
Anne a à la fois 54 ans, 5 ans et 11 ans. Après avoir vécu des traumatismes sévères durant son enfance, la spécialiste des oiseaux de proie a développé un trouble dissociatif de l'identité, ce qu'on appelait autrefois le trouble de la personnalité multiple. Rencontre intime avec une Britanno-Colombienne qui souhaite abattre les mythes et les préjugés.
Un photoreportage de Monique Polloni et Camille Vernet

« Le plus important dans cette histoire, c'est que c’est une histoire d’amour. Nous n'avons rien fait de mal, nous, les diverses identités d’Anne. Nous ne devons pas nous cacher, ni avoir honte. Le monde a besoin de savoir la vérité. »
Ces paroles sont celles de Joy, la fillette de 11 ans qui vit dans la tête et le corps d’Anne depuis trois ans. L’une des multiples identités qui peuplent l’univers troublant et fascinant de cette femme.
Contrairement au côté violent et dérangeant véhiculé par des films comme Glass, Sybil ou Psycho, la réalité est bien différente pour la plupart des personnes qui vivent avec le trouble dissociatif de l’identité (TDI).
J’ai entendu parler d’Anne par une amie qui la décrivait comme une personne d’exception à plusieurs niveaux. Après de nombreux échanges téléphoniques, elle a accepté de nous accueillir et de nous raconter ce qu’elle vit.

En route vers la maison d’Anne, la photographe Camille Vernet et moi étions à la fois curieuses et fébriles. Son histoire est-elle crédible? Va-t-elle se sentir suffisamment en confiance pour se livrer? Allons-nous pouvoir connaître ses autres identités?
Nous avons été prises par surprise. Cinq minutes après notre arrivée chez Anne et son conjoint, Richard, le regard de notre hôtesse se métamorphose, ses doigts commencent à se crisper et son corps se transforme graduellement pour adopter une posture de fillette.

Joy
Bien qu’Anne nous ait prévenues, Camille et moi avons été déstabilisées quand Joy a fait son apparition en sautillant de joie.
Richard, le conjoint d’Anne, nous le confirme en nous rassurant : Tiens, Joy est avec nous!
Il rappelle avec bienveillance à la fillette que l’entrevue est avec Anne et non avec elle.
« C’est Anne qui a fait ce dessin en 2009, avant d’être consciente que nous, les identités, nous existions. Nous sommes toutes là sur ce dessin. »

Après quelques minutes de malaise, ne sachant pas trop comment réagir, nous voilà immergées dans l’univers d’une charmante fillette qui nous a beaucoup fait rire.
Joy est gauchère et déteste les choux de Bruxelles, tout l’opposé d’Anne. Elle aime les araignées alors qu’Anne en a peur, explique Richard, en ajoutant que, si un jour Joy disparaît, elle va beaucoup lui manquer.

Pour Anne, il faut vraiment faire preuve d'adaptation, puisque les différentes personnalités cohabitent dans son corps. En plus des traits de caractères qui ressortent, certains aspects physiques se modifient lorsqu’une des identités s’exprime.
Un exemple qui nous a frappées, c'est un autoportrait fait par Joy (par la main d’Anne) où elle s’est dessinée en compagnie de Richard et qui est affiché sur la porte de leur réfrigérateur.

« Lorsque je me suis vue dans le miroir pour la première fois, je n’ai pas aimé ça. Qui est cette vieille femme? Ça ne me ressemble pas. J’ai les yeux verts, pas bleus. Je suis rousse, pas blonde, mais ça va, j’ai accepté de partager ce corps. »
Selon la classification du DSM-V, l’ouvrage de référence en psychiatrie, le TDI est caractérisé par la présence d’« états de personnalité » distincts qui prennent tour à tour le contrôle du comportement du sujet, s’accompagnant d’une incapacité à évoquer des souvenirs personnels.

Quand Joy s’est mise au piano, nous avons immédiatement remarqué la différence. Elle joue, comme beaucoup d'enfants, des morceaux avec deux doigts et avec confiance. Lorsque Anne nous a joué du Bach, le contraste était étonnant, les mains ont pris une position différente et la timidité a fait surface.

« Anne doit comprendre qu’il était important de "nous" (les diverses identités) laisser nous exprimer pour lui dire ce que nous devions partager. Nous avons seulement un corps. Nous savons que c’est difficile pour elle. »

Entre 1 et 3 % de la population générale est atteinte du TDI. La majorité des personnes touchées par ce trouble ont été gravement maltraitées (physiquement, sexuellement ou émotionnellement) ou négligées durant l’enfance.
Bien que des fragments de ses différentes identités aient été enfouis dans Anne depuis sa jeunesse, c'est seulement à la vue d’un personnage masqué en plein défilé de la fête du Canada que le TDI a surgi en force, en 2017.
Elle s’appelait Five et elle avait 5 ans. Et il y a eu Me, Lisa, Sarah, Emma, Dan (un des garçons), Joy, Jenny, Sunshine. Depuis trois ans, plus d’une centaines d’états de personnalité alternatifs ont émergé.
« Je les aime tous, ils m’ont sauvée. Joy est toujours avec moi. »

Anne dit avoir été victime d'abus sexuel de l’âge de 2 ans à 11 ans.
« Je sais que ces autres parties de moi-même sont nées lorsque j’étais enfant parce que je ne pouvais plus supporter l’horreur qui survenait à répétition. À 16 ans, on m’a internée et on m’a diagnostiqué plusieurs maladies psychiatriques, on m’a donné beaucoup de médicaments. »
Selon de nombreux experts en santé mentale, le TDI peut servir de mécanisme d'autodéfense émotionnelle qui permet ainsi de fuir momentanément une réalité trop difficile à supporter.
Il aura fallu des décennies pour que le diagnostic de TDI soit confirmé chez Anne.

Elle a tout connu, Ativan, Halcion, Zoloft, Zyban, Imipramine, Lithium, Amitriptyline, etc., jusqu’à ce qu’elle rencontre une médecin de famille qui lui a demandé : Qu’est-ce qui est arrivé, qu’est-ce qu’on t’a fait?
« Parfois, je me regardais dans le miroir et je ne me reconnaissais pas. »
Grâce à des thérapeutes spécialisés en traumatisme et à un coach de vie, Anne a trouvé un équilibre et vit depuis 11 ans sans prendre aucun médicament.

Le chemin de la découverte de soi s’est fait une étape à la fois pour Anne qui a choisi de s’établir dans l’île de Vancouver où la nature est omniprésente et joue un grand rôle dans sa guérison.
« J’ai appris à m’accepter et à m’aimer. Les pièces du casse-tête commencent à se placer. »

Eddie
Eddie est le compagnon et complice de travail d’Anne depuis près de 20 ans.
La dresseuse d’oiseaux de proie vivait en Ontario lorsqu’elle a acquis ce pygargue à tête blanche d’un éleveur. Il avait un an, vivait encore avec ses parents, et n’avait jamais été en contact direct avec des humains.
« J’ai passé de longs moments à m'asseoir dans son enclos sans bouger pendant la période d’apprivoisement. J’en avais peur, il était agressif. »

Aujourd’hui Anne et Eddie sont inséparables. La fauconnière a un don naturel pour communiquer avec les animaux depuis son enfance. Elle dit qu’elle soignait les animaux blessés comme pour se soigner elle-même.
« Normalement, un rapace gardé en captivité devient agressif avec le temps, mais pas Eddie, même après toutes ces années. Les autres fauconniers sont intrigués par notre relation. »

Tous les jours, accompagnée d’Eddie, Anne se rend au terrain de golf pour contrôler la population des bernaches du Canada qui envahissent le lieu. Anne est une spécialiste des oiseaux de proie, expérimentée, certifiée, et pratique son métier de façon humaine.

« Il a fallu des années de dressage et de patience pour enseigner le travail à Eddie. On ne peut pas créer une relation de travail avec un aigle à tête blanche avant d’avoir créé un lien d’attachement. »
Eddie et Anne forment l’équipe idéale. Ils ont en commun ce regard profond comme s’ils scrutaient notre âme.

Une règle est établie avec toutes les identités, je suis la seule qui peut conduire une automobile. Cependant, Joy et quelques autres sont autorisées à conduire la voiturette de golf
, explique Anne.
Dans le passé, il est arrivé à Anne de se transformer en une petite fille alors qu’elle était au volant de sa voiture. Elle a dû s'arrêter sur le bord du chemin parce qu’elle ne savait plus conduire.

Au club de golf, personne ne sait que tout un monde vit dans la tête d’Anne.
« À l’occasion, je rencontre des gens au golf qui me disent avoir eu de longues conversations avec moi. Je n’ai aucune idée de qui ils sont. »

Richard
Anne et Richard se sont rencontrés il y a quatre ans. Ni l’un ni l’autre ne savait qu’un an plus tard ils allaient s’embarquer dans une aventure inusitée et inattendue.

Le couple uni vit dans une petite maison au coeur de la nature, dans l'île de Vancouver. Un lieu dont la beauté et la simplicité nous ont coupé le souffle.
Dans ce petit nid, l’ingénieur à la retraite s’est retrouvé face à une situation dans laquelle il n’avait pas de repères. Lui, l’être terre à terre, est devenu un accompagnateur quand les nombreuses identités d’Anne ont émergé, lui faisant ainsi revivre son passé douloureux.

« Richard a rencontré toutes mes identités, il les aime et les accepte toutes. Il est d’un soutien précieux, il est vraiment merveilleux. »
« Quand la première identité s’est exprimée, c’était la nuit. Anne m’a dit :
J’ai 3 ans.Comme elle m’avait déjà parlé de voix et d’autres présences dans sa tête, j’ai deviné ce qui se passait. Je l'ai écoutée et réconfortée comme pour un enfant. »

Richard est comme un grand frère pour Joy. Il aime s’amuser avec elle et retrouver son coeur d’enfant.
« Richard, c'est la personne que je préfère! »

« Quand une transition se passe, je suis comme dans les vapes, cela m'étourdit et j’ai mal à la tête. »
Richard éprouve de la compassion pour Anne et parfois de la colère envers ceux qui lui ont infligé cette souffrance. Il aimerait pouvoir retourner dans le temps et reconstruire un meilleur passé pour elle.

Parfois, Anne sent une odeur ou entend un bruit qui déclenche une impression de déjà vu d’une scène liée à un traumatisme d’enfance. Une nouvelle identité fait surface et, une fois le souvenir douloureusement reconstitué, cette identité se retrouve en arrière-plan, mais certaines persistent.
« Mon rôle est de guider Anne, de lui poser des questions. Je l’aide à réaliser que ce qu’elle vit est le passé, qu’elle a voyagé dans le temps, qu’aujourd’hui nous sommes en 2020, qu’Anne a 54 ans. »

Anne a appris à aimer et à accepter toutes ses identités, comme si elles étaient ses enfants.
Désormais, elle peut tourner son regard vers l’avenir et vivre en paix. On a essayé de m’éteindre en m’agressant sexuellement et en me menaçant, mais on n’a pas réussi.

« Certains spécialistes de la santé mentale contestent la validité du TDI comme trouble mental reconnu, mais il existe bel et bien. »
Le coeur allumé et le regard lumineux, Anne est maintenant prête à raconter son histoire.
Je veux être un véhicule pour les autres qui souffrent du même trouble.

« La curiosité, la gentillesse, l’amour et la compassion sont très importants dans ce processus de guérison. Avec l’aide professionnelle adéquate, une bonne compréhension du TDI et l’acceptation de soi, on peut arriver à avoir une vie équilibrée. »

Au moment du départ, Joy est réapparue pour nous saluer une dernière fois. Elle s’est jetée dans mes bras en me disant : Je t’aime beaucoup.
Une étreinte qui m’a beaucoup touchée.
Après deux journées d’immersion dans les mondes d’Anne, nous en sommes ressorties transformées devant sa résilience et sa sagesse. Un récit qui laissera en nous une marque indélébile.
Équipe numérique | édimestre : Mylène Briand | réalisatrice : Marylène Têtu