
Une fois tous les deux mois, des fêtes à Montréal invitent les gens à célébrer les cultures du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Un espace qui permet aussi aux membres de la communauté LGBTQ+ de s'exprimer et de s'éclater en toute liberté.
Un texte de Catherine Dib Photographies par Ariane Labrèche

Deux femmes s’arrêtent devant l’Ausgang Plaza, rue Saint-Hubert, les mains dans les poches pour se protéger du froid. Vous avez de la place?
, demande l’une d’elles, la voix tremblante en ce 3 mars glacial. Le portier hoche la tête de droite à gauche. On n’a plus rien depuis 22 h
, répond-il.
Les femmes le dévisagent, incrédules, et quittent l’endroit, non sans avoir jeté un coup d'œil vers les portes pour zieuter la fête qui se déroule à l'intérieur. On peut entendre la musique pulser à travers les murs ainsi que des chants enthousiastes et des youyous poussés par les personnes qui participent à Laylit, une célébration des cultures du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord qui met l’accent sur l'inclusion des membres des communautés LGBTQ+.

On fait salle comble assez rapidement
, affirme Philippe Manasseh, l’un des organisateurs de ces soirées.
Laylit, qui signifie en arabe la nuit de
, offre un espace de célébration pour des communautés qui n’ont pas souvent eu cette occasion, selon bien des personnes qui y participent.
Je ne sais pas pourquoi ça a pris autant de temps à la jeunesse arabophone pour s’organiser et créer des événements qui nous parlent!
, s’exclame Celia Dehouche, membre de la diaspora algérienne. Je ne sors presque jamais dans des soirées de danse, mais vu que ça me manque un peu, cette culture, ça fait du bien
, précise pour sa part Christian Konjian, arrivé du Liban il y a cinq ans.

C’est à New York en 2018 que l’idée a germé. Il y avait une révolution culturelle sur les pistes de danse. Les communautés latinos et autres BIPOC [en français PANDC, qui signifie personnes autochtones, noires et de couleur] se rassemblaient pour danser. Ces soirées étaient les plus recherchées en ville. On s'est dit : Pourquoi pas nous? Pourquoi pas notre son?
, raconte Nadim Maghzal.
Il est l’un des trois cofondateurs de l’événement, qui, avec ses partenaires, Philippe Manasseh et Saphe Shamoun, ont lancé les premiers Laylit à Brooklyn. La réponse du public a été presque immédiate, et aujourd’hui, la version américaine de cette soirée rassemble plus de 1600 personnes.

Les soirées ont ensuite été implantées à Montréal, où environ 500 personnes viennent danser au rythme d'une courtepointe de musique électronique, savamment brodée avec des sonorités traditionnelles orientales et des tubes occidentaux célébrissimes.
Les voix des reines de la pop arabe, comme Nancy Ajram, et des rois du raï, comme Khaled, fréquentent les rythmes de Billie Eilish et de Lady Gaga. C’est un menu qui mêle les genres tout en faisant appel à la nostalgie des gens réunis en ce lieu, qui ont grandi avec ce répertoire.

Les organisateurs, qui sont aussi DJ durant ces soirées, ont accordé beaucoup d’attention aux détails visuels de Laylit. Jamais tu ne verras un chameau ou une danseuse du ventre sur notre affiche. On a une vision anti-orientaliste et anti-exotique; c’est pensé dans un esprit de décolonisation
, précise Philippe Manasseh.
Les projections au mur, conçues par l’artiste Nadim Souaid, alias As.Wed, sont un montage kaléidoscopique de films anciens et contemporains du Moyen-Orient qu'il a trouvés dans des archives. J’ai voulu rendre hommage à cette culture
, explique-t-il.

La diversité des personnes qui viennent faire la fête reflète ce mélange éclectique.
Meghan van Aardt, qui, de son propre aveu, n’a pas de racines dans cette région du monde, était intriguée. Mes amies libanaises m’ont exposée à beaucoup de musique arabe, et j’aime beaucoup le house, donc, quand on m’a dit qu’il y avait une soirée de musique arabe-house, je me suis dit que ça devait être incroyable
, explique-t-elle.
Christian Konjian constate le même intérêt autour de lui. Mon amie québécoise m’a dit : "Vous autres, les Arabes, vous savez comment faire le party.” C’est agréable de partager ce côté de notre culture, plus associé au plaisir, et qu’on ne soit pas juste associés à la guerre
, dit-il.

L’inclusivité est une valeur fondamentale pour les créateurs de Laylit, qui misent sur cette plateforme pour faire rayonner des artistes féminines et queers. Ils invitent souvent des drag queens pour performer durant la soirée. C’est un signal qu’on envoie au public
, affirme Philippe Manasseh, qui fait aussi partie de la communauté LGBTQ+.
Achraf El Abed, un danseur tunisien qui performe régulièrement sur scène avec Laylit, estime y avoir trouvé sa famille. Le jeune demandeur d’asile est au Canada depuis neuf mois, ayant fui son pays d’origine en raison de son art. Ses performances de danse traditionnelle tunisienne font usage d’un répertoire usuellement féminin, ce qui a choqué certaines personnes en Tunisie et a mis sa vie en danger là-bas.

Achraf El Abed n’est pas le seul à avoir l'impression de se retrouver parmi les siens à Laylit. De nombreuses personnes de la communauté LGBTQ+ disent se sentir accueillies et célébrées dans toutes leurs facettes durant ces nuits de danse.
C’est le cas d’Adel, qui a préféré ne pas dévoiler son nom de famille pour ce reportage pour conserver l’anonymat. Il dit adorer ces soirées parce qu’il y trouve le croisement entre plusieurs de ses identités. Je viens ici, car je suis arabe et gai, et je n’ai pas beaucoup d’espaces où être ces deux choses en même temps
, explique-t-il.

D’autres événements semblables à Laylit ont vu le jour un peu partout dans le monde ces dernières années. À Halifax et à Toronto, les soirées Tabtab connaissent un succès monstre. À New York, il y a les soirées Haza ou encore Yalla! qui sont en très forte demande. Et le phénomène poursuit son ascension.
Selon les cofondateurs de Laylit, qui ont quitté le Liban pour arriver au Canada au début des années 2000, l’événement du 11 septembre 2001 a transformé le regard que l’on porte sur le monde arabe. Selon eux, ce moment charnière a aussi affecté la perception que les membres de cette communauté ont envers eux-mêmes et elles-mêmes. On se faisait discrets, on n’était pas fiers, on essayait de se fondre dans la société
, se souvient Nadim Maghzal.
Mais à son avis, ce temps est révolu.