Gardien numéro un, une profession qui change

Carey Price
Photo : Getty Images / Ethan Miller
Il fut un temps où les gardiens numéro un de la LNH prenaient place devant leur filet au début du mois d’octobre et disputaient presque tous les matchs de leur équipe jusqu’à ce qu’une élimination (ou une Coupe Stanley) survienne le printemps suivant. Or, de telles pratiques sont de plus en plus rares et les gardiens auxiliaires, autrefois considérés comme de sympathiques figurants, jouent de plus en plus. Pourquoi?
Il est fascinant de constater que des tendances qui naissent dans le baseball majeur finissent souvent par produire un écho dans l’univers de la LNH. L’utilisation des statistiques avancées et la mise sur pied de départements d’analyse sophistiqués dans les organisations constituent de beaux exemples.
En ce sens, un parallèle intéressant peut aussi être tracé entre la façon dont les équipes de la MLB ont modifié leur utilisation des lanceurs partants au fil des ans et la façon dont l’utilisation des gardiens de la LNH a évolué.
Dans la MLB, les capacités d’un lanceur partant à terminer ses matchs ou à lancer au moins 200 manches par saison ont longtemps été considérées comme des facteurs d’excellence par rapport au reste du peloton.
Or, les statistiques avancées ont notamment révélé qu’il valait mieux ne pas laisser un lanceur partant affronter les frappeurs adverses trois fois au cours d’un match. Résultat : le nombre de lanceurs ayant lancé 200 manches et plus est passé de 42 à 30 entre 2002 et 2012. Et en 2022, il n’en restait plus que 8.
Quant au nombre de matchs complétés par des lanceurs partants, il a chuté de 214 à 125 entre 2002 et 2012. Et cette tendance s’est accentuée jusqu’en 2022. Seulement 36 matchs complets ont été réussis sur les 2430 départs effectués au cours de la saison.
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Dans la LNH, il n’était pas rare de voir un gardien obtenir 65 départs et plus au cours d’une saison. C’était, en quelque sorte, une ligne de démarcation semblable à celle des 200 manches lancées dans la MLB.
Entre 2000 et 2010, il est arrivé 68 fois que des gardiens obtiennent 65 départs ou plus. Toutefois, entre 2010 et 2020, seulement 34 saisons de 65 départs ou plus ont été enregistrées. Et cette saison, si la tendance se maintient, aucun gardien de la LNH ne franchira cette marque.
Certains amateurs se souviendront qu’à une époque pas si lointaine, certains gardiens obtenaient même 70 départs ou plus au cours d’une campagne. Martin Brodeur a atteint ou surpassé ce plateau pas moins de 11 fois dans sa carrière. Or, Cam Talbot est le dernier gardien à avoir autant travaillé en une saison. Il avait entrepris 73 matchs en… 2016-2017.
Au terme de la présente saison, donc, seulement quatre gardiens devraient atteindre le plateau des 60 matchs. Et la tendance générale est frappante : plus des deux tiers des équipes de la LNH confieront le filet à leur gardien auxiliaire pour au moins 33 % de leurs matchs.
Tout cela nous mène vers une question qui tue. Quel intérêt peuvent avoir les entraîneurs à utiliser leur meilleur gardien moins souvent?
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Le légendaire entraîneur de gardiens François Allaire estime que plusieurs facteurs expliquent cette tendance. Le semi-retraité agit depuis quelques saisons à titre de conseiller au département d’excellence des gardiens des Panthers de la Floride.
Premièrement, la qualité des gardiens substituts s’est tellement améliorée que les entraîneurs ne craignent plus de leur accorder davantage de départs. Dans le passé, il y avait tellement grande différence de talent entre le premier et le deuxième gardien que c’était compliqué de faire jouer le second. Les entraîneurs ne voulaient pas échapper de points au classement
, observe-t-il.
Deuxièmement, il y a les voyages qui sont devenus plus compliqués. Les séquences de deux matchs en deux soirs ou de trois matchs en quatre soirs étaient moins fréquentes auparavant. Dans le passé, la plupart du temps, une équipe arrivait dans une ville étrangère la veille d’un match et tout le monde avait le temps de se reposer.
Or, ce n’est plus le cas. Ça devient donc problématique de donner 70 matchs à un gardien dans les conditions actuelles. Encore plus dans l’Ouest, où les équipes jouent souvent dans des fuseaux horaires différents
, ajoute Allaire.
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Aux yeux de François Allaire, l’argument massue reste toutefois l’objectif ultime d’une équipe de hockey : l’excellence dans les séries éliminatoires et la conquête de la Coupe Stanley.
Si on regarde ça attentivement, il n’y a pas eu beaucoup de gardiens qui ont connu de gros succès en séries récemment après avoir disputé un très grand nombre de matchs en saison. Quand on arrive en séries, c’est une séquence de deux mois qui débute et la tendance s’inverse. Tu veux y aller avec un seul gardien et tu veux qu’il soit au sommet de ses capacités. Alors, il faut qu’il ait eu la chance de se reposer un peu durant la saison.
Quand j’étais entraîneur des gardiens, je visais toujours une répartition de matchs se situant autour de 50-30. Dans ces conditions, ton gardien numéro un est suffisamment reposé pour amorcer les séries. Mais si une blessure malencontreuse survient, ton second gardien a obtenu suffisamment de matchs pour ne pas être lancé là-dedans comme un chien dans un jeu de quilles. Il a été préparé à ce rôle et on lui donne une chance de performer à la hauteur de son talent. Lancer un gardien en séries après lui avoir donné seulement 12 départs durant la saison est un manque de respect à mon avis
, explique-t-il.
Spontanément, Allaire cite plusieurs séries éliminatoires au cours desquelles les Ducks d’Anaheim ont pu profiter d’une contribution importante de leur second gardien en raison d’une répartition du travail plus équitable durant le calendrier.
En 2009, Jonas Hiller (38 départs en saison comme adjoint de Jean-Sébastien Giguère) avait été utilisé en séries contre les Sharks de San José. Ces derniers venaient de remporter le trophée du Président, et Hiller les avait battus. Il n’était pas perdu devant son filet.
Et en 2006, Ilya Bryzgalov nous avait emmenés jusqu’au troisième tour des séries après avoir obtenu 24 départs en saison régulière
, rappelle-t-il.
En 10 départs dans les séries, Bryzgalov avait maintenu un époustouflant taux d’efficacité de ,944 cette année-là.
Les tendances récentes permettent de croire que François Allaire était largement en avance sur ses pairs en matière de planification de l’utilisation de ses gardiens.
Et au bout du compte, les chiffres nous disent que la façon d’utiliser les gardiens est en pleine mouvance dans la LNH. Il sera intéressant de voir jusqu’où se poursuivra ce glissement.
La profondeur à cette position-clé n’a donc jamais été aussi importante et les équipes doivent désormais être assemblées différemment. Nous assistons au début de l’âge d’or des gardiens auxiliaires.