ChroniqueLe golf professionnel, la fusion et les idiots utiles

L'Américain Patrick Reed, champion du Tournoi des maîtres en 2018, s'est joint au circuit LIV en juin 2022.
Photo : afp via getty images / GLYN KIRK
On utilise généralement l’expression « idiot utile » pour désigner une personne qui soutient une cause servant les intérêts d’un groupe mal intentionné, mais sans se rendre compte de la finalité du projet qu’il défend. Et des idiots utiles, il y en a beaucoup dans cette histoire.
À la stupéfaction générale, le circuit de la PGA, son circuit rival LIV Golf, financé par le fonds d’investissement national saoudien, et le circuit européen ont annoncé mardi qu’ils fusionnaient leurs activités.
L’Arabie saoudite, un pays totalitaire où les droits de la personne sont très peu respectés, déploie énormément d’efforts depuis plusieurs années pour s’infiltrer sur la scène du sport international afin d’accroître ce que les politologues appellent leur soft power
. En d’autres termes, comme la Russie, la Chine, le Qatar et de nombreux autres pays semblables, le royaume saoudien se sert du sport pour rehausser sa piètre réputation internationale.
L’an dernier, en pigeant dans les inépuisables réserves de leur fonds souverain, où dorment quelque 620 milliards, les Saoudiens avaient lancé le circuit LIV afin de rivaliser avec celui de la PGA. Et pour se donner de la crédibilité, ils avaient débauché quelques-unes des plus grandes vedettes du circuit américain en leur versant des bonis à la signature mirobolants. (Et comme le rapportait mardi l’estimé collègue Robert Frosi, les Saoudiens sont en train de faire la même chose dans l’univers du foot.)

Phili Mickelson
Photo : Getty Images / Warren Little
C’est ainsi que, avant même d’avoir frappé une balle, Phil Mickelson avait empoché la coquette somme de 200 millions, tandis que d’autres vedettes comme Brooks Koepka, Cam Smith et Dustin Johnson avaient respectivement reçu 150, 140 et 125 millions.
Les dirigeants du fonds souverain saoudien avaient même tenté d’attaquer le circuit de la PGA à la jugulaire en offrant 800 millions à Tiger Woods pour qu’il fasse défection. Mais, respectueux de la tradition et fidèle au circuit qui avait fait de lui une vedette planétaire, Woods avait refusé cette offre.
La création du circuit LIV a causé une commotion et une scission épouvantables dans le monde du golf.
Les joueurs qui ont tourné le dos à la PGA ont été accusés de fermer les yeux sur les atrocités commises par le régime saoudien comme l’assassinat du journaliste du Washington Post Jamal Khashoggi en 2018, l’emprisonnement des féministes, la flagellation et l’emprisonnement des homosexuels, les peines de mort infligées à des criminels d’âge mineur, l’emprisonnement ou les disparitions de citoyens osant critiquer le régime, etc.
Le commissaire de la PGA, Jay Monahan, avait notamment déclaré que les joueurs qui se joignaient au circuit LIV devaient présenter des excuses aux familles ayant perdu des proches lors des attentats du 11 septembre 2001. Monahan faisait ainsi référence aux liens allégués entre les Saoudiens et des organisations terroristes ayant participé aux attentats.
Les joueurs du circuit de la PGA, eux, n’ont jamais eu besoin de s’excuser
, avait-il lancé.
Pour leur part, les joueurs qui avaient décidé de tourner le dos au circuit américain étaient systématiquement invités à expliquer pourquoi leur attrait pour l’argent surpassait leur sens des valeurs.
Phil Mickelson avait notamment tenté de justifier sa position en soutenant que le monopole exercé par la PGA était mauvais pour les golfeurs et que l’avènement d’un circuit rival allait contribuer à rehausser de façon notable les bourses offertes aux joueurs.
La naissance de LIV et le départ d’une quantité appréciable de vedettes avaient semé un véritable sentiment de panique à la PGA.
Les dirigeants, Jay Monahan en tête, avaient alors plaidé que le circuit américain était en quelque sorte une grande famille, ou une sorte de sincère partenariat avec les joueurs. Et pour s’assurer de stopper l’hémorragie, un dialogue, que l’on croyait désormais très ouvert, avait été établi avec les joueurs. On tentait ainsi de stopper l’exode. Et, en conséquence, le système de rémunération avait été considérablement rehaussé.

Rory McIlroy a maintes fois défendu le circuit de la PGA dans les derniers mois.
Photo : Getty Images / Patrick Smith
Des joueurs comme Rory McIlroy et Tiger Woods avaient exercé un leadership important pour rallier les joueurs de la PGA et combattre l’envahisseur saoudien. Le Nord-Irlandais, qui multipliait les déclarations fortes envers les joueurs passés dans le camp saoudien, était en quelque sorte devenu le nouveau meneur du circuit américain et le nouveau héros des amateurs de golf.
Bref, les joueurs restés fidèles à la PGA étaient tout à fait convaincus d’avoir choisi le camp de la vertu.
Or, mardi matin, dire que leur réveil a été brutal est un euphémisme. Ils n’avaient visiblement aucune idée. Ils ne savaient pas que les partenaires
qui leur demandaient de rester fidèles au circuit de la PGA négociaient secrètement avec le camp ennemi. On imagine facilement la réaction de ceux qui ont refusé, par convictions, des offres semblables à celles qu’avaient acceptées les déserteurs!
Il n’y a rien comme apprendre sur Twitter qu’on fusionne avec un championnat avec lequel nous disions que nous ne fusionnerions jamais
, a notamment écrit le Canadien Mackenzie Hughes sur le même réseau social.
Je suis curieux de savoir combien de personnes savaient que cette entente se négociait. De cinq à sept personnes? Mais le circuit de la PGA est une organisation menée par ses joueurs n’est-ce pas?
a pour sa part dit avec ironie Michael Kim.
J’aime bien apprendre les nouvelles du matin sur Twitter
, a ajouté Collin Morikawa.
J’adore apprendre cette nouvelle sur Twitter. C’est incroyable. Vous devriez tous avoir honte, et il y a beaucoup de questions auxquelles vous devrez répondre
, a pour sa part écrit Wesley Bryan.
On a déjà hâte de connaître les opinions de McIlroy, qui participera à l’Omnium canadien cette semaine, et de Woods.
Tous ceux qui sont restés fidèles au circuit de la PGA et qui ont été laissés dans le noir ont de bonnes raisons d’être en colère. On leur a carrément fait camper des rôles d’idiots utiles. Un peu comme les joueurs de la LNH, qui croyaient être devenus des partenaires
des propriétaires après le lock-out de 2004-2005. Sauf que sept ans plus tard, ils étaient à nouveau en lock-out.
Pour leur part, les joueurs qui avaient trahi la PGA semblent se conforter dans leur rôle d’idiots utiles.
Phil Mickelson et Brooks Koepka se sont notamment réjouis de l’annonce de la transaction. Pour eux, le monde est parfait. Ils pourront probablement recommencer à jouer dans les mêmes tournois auxquels ils participaient autrefois, sauf que leur bref passage dans le camp ennemi les a rendus beaucoup plus riches.
Par contre, Mickelson, qui critiquait sans cesse le monopole exercé autrefois par la PGA et qui affirmait que la concurrence allait profiter aux golfeurs, se retrouve aujourd’hui à avoir directement contribué à la création d’un monopole encore plus fort, quasi mondial, qui sera contrôlé par des Saoudiens. C’est tout un progrès!
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L’an dernier, les bonis à la signature consentis par les Saoudiens semblaient totalement déconnectés de la réalité. Le fonds souverain semblait lancer son argent par les fenêtres et de nombreux observateurs prédisaient que les dirigeants du nouveau circuit n’allaient jamais pouvoir rentabiliser leurs opérations.
Un an plus tard, on peut arguer qu’en achetant quelques idiots utiles
et en dépensant peut-être le double de la somme nécessaire pour acheter les Sénateurs d’Ottawa, la famille royale d’Arabie saoudite s’est offert non pas une équipe, mais un circuit professionnel international au grand complet!
Cette prise de contrôle du golf s’avère une immense réussite pour le régime saoudien. C’est la plus grande opération de sportwashing jamais vue.
Toutefois, à compter de maintenant, il est pas mal moins sûr que les conditions salariales des golfeurs vont s’améliorer.
À la liste des idiots utiles qui ont rendu possible cette prise de contrôle saoudienne, il faut sans doute ajouter le nom de Greg Norman, qui avait orchestré le projet saoudien et qui avait débauché les vedettes de la PGA. La démarche de l'Australien était animée par la grande hostilité qu’il ressent envers le circuit américain.
Or, il semble que Norman ait appris la fusion PGA-LIV quelques minutes seulement avant qu’elle soit annoncée! Et dans le nouvel organigramme annoncé par les dirigeants du nouveau monopole, son nom n’apparaissait nulle part.
Ce nouvel organigramme n’en demeure pas moins fascinant.
Le même Jay Monahan qui pourfendait les déserteurs l’an dernier occupera désormais les fonctions de PDG de la nouvelle entité chapeautée par l’Arabie saoudite. S’excusera-t-il auprès des familles des victimes des attentats du 11 septembre?
Monahan répondra à un conseil d’administration où l’on retrouvera une majorité de représentants du circuit de la PGA. Toutefois, ce conseil sera présidé par le gouverneur du fonds d’investissement saoudien, Yassir Al-Rumayyan. Et ce dernier ne pourra être délogé de son rôle.
L’entente intervenue entre les championnats stipule par ailleurs que le fonds saoudien sera le seul investisseur extérieur de la nouvelle entité et qu’il détiendra le premier droit de refus si un nouvel investisseur souhaite se joindre à l’entreprise.
Il sera par ailleurs intéressant de voir ce que les commanditaires de longue date du monde du golf feront à la suite de cette annonce. En s’associant à un régime totalitaire pour faire la promotion de leurs produits, ils contribueraient évidemment à adoucir l’image du régime saoudien et à le rendre plus fréquentable aux yeux de la communauté internationale.
Mais bon, au point où nous en sommes…