Donner des dents au chien de garde du sport québécois

Des enfants sont accroupis et écoutent les conseils de leur entraîneur de soccer.
Photo : iStock
Censé être le chien de garde du milieu sportif québécois, l'Officier des plaintes suscite de plus en plus de questionnements.
Le mécanisme indépendant chargé de recevoir et traiter les plaintes concernant les associations et clubs sportifs du Québec est en vigueur depuis le 1er février 2021. Mais plus de deux ans après sa mise en service, force est de constater qu’il faut améliorer l’outil.
Le pouvoir d’enquête semble limité, ou peu utilisé, le pouvoir de sanction reste à éclaircir et le champ d’action de l’Officier s’arrête lorsqu’il est question de milieu de travail ou du réseau scolaire.
Deux avocats consultés par Radio-Canada Sports sont d’avis qu’il faut vite réformer l’Officier des plaintes avant que le milieu sportif perde totalement confiance envers le mécanisme indépendant. La multiplication de témoignages des utilisateurs déçus n’a rien pour aider le jeune outil.
Le fardeau de la preuve
L’avocate Marie-Pierre Renaud se spécialise depuis 2001 dans les enquêtes sur les cas de harcèlement en milieu de travail.
Elle a d’ailleurs eu des discussions avec le Regroupement loisir et sport du Québec (RLSQ), qui chapeaute l’Officier des plaintes, pour être une des personnes indépendantes qui siègent aux Comités de protection de l’intégrité (CPI) chargés d’entendre les plaintes et de rendre une décision.
Elle a toutefois décidé de ne pas aller de l’avant, jugeant qu’il y avait trop de zones grises ou de procédures inhabituelles dans la Politique de protection de l’intégrité sur laquelle se base l’Officier des plaintes.

Capture d'écran du bouton « Je porte plainte ».
Photo : RLSQ
D’emblée, l’avocate souligne qu’un bon mécanisme de gestion des plaintes, peu importe le milieu, doit être équitable, autant pour le plaignant que pour le défendeur.
Actuellement, c’est au plaignant et au défendeur de trouver et de convaincre leurs témoins de venir appuyer leurs dires devant le CPI.
Le fardeau de remplir la preuve est en quelque sorte reporté sur les épaules de la personne qui porte plainte et de la personne intimée, remarque Me Renaud. C'est-à-dire que c'est la personne plaignante et l'intimée qui doivent convoquer les témoins pour se présenter devant un comité de protection de l'intégrité. Les personnes n'ont pas la capacité d’assigner une personne par un subpoena (citation à comparaître), comme on pourrait le faire par exemple dans un processus qui est quasi judiciaire. Alors c'est un problème effectivement.
L’avocate souligne qu’il est difficile de prétendre qu’un processus est équitable si tous les témoins ne peuvent pas ou ne veulent pas donner leur version.
Une autre des lacunes soulevées est qu’une fois que le dossier est accepté et se rend devant le CPI, les plaignants, tout comme les témoins, doivent obligatoirement témoigner devant la partie défenderesse, avec tous les malaises que ça peut provoquer.
Marie-Pierre Renaud est catégorique, elle n’a jamais vu une procédure semblable.
Ça n'existe pas dans les enquêtes en milieu de travail de faire une rencontre où il y a toutes les personnes concernées. Habituellement, l'enquêteur va rencontrer chacune des personnes lors d'une entrevue qui est individuelle. Chaque témoin aussi est rencontré de façon individuelle.
La nécessité d'un vrai pouvoir d'enquête
L’avocat Patrice Brunet pratique le droit du sport depuis presque 30 ans. Il est aussi arbitre neutre pour le Centre de règlement des différends sportifs du Canada et pour le Tribunal arbitral du sport.
Selon lui, un bon outil de gestion des plaintes doit posséder un pouvoir d’enquête, ce qui semble faire défaut à l’Officier des plaintes, qui se contente plutôt d’entendre la version des personnes en cause lors d’une audience.
Je pense que l'enquête est importante, souligne l’avocat. En fait, elle est fondamentale parce que dans le système actuel, c'est un système inquisitoire où le comité de discipline va entendre les parties. Ça peut impliquer également des mineurs qui vont livrer leur version en présence de la personne qui fait l'objet d'accusations. Donc, déjà, on peut voir qu'il peut y avoir un certain inconfort pour tout dire de façon confortable.
Ce cas de figure est d’ailleurs déjà arrivé. Le CPI demandait à ce que des adolescents, dont les parents avaient porté plainte en leur nom contre leur entraîneur de hockey, témoignent en vidéoconférence alors que l’entraîneur écoutait et qu’ils le côtoyaient encore presque tous les jours.

De jeunes joueurs de hockey
Photo : Getty Images / joci03
Quant aux sanctions décernées par le CPI, il semble encore y avoir plusieurs zones d’ombre.
Les membres du comité peuvent recommander des sanctions comme une réprimande, une pénalité financière, une formation ou même une suspension et l’expulsion. Il semble y avoir eu au cours des premiers mois des écarts entre les sanctions recommandées pour des plaintes de même nature.
Aussi, le conseil d’administration du club ou de la fédération doit entériner la recommandation du CPI. Et si le C. A. refuse de sanctionner un de ses membres? Mystère. La politique n’en fait pas mention.
Je pense que c'est une lacune qui est importante et qui doit être corrigée, affirme Me Brunet. Parce qu'on l'a vu, il y a des fédérations qui peuvent avoir différents degrés d'opacité dans le traitement des plaintes ou même dans leur prise de décision, et ces rapports-là demeurent confidentiels. Donc même si le conseil d'administration décide de ne pas aller plus loin, il n'y a pas de réactions publiques puisqu’il n’y a pas de connaissances autres qu’internes.
Le processus doit aussi rester confidentiel. Mais des cas nous ont été rapportés où une des deux parties, ou même les deux, n’a pas respecté le principe, avec le résultat que la petite communauté sportive du coin était au courant qu’une plainte avait été déposée, avec toutes les répercussions négatives qu’il peut en découler. Encore une fois, la politique ne prévoit aucune mesure pour contraindre ou sanctionner quelqu’un qui ne respecte pas la confidentialité.
Lors d’une entrevue accordée à Radio-Canada Sports en février dernier, Lise Charbonneau, la directrice responsable de l’Officier des plaintes au RLSQ, affirmait qu’il s’agissait d’un volet à travailler
.
Les limites de l'Officier des plaintes
La politique à l’origine de l’Officier des plaintes s’applique à toutes les personnes impliquées dans le milieu (fédéré)
. L’Officier peut recevoir et traiter des plaintes qui viennent ou qui concernent des athlètes, des parents, des bénévoles, des salariés, des administrateurs, des fournisseurs, des clients, etc. La réalité est toutefois plus compliquée.
La plupart des fédérations ont des travailleurs rémunérés. Les employeurs au Québec sont déjà obligés d’avoir une politique de prévention du harcèlement et de traitement des plaintes. Les employés peuvent aussi porter plainte à la CNESST. Même si l'Officier décidait d'entendre une plainte concernant des salariés, sa décision ne se substituerait pas à l’enquête de l’employeur ou de la CNESST.
La situation est semblable dans le réseau scolaire.
Dans le réseau scolaire, chaque établissement a sa propre politique pour prévenir et faire cesser le harcèlement dans son environnement, rappelle Me Renaud. Normalement, ces politiques-là protègent également l'élève ou l'étudiant, ce qui fait que le mécanisme est déjà prévu dans le réseau scolaire pour qu'une personne ou un étudiant-athlète puisse porter plainte auprès de son établissement.
Cet hiver, des parents qui dénonçaient l’entraîneuse de basketball de l’école de leurs adolescentes se sont fait répondre que l’Officier des plaintes n’avait pas d’autorité sur le réseau scolaire.
Comme les dossiers de cette nature sont confidentiels, on peut se questionner si une école qui sanctionne un entraîneur va systématiquement aviser la fédération concernée pour éviter qu’il aille sévir auprès d’une autre équipe qui n’est pas dans le réseau scolaire.
Est-ce qu’une solution pour éviter les silos serait de créer une base de données répertoriant les entraîneurs, athlètes ou bénévoles sanctionnés par l’Officier, le réseau scolaire ou les fédérations?
Les États-Unis se sont dotés d’un tel outil. Le Centralized Disciplinary Database est accessible au public sur Internet et l’on y trouve le nom des personnes sanctionnées ou dont le dossier est en traitement, les faits reprochés et le blâme reçu s’il y a lieu.
Les dossiers traités par le U.S. Center for SafeSport s’y trouvent, mais aussi des fédérations nationales, de leurs organisations locales et même des Comités olympiques et paralympiques américains.

Les États-Unis ont mis sur pied un site Internet accessible à tous qui répertorie les sanctions décernées aux intervenants du milieu sportif.
Photo : Capture d'écran - U.S CENTER FOR SAFESPORT
Au Canada, le nouveau Bureau du commissaire à l’intégrité du sport sera responsable de tenir un registre de sanction.
Est-ce que l’Officier des plaintes québécois pourrait en faire de même?
Ça serait intéressant, ne serait-ce que pour avoir une uniformité dans les décisions qui sont rendues et pour permettre aussi aux personnes d'être sensibilisées aux conséquences
, souligne Me Brunet.
Il va un peu plus loin et juge qu’il serait intéressant de rendre l’outil vraiment contraignant comme lorsqu’il est question d’un tribunal d’arbitrage.
Une fois qu'on a attaché tous les fils, on pourrait aller de l'avant avec un tribunal d'arbitrage qui rend des décisions contraignantes qui seraient défendues devant la Cour supérieure du Québec si jamais elles sont mises au défi. Au bout du compte, on aurait plus de crédibilité dans le système, mais surtout de la transparence. Parce que ces décisions-là, à partir du moment où elles sont rendues publiques, ça permet de protéger d'autres sports, ça donne une pérennité aux décisions et ça permet de protéger nos jeunes.
Un droit nouveau
La ministre responsable du Sport, Isabelle Charest, ne s’en cache pas : son bureau discute actuellement avec des partenaires du milieu pour améliorer l’Officier des plaintes.
Les deux avocats sont d’avis qu’il ne faut pas tarder.
Marie-Pierre Renaud espère que le gouvernement consultera des experts, tels que des avocats-enquêteurs en harcèlement ou autre puisque l'expertise existe dans d'autres domaines.
Les enjeux qui existent sur le plan de la présentation de la preuve, c'était présent dès le départ, fait remarquer l’avocate. Il y a de bonnes choses qui sont dans le processus, mais il y a des éléments qui sont à changer dans le mécanisme tel qu'il a été créé au départ.
On doit lui accorder plus de pouvoir pour pouvoir convoquer les personnes et revoir un peu l'approche pour favoriser les dénonciations et les témoignages.
C'est un peu un droit nouveau. Quand on parle d'abus ou de harcèlement au Québec, on est plus dans la catégorie des infractions pénales, des infractions criminelles. Ici, on est dans une zone nouvelle qui est un peu grise, qui n'atteint pas nécessairement les standards pour que des accusations de nature pénale ou criminelle soient prises
, dit Me Brunet.
Il se souvient des débuts de l’Agence mondiale antidopage (AMA) en 1999.
Son premier code en 2001 était un peu carré, mais, au moins, il était lancé et ensuite ils l'ont adapté tous les deux ans. Ils ont raffiné le code en fonction des cas réels qui étaient présentés devant l’AMA.
À mon avis, ça va prendre au moins 10 ans pour qu'on puisse raffiner le système et apporter des microajustements, ajoute l’avocat. Mais ces 10 ans, il faut les commencer tout de suite, il ne faut pas tarder.
Les changements de culture, il ne faut pas se croiser les doigts en espérant que ça va changer. Parfois, il faut prendre le leadership de les provoquer et, au bout du compte, je pense que les membres des conseils d'administration des différentes fédérations attendent ça. Mais s'ils ne l'ont pas, ce cadre contraignant, c'est difficile pour eux de se l'imposer individuellement à chacun.
On a une responsabilité comme société de leur imposer ce cadre-là pour le bien de tous
, conclut l'avocat.
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