis sur mes papiers à l'école. J'ai dû regarder son film 1000 fois. Je regardais à répétition des vidéos de lui en action parce que je voulais plonger comme lui. Après, ça a été Dmitri Sautin et plusieurs Chinois que je trouvais exceptionnels. J'ai eu la chance de les côtoyer, même de plonger avec eux.
Le plongeon, c’était toute ma vie. Mon but n’était pas de battre quelqu’un. Je voulais être le meilleur du monde. Je pense que c’est ce petit côté obsessif qui m’a permis d’avoir autant de succès.
Il faut savoir aussi s’écouter et se faire confiance. Si j'avais été constamment en mode athlète, peut-être que je ne serais jamais devenu le plongeur que j'ai été. Mon équilibre n’était pas celui souhaité par tout le monde, mais c’était le mien, et ça a fonctionné.
Propos recueillis par Marie-José Turcotte
Édition : Manon Gilbert