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Quand le sport mène à la dépendance

Focus sur un soulier de marque New Balance, en avant-plan. À l'arrière, les pas et les souliers de la foule de coureurs sont flous.

Des participants à un marathon

Photo : Getty Images / Andrew Burton

Tous ceux qui font de l’activité physique se sont probablement déjà sentis coupables de rater un entraînement, faute de temps ou de motivation. Pour une minorité de sportifs, la privation dépasse largement la culpabilité et mène plutôt à une détresse psychologique et physique.

Ce trouble mal défini et peu étudié par la communauté scientifique a un nom : dépendance à l’activité physique.

Le sociologue Nicolas Moreau a voulu documenter cet état en s'immisçant dans le quotidien de 17 sportifs qui se définissent comme des dépendants au sport.

Ce sentiment d’être une junkie, d’avoir besoin de faire du sport, ce n’est pas juste dans ma tête, c’est dans mon corps. Un dépendant du sport sans sa dose devient irritable, agité, ne dort pas bien et a même de la difficulté à prendre des décisions. J’ai vécu une sorte de sevrage lorsque j’étais malade.

Une citation de Rose* (extrait de l’article Embodying or resisting social normativity? A carnal inquiry into exercise addiction experiences, publié dans le Social Science & Medicine en mai 2023)

Le professeur à l’École de travail social de l’Université d’Ottawa a rencontré des adeptes de la course à pied, mais aussi de cyclisme et de musculation. Leurs longs entraînements étaient les moments propices pour mener des entrevues de fond.

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Plusieurs personnes de dos, les mains en l'air, célèbrent un jeu de football à la télévision.

Il n’y a pas de critères fixes, il n’y a pas de test biologique qui va vous dire : "Je suis addict au sport ou je ne le suis pas", explique Nicolas Moreau.

Toutefois, les participants ont tous décrit une sensation de manque lorsqu’ils étaient privés de leur entraînement, la plupart du temps en raison d’une blessure.

Ça devient une partie de soi et lorsqu’on en est privé, on n’est pas complet. Et quand on n’en fait pas [...] c’est presque comme un sevrage, a souligné Ben* lors de sa rencontre avec le sociologue. Si je suis une semaine sans m’entraîner, je ne suis pas bien, je ne me sens pas bien.

Les notions d’accoutumance et de tolérance ont aussi été abordées puisque les sportifs doivent constamment augmenter leur charge d’entraînement pour ressentir la même satisfaction.

En étant dépendant, c’est dur d’arrêter. Il y a comme une privation. C’est comme une désintox, en quelque sorte [...] Il y a un côté de la dépendance où on ne peut pas bien vivre sans. On ne peut pas simplement arrêter sans être préparé et sans bonne raison.

Une citation de Olivia*

Le fait que les sportifs qui se sont décrits comme dépendant réussissent à ce que leur pratique sportive ne nuise pas systématiquement aux autres aspects de leur vie constitue une différence par rapport aux dépendances plus communes.

La spécificité de l'addiction au sport, ce sont des gens qui fonctionnent bien socialement, reconnaît Nicolas Moreau. Ce sont des gens, en général, aisés. Dans mon échantillon, j'avais la moitié qui faisaient plus de 100 000 $ (revenu annuel). Pour un trouble de santé mentale, entre guillemets, ce n’est pas commun. C'est pour ça que c'est une addiction qui passe de façon invisible, parce que ce sont des gens qui fonctionnent très bien.

La dépendance au sport pourrait s’apparenter à la bigorexie (dysmorphie musculaire), un trouble reconnu en 2011 par l’Organisation mondiale de la santé comme faisant partie des dépendances comportementales, comme la dépendance aux jeux de hasard, aux achats compulsifs ou aux jeux vidéo. (Source : Sportaide.ca)

Nicolas Moreau croit qu’il y a une nuance.

La bigorexie, de ce que j’en comprends, c’est plus une addiction à l’image, alors que l’addiction à l’activité physique, le fait d’avoir un beau corps est secondaire.

Une dépendance douce

La dépendance au sport n’est pas un concept nouveau et a longtemps été associée aux troubles du comportement alimentaire. Toutefois, au terme de sa recension de la littérature et des discussions qu’il a eues avec les quelques spécialistes de ce sujet, Nicolas Moreau croit que la dépendance à l’activité physique peut se manifester sans lien avec les troubles alimentaires.

Un homme s'entraîne.

Un homme s'entraîne.

Photo : Getty Images / Edwin Tan

Un autre constat est que le milieu médical s’est probablement peu intéressé au sujet parce que cette dépendance est considérée comme beaucoup moins nocive qu’une consommation de drogue dure, par exemple.

Ce qui fait que c'est une dépendance qui n'est pas comme les autres. Les gens m'ont parlé d'addiction douce versus une addiction qui serait dure ou une addiction qui serait malpropre. C'était comme une dépendance avec une aura de positivité, affirme le sociologue.

Lorsque j’ai réalisé que j’étais dépendante au sport [...] j'ai consulté [un psychologue]. Je me souviens de lui avoir dit : "J’ai un problème, je suis maniaque du sport, c’est maladif." Il m’a répondu : "C’est sain, pourquoi tu t’en fais avec ça?" Et j’étais comme : "Non, ce n’est pas sain." [...] Il n’a pas voulu en savoir plus, il a balayé le sujet en dessous du tapis, comme pour dire : "Tu t’en fais pour un problème qui n’existe pas."

Une citation de Simone*

En plus, la Santé publique se bat depuis plusieurs années contre la sédentarité et martèle, à coups de recommandations, qu’il faut bouger toujours plus.

On est dans une société où l’on ne bouge pas assez, analyse Nicolas Moreau. Donc, le fait que très peu de gens bougent trop, la médecine n’a pas envie d’y perdre son énergie. En fait, simplement, on n’est pas rendu là socialement parce qu'il y a d'autres problèmes. Il y a le problème de la sédentarité qui crée objectivement beaucoup plus de problèmes que celui d'addiction au sport, qui touche un pourcentage plus limité de gens.

C’est comme des junkies ou des alcooliques. Ils boivent ou ils font de la coke parce qu’ils ont l’impression d’être la meilleure version d’eux-mêmes lorsqu’ils consomment. Lorsqu’ils n’en prennent pas, ils ne savent plus qui ils sont et ils vont tout faire pour trouver la drogue de leur choix. Ils mentent pour aller boire, ils mettent tout leur argent là-dedans. C’était moi l’an dernier, mais dans un contexte différent. Toute mon estime de moi, ou 90 %, était liée à qui j’étais comme cycliste.

Une citation de Vanessa*

Mais pourquoi s’y attarder alors?

La dépendance au sport peut avoir des répercussions sur la santé physique, puisque la surcharge d’entraînement mène inévitablement à des blessures. Mais le manque peut aussi mener à la dépression.

Nicolas Moreau peut lui-même en témoigner puisqu’il pratique la course à pied depuis plusieurs années et qu’il a connu les effets de la privation.

J'ai eu un problème au tendon pendant un an. Je suis allé consulter mon médecin et j'ai demandé des médicaments, parce que ça n'allait pas du tout, confie avec beaucoup de pudeur le sociologue. Je pleurais. Enfin, voilà, dès que j'ai recommencé à courir, c'était fini, j'avais un bonheur complet.

Une dépendance qui rime avec performance

L’article du professeur de l’Université d’Ottawa soulève plus de questions qu'il ne donne de réponses. En se plongeant dans l’univers des dépendants à l’activité physique, le sociologue se demande : Qu’est-ce que cela dit sur notre société?

Chaque participant à son étude montrait un parcours unique, mais le besoin de quantifier les entraînements et de performer n’était jamais bien loin.

Ma dépendance à l’exercice vient d’une dépendance à la performance [...] Avec les statistiques, c’est facile de se présenter comme performante dans le sport. On gagne une couronne sur Strava un matin et on est comme : "Ça y’est! Je suis très performante." [...] Pour te dire à quel point c’est pathétique, quelquefois je pars très tôt le matin parce que c’est plus sécuritaire lorsque je ne fais pas les arrêts obligatoires [...] Quand on se met à rouler sur les lumières rouges ou à brûler les stops pour avoir une couronne sur Strava, ce n’est pas sain.

Une citation de Vanessa*

On ne peut pas dire qu’il y ait un lien de cause à effet, mais c'est sûr qu’on est dans ce contexte-là [...] On est dans une société où l’on est responsable de son corps ou de sa santé. Il y a une norme d'autonomie, ou de responsabilité qui est importante, qui régule un peu les comportements, c'est-à-dire que l'on doit prendre en charge sa santé, ajoute Nicolas Moreau

Un cycliste monte une côte au coucher du soleil.

Un cycliste

Photo : Associated Press / Eric Gay

On est aussi de plus en plus bombardé, dans les médias traditionnels et dans les médias sociaux, d’histoires de réussites sportives ou de dépassement de ses limites.

Quand j'ai commencé à courir, il y a 25 ans, faire un marathon, c'était exceptionnel. Aujourd'hui, c’est commun. Maintenant, c’est les ultra-trails, remarque le sociologue.

En mettant en lumière cette dépendance, Nicolas Moreau espère que le milieu médical amorcera une réflexion ou, du moins, gardera en tête cette possibilité lorsqu’il traitera un sportif.

C'est aussi important pour moi que les professionnels de la santé, donc physiothérapeutes, kinésiologues, psychologues du sport, etc., soient amenés à voir les signes de sevrage, d’essayer d’avoir cette compassion-là . De ne pas essayer à tout prix de remettre l'athlète tout de suite sur pied, mais d'essayer de comprendre, en fait, pourquoi il a ça, et d’essayer de l’amener vers une pratique du sport qui est peut-être plus saine.

Je consulte un psychologue depuis des années et [...] sa première question est toujours : "Est-ce que tu as couru avec ta montre? Est-ce que tu as publié ta sortie de vélo sur Strava?" Parce que, en fin de compte, je dois me détacher de ça pour réapprendre à avoir du plaisir en faisant du sport [...] Je crois que ce sera un défi pour plusieurs mois, voire plusieurs années, de toujours me poser la question : "Si je publie sur Strava, ou si je sors faire du vélo, est-ce que c’est pour le plaisir ou j’essaie de me prouver que je suis bonne ou performante?"

Une citation de Vanessa*

Et pour ceux qui se reconnaissent dans cette relation avec le sport qui n’est plus toujours saine, mettre des mots ou un nom sur leur état constitue un pas dans la bonne direction.

Je dis à mes élèves qui commencent une thèse : "Vous savez, la thèse, ce n'est pas vous. Ce n'est pas parce que vous allez faire une bonne thèse que vous êtes une bonne personne, et l’inverse." C'est important de se détacher et je pense que c'est pareil avec le sport, parce qu’il y a beaucoup de gens qui s'identifient complètement à cette identité sportive.

Et des fois, il faut aussi prendre du recul, mais c'est exactement ce que je n'arrive pas à faire, conclut le professeur.

* Les noms sont fictifs et les témoignages sont tirés de l’article Embodying or resisting social normativity? A carnal inquiry into exercise addiction experiences, publié dans le Social Science & Medicine en mai 2023.

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