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Comment transporter le pétrole? La question se pose avec acuité au Québec depuis la catastrophe de Lac-Mégantic cet été. Les pipelines, l’autre principale option, seront sous les projecteurs de l’actualité avec la demande d’Enbridge d’inverser le sens de sa ligne 9B entre Westover et Montréal. L’entreprise veut ainsi transporter jusqu’à 300 000 barils par jour de pétrole issu des sables bitumineux de l'Alberta vers l’Est.
Ce pipeline présente de nombreuses similitudes avec une autre ligne de l’entreprise, la 6B, qui est à l’origine de l’un des plus importants déversements terrestres de pétrole enregistrés aux États-Unis. Le 25 juillet 2010, près de 3,5 millions de litres de brut se sont répandus au beau milieu du Michigan, près de la petite ville de Marshall qui borde la rivière Kalamazoo.
Extrait sonore à venir.
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Une succession d’erreurs humaines a fait en sorte que l’entreprise a mis plus de 17 heures pour réaliser qu’elle fait face à une fuite. Nous avons obtenu copie des communications entre des employés d’Enbridge sur le terrain et le centre de contrôle.
Les premières alarmes sont déclenchées.
Al : Enbridge, ici Al.
Centre de contrôle : Salut. Ligne 6 Bravo, alarme MBS de 5 minutes, de Griffith à Marshall, sur un arrêt.
Al : Ok.
Centre de contrôle : Bonsoir, Enbridge.
Shane : Hé, c’est Shane.
Centre de contrôle : Salut.
Shane : Il y a quelques séparations de flux qui ont enclenché l’alarme.
Centre de contrôle : À Marshall, je parie.
Shane : Ouais, c’est ça.
Centre de contrôle : Ouais, ok.
Shane : Très bien.
Centre de contrôle : Ça va probablement être là jusqu’à ce qu’on commence.
Blaine : Soit vous considérez que c’est une fuite, soit vous essayez de nouveau.
Centre de contrôle: Ouais. On n’a pas parlé à la direction régionale jusqu’à maintenant.
Blaine : Ok.
Des résidents appellent le 911 pour se plaindre d’odeurs suspectes.
Tel que programmé, le flux du pipeline est réactivé; des alarmes sonnent.
Le flux du pipeline est stoppé.
Centre de contrôle : Hé Bob! C’est Tim au centre de contrôle.
Bob : Salut Tim.
Centre de contrôle : Je voulais juste vous informer que j’avais fermé le 6B ici. On a quelques problèmes techniques.
Bob : Oh, ok.
Le flux du pipeline est à nouveau activé. On veut même y mettre un peu plus de pression.
Brian : Bonjour, c’est Brian.
Centre de contrôle : Salut Brian. C’est Ghazal, pour le 6B.
Brian : Salut.
Centre de contrôle : On a du mal à remettre les flux ensemble à Marshall. On a besoin d’un peu plus de jus. Est-ce qu’on peut augmenter le volume à LaPorte?
...
Centre de contrôle : Je peux augmenter la pression tant que je veux, est-ce que je risque de dépasser la pression limite dans le pipeline?
Interlocuteur inconnu : Ouais. Mais ça a l’air anormal. Je veux dire, le pétrole doit bien aller quelque part.
Centre de contrôle : Oui, il doit bien aller quelque part.
...
Interlocuteur inconnu : Je ne sais pas, mais il me semble que quelque chose ne tourne pas rond.
Centre de contrôle : Ouais.
Interlocuteur inconnu : Peu importe. La journée est finie, on s’en va en congé pour quelques jours.
Centre de contrôle : Exactement.
Interlocuteur inconnu : On va arrêter de s’en faire avec ça.
Centre de contrôle : T’as raison, j’arrête de m’en faire. On va pas essayer de faire ça à nouveau, pas sur notre quart de travail.
Un employé de Consumers Energy appelle Enbridge pour les avertir d’un déversement dans la rivière. Plus de 17 heures après la rupture, Enbridge se rend à l’évidence : il y a une fuite de pétrole sur la ligne 6B.
« La première chose qui vous frappait, c’était l’odeur. C’est difficile à décrire. Prenez du bitume, du goudron, de l’essence et du dissolvant à vernis à ongles, mélangez tout ça. Ça atteint le cerveau avec la violence d’un coup de couteau. »Michelle Barlondsmith, résidente.
Quand Enbridge stoppe enfin les vannes, le pétrole a déjà contaminé le ruisseau Talmadge, qui alimente l’écosystème délicat de la rivière Kalamazoo.
Le Bureau américain de la sécurité des transports (NTSB) a depuis mené son enquête et identifié une série d’erreurs qui ont aggravé la fuite. « Ils n’ont jamais tenté de savoir pourquoi ils ont eu cette alerte, ce qui est particulièrement troublant », remarque-t-il.
Trois ans plus tard, la nature n’a pas complètement repris ses droits et, pour plusieurs résidents, les effets du déversement sont encore bien présents. Et ce, même si l’entreprise assure avoir fait de son mieux pour répondre aux demandes des riverains.
Nous sommes retournés au Michigan pour constater la situation de nos propres yeux. La route 69 enjambe la rivière Kalamazoo, poursuivant son chemin à travers le pays. Une sortie anonyme, en pleine campagne. Direction Ceresco, un village américain comme on en voit sur les cartes postales, calme et verdoyant. Sauf que c’est le premier village en aval, à neuf minutes de route de la fuite du pipeline.
Deb Miller nous accueille tasse de café à la main et ponctue parfois ces phrases d’un « Sweetheart ». Lorsqu’elle nous raconte les opérations de nettoyage, la première chose qui lui revient à l’esprit, c’est la couleur : « Noir. c’était complètement noir. ». Elle s’inquiète des conséquences de cette fuite sur sa communauté.
Nous reprenons la route, vers Battle Creek, 28 kilomètres plus loin, pour y retrouver Michelle Barlondsmith. Celle qui se décrit elle-même comme « une grande gueule » a été la première à alerter les médias nationaux à l’époque en prenant des photos et des vidéos avec son téléphone.
Elle revient dans son ancien quartier pour la première fois depuis qu’elle a abandonné sa maison mobile. Aujourd’hui, des dizaines de maisons sont vides, leurs occupants partis ou, pour certains, relogés par Enbridge.
L’entreprise a acheté 150 propriétés contaminées le long de la rivière, mais à Battle Creek, plusieurs se sont sentis laissés pour compte, même si le quartier a été déclaré zone rouge. C’est le cas de Michelle, qui a appris qu’Enbridge ne rachèterait pas sa maison quand elle est retournée chez elle après avoir été évacuée.
Une étude de la Santé publique a recensé au moins 330 personnes affectées par le benzène et d’autres produits chimiques contenus dans le bitume dilué.
Enbridge a distribué gratuitement des purificateurs d’air aux résidents. Mais Michelle Barlondsmith s’est vite rendu compte que les appareils utilisés étaient inutiles contre le type de contaminants chimiques auxquels ils étaient exposés.
« On nous demandait de signer une décharge en échange d’un purificateur et de filtres. Les gens ne se rendaient pas compte qu’en signant, ils dégageaient Enbridge de toute responsabilité et renonçaient à leur droit de poursuivre la compagnie. »Michelle Barlondsmith
La compagnie a depuis fait marche arrière. Elle est poursuivie par quelques dizaines de résidents, qui affirment avoir développé des problèmes de santé chronique, mais Enbridge soutient qu’il n’existe pas de preuves.
Enbridge, de son côté, réfute que le bitume dilué ait des conséquences différentes en cas de fuite.
« Des allégations voulant que le "dilbit" soit unique et que par conséquent il s’infiltre dans les plans d’eau sont sans fondement, puisque ce risque potentiel est le même pour tout type de brut dans certaines circonstances environnementales. Même s’il est peu probable que cela se produise, tout déversement de produits pétroliers est unique en soi et Enbridge dispose des capacités requises pour répondre efficacement et de façon sécuritaire à tout incident. »Enbridge
Aujourd’hui encore, 700 000 litres d’hydrocarbure sont englués dans les sédiments, sous les eaux; conséquence des erreurs commises dans les premières heures de l’intervention. Les autorités américaines ont d’ailleurs ordonné à Enbridge de reprendre le nettoyage.
Du côté de l’entreprise, elle assure vouloir réparer les dégâts. « À certains endroits, on a bien fait. À d’autres, c’était mal fait et ça nous poursuit. C’est la responsabilité d’Enbridge et c’est ce qui explique notre présence aujourd’hui », soutient Christopher Houx, l’un des porte-parole.
Quant au sort des résidents, Enbridge soutient que 95 % des citoyens sont passés par le processus de médiation et que l’entreprise tente de régler ceux qui restent.
Au niveau de l’entreprise elle-même, on assure avoir pris des mesures : « Ça a été le plus important incident en 60 ans d’existence et personne ne veut que ça se reproduise ». « Nous sommes d'accord avec leurs conclusions. Cependant, nous croyons que notre culture d’entreprise n’a pas été bien cernée. Parce qu'encore une fois, notre seule préocuppation est la sécurité », explique un porte-parole, Jason Manshum.
L’entreprise explique ne pas avoir détecté la fissure avant la fuite parce que, selon elle, les données des inspections internes ne laissaient rien deviner du risque réel posé par les anomalies du pipeline.
Mais c’est la découverte la plus troublante du rapport des autorités américaines. Enbridge connaissait les faiblesses du pipeline depuis au moins 5 ans, soutient le Bureau américain de la sécurité des transports. D’ailleurs, par mesure de précaution, le pipeline fonctionnait à pression réduite.
Au Québec, le pipeline traverse des cours d’eau importants pour l’approvisionnement en eau potable, mais aussi des zones densément peuplées. Comme à Terrebonne, à Laval ou à Rivière-des-Prairies, où il ondule entre des cours arrière.
Passe-t-il près de chez vous? Pour le savoir, entrez votre code postal:
Sur son trajet se trouve Ste-Justine-de-Newton, petite municipalité rurale typique, avec ses champs de blé et son église de 1866. C’est aussi la porte d’entrée du pipeline d’Enbridge sur le territoire provincial.
Ici, on craint qu’un déversement ne contamine les terres agricoles et les sources d’eau potable. En cas de déversement, il faut prévoir jusqu’à 4 heures pour accéder à la valve manuelle, au fond du 7e rang.
À la course annuelle de tracteurs du village, l’essentiel des conversations tourne autour du projet d’Enbridge. La mairesse, Patricia Domingos, en profite pour prendre le pouls de ses concitoyens. Et elle ne cache pas ses inquiétudes.
La ligne 9 entre Sarnia, en Ontario, et Montréal possède plusieurs caractéristiques similaires à la 6B au Michigan :
Pour connaître l’état actuel de cette ligne, nous avons examiné les documents déposés par Enbridge à l’Office national de l’énergie. Une évaluation technique de novembre 2012 indique que l’entreprise a détecté des milliers d’anomalies de degrés variables. En outre, l’entreprise a réduit la pression du pipeline 9B de 30 % à la station de Terrebonne, 36 % à celle de Cardinal et 46 % à celle de Hilton peu après le déversement de Kalamazoo. Et ce, pour des « raisons opérationnelles ».
Une étude plus récente indique une hausse du nombre d’anomalies, mais l’entreprise la justifie par une plus grande précision de ses outils de mesure. Elle n’a toutefois pas souhaité nous donner plus de détails.
Nombre d’anomalies de degrés variables détectées sur la ligne 9B
4738 liées à la formation de fissures
8223 liées à la corrosion
25 de ces anomalies atteindront
un seuil critique d’ici décembre 2013
Enbridge mène actuellement des travaux d’excavation pour inspecter ses canalisations et, au besoin, les réparer. Ces « puits d’intégrité » permettent de mettre à nu les canalisations.
1. Un puits d’intégrité à Mirabel
2. Au moins 600 inspections comme celle-ci pourraient être nécessaires sur la ligne 9, peut-être plus.
3. Une situation qui n’a rien d’alarmant, affirme Éric Prud’Homme, porte-parole d’Enbridge.
4. « Si on compare ici c’est un pipeline qui est en très bon état pour son âge. »
5. « On est dans la majeure partie de la ligne 9 sur le Bouclier canadien, ce qui fait qu’au niveau de l’infiltration d’eau - qui est un risque au niveau de la corrosion - ça diminue ici ».
6. Enbridge assure dépenser quatre fois plus qu’il y a trois ans pour l’entretien de son réseau, soit 1 milliard de dollars.
Ces mesures suffiront-elles à convaincre? L’Office national de l’énergie tiendra des audiences publiques en octobre prochain et aura six mois pour autoriser ou non l’inversion et l’accroissement de la capacité du pipeline 9B.
Enbridge n’a pas l’intention d’attendre cette décision : elle a demandé une exemption à la loi pour pouvoir mettre son plan à l’oeuvre dès janvier 2014.
Journaliste : Sylvie Fournier
Réalisateur : Yanic Lapointe
Caméramans : Jean-Pierre Gandin, Pierre Mainville, Patrick-André Perron
Preneur de son : Éric Celton
Monteur : Charles Bergeron
Infographie : Michel Mercier,Diane Mongeau,
Recherche visuelle : Johanne Desaulniers
Mixage sonore : Marc Doiron
Design sonore : Réjean Pouliot
Designer web : Sandra Côté
Intégrateur : Raymond Rousseau
Journaliste web : Florent Daudens