1. L'attrait d'un nouveau continent
En avril 1608, le Campinois Étienne Brûlé quitte Honfleur pour débarquer le 3 juillet au cap Diamant avec 27 autres personnes engagées par Samuel de Champlain. Après un premier hiver passé dans le froid et la maladie, il survit à la dysenterie et au scorbut avec seulement 8 autres compagnons.
Mais qu'est-ce qui pouvait pousser ce jeune banlieusard à chercher fortune si loin de chez lui?
Cinq ans plus tôt, lors d'un baptême noble à Champigny, le parrain est Henri de Bourbon, dont l'oncle sera plus tard le protecteur de Champlain. Les habitants du village auront-ils été invités à participer à l'aventure? À moins que notre jeune provincial ait été, comme beaucoup d'autres, recruté dans une taverne parisienne lors d'une de ses tournées pour vendre le vin de la famille…
2. Mission de reconnaissance
En juin 1610, quelques jours après une bataille contre les Mohawks, Brûlé se porte volontaire pour un échange commercial et diplomatique avec les Algonquins.
« J’avois un jeune garçon, qui avoit desja yverné deux ans à Quebecq, lequel avoit desir d’aller avec les Algoumequins, pour apprendre la langue. (…) de l’y forcer ce n’estoit ma volonté : mais aussi tost la demande faite, il accepta le voyage tres-volontiers. » *
Les autochtones hésitent : ils craignent que le jeune homme peine à s’adapter à leur nourriture et plus généralement à leur mode de vie. Champlain répond qu’il saura bien s’en accommoder, et que « si par maladie ou fortune de guerre il luy survenoit quelque mal » *, il ne leur en tiendrait pas rigueur.
3. Un séjour déterminant
Étienne Brûlé vivra donc auprès des Hurons-Wendats durant l’hiver 1610-1611, probablement dans la famille de Savignon, pour « Sçavoir quel estoit leur pays, voir le grand lac, remarquer les rivieres, quels peuples y habitent; ensemble descouvrir les mines & choses les plus rares de ces lieux & peuples, afin qu’à son retour nous peussions estre informez de la vérité. » *
Les retrouvailles à Québec se font le 13 juin 1611:
« Aussi je vis mon garçon qui vint habillé à la sauvage, qui se loua du traictement des sauvages, selon leur pays, & me fit entendre tout ce qu’il avoit veu en son yvernement, & ce qu’il avoit apris desdicts sauvages ». *
Pour célébrer le retour, on tire de l’arquebuse, ce qui effraie les Hurons-Wendats venus les rencontrer pour la première fois.
4. Un exploit sans précédent
L’été de son premier séjour chez les Hurons-Wendats, Étienne Brûlé devient le premier Européen à naviguer les rapides du «saut Saint-Louis» (les rapides de Lachine), l’obstacle qui avait stoppé les explorations de Jacques Cartier 75 ans plus tôt. Lorsque Champlain s’y aventurera éventuellement, il admet ne l’avoir encore jamais fait lui-même « ny autre Chrétien, hormis mondit garçon [Étienne Brûlé] ». *
5. Français en Huronie
Fort d’un « hivernement » vécu dans l’enthousiasme, le jeune truchement devient l’intermédiaire commercial français des Hurons-Wendats. Durant la période pendant laquelle Brûlé est actif, ils contribuent plus de 10 000 peaux de castor par année, soit environ les deux tiers de toute l’exportation canadienne. En échange des fourrures, les Français fournissent « des capaux, des couvertures, bonnets de nuict, chapeaux, chemises, draps, haches, fers de flèches, aleines, espées, des tranches pour rompre la glace en hyver, des coutteaux, des chaudières, pruneaux, raisins, du bled d’Inde, des pois, du biscuit ou de la galette, et du pétun [tabac]. » *
6. Une vie à la dure?
Les Hurons-Wendats ont des critères de salubrité et des règles de bienséance qui diffèrent des habitudes des Français. C’est du moins l’avis de plusieurs missionnaires, qui se plaignent de la manière qu’ils cuisent leur viande, avec poils et entrailles, et de la façon qu’ils nettoient leurs récipients.
« Mais je ne sçay si on pourroit souffrir une plus rude mortification que des mauvais vents de l’estomach que ses salles gens rendent presque continuellement dans leurs canots, qu’en guyse de pots de chambre ils se servoient de leurs escuelles à potage, ce qui seroit capable de se desgouter du tout de si désagréables compagnies, si on ne se mortifioit pour l’amour de Dieu. » *
Comme d’autres aspects de la vie communautaire en Huronie, notre héros a dû apprendre s’en accommoder!
7. À la recherche de l’oiseau-tonnerre
Étienne Brûlé savait que les Hurons-Wendats croyaient que le tonnerre était un oiseau. Un Huron-Wendat lui ayant demandé un jour si on les capturait en France, il répondit que oui, sur quoi son interlocuteur le supplia de lui en rapporter un… mais un tout petit, pour que cela ne l’effraie pas trop!
Le frère Gabriel Sagard, témoin d’une telle scène, réprouve ces fabulations : « J’ay veu des François aux Hurons, enseigner aux Sauvages des folies et des inepties si grandes, que les Sauvages mesmes s’en gaussoient, avec raison. » *
8. 800 milles à pied
En 1614, Champlain prépare un nouvel assaut contre les Iroquois. Des guerriers sont dépêchés pour aller quérir des renforts andastes. Pour Étienne Brûlé, c’est l’occasion rêvée de fouler le sol de nouvelles contrées puisque la nation alliée est établie sur les rivières Chemung et Susquehanna. Il insiste donc pour être de cette expédition périlleuse.
« Il se mit en chemin, avec les 12. Sauvages que je luy avois baillé lors pour le conduire, & luy faire escorte à cause des dangers (…) d’autant qu’il leur falloit passer par les païs et terres des ennemis, & pour éviter quelque mauvais desseing, ils furent en cerchant leur chemin plus asseuré de passer par des bois, forests, & halliers espois & difficiles, & par des pallus marescageux, lieux & deserts fort affreux, & non frequentés, le tout pour éviter le danger, & la rencontre des ennemis.» *
9. Sauvé par une médaille
Après l’échec de la bataille du fort Onondaga, les guerriers hurons envoyés chez les Andastes arrivent à Toanché, où Champlain est cantonné pour l’hiver. Interpellé plus tard sur la raison de son absence, Brûlé fera le récit de sa mésaventure à son protecteur. Parti voir du pays en compagnie de quelques Andastes, ils sont attaqués, la troupe se disperse et notre héros se retrouve seul. En proie à la faim, il aperçoit trois pêcheurs tsonnontouans, les interpelle et, après hésitations, les deux côtés baissent les armes. Il est emmené au village, où on lui donne à manger. Les Sénécas se rendent compte qu’il est Français et le soumettent à la torture. Après avoir eu les ongles arrachés avec les dents et la barbe tirée poil par poil et avoir été brûlé par des tisons enflammés, Étienne Brûlé est relâché lorsqu’il parvient à les convaincre qu’un orage soudain (alors qu’on lui arrache sa médaille d’Agnus Dei) est un signe du ciel leur indiquant qu’ils font erreur en le mettant au supplice.
10. Sous la protection de l’homme rocher
Étienne Brûlé assiste à des rites autochtones bien étrangers à ce qu’il est d’usage dans la France du 17e siècle. L’histoire ne dit pas s’il a pratiqué la torture rituelle, mais il a mécontenté le frère Sagard en lui confiant avoir participé à une cérémonie d’offrande.
« Ils me vouloient persuader (…) que ce rocher avoit esté autrefois homme mortel comme nous, et qu’eslevant les bras et les mains en haut, il s’estoit metamorphosé en cette pierre (…) et luy offrent du petun [tabac] en passant par devant avec leurs canots, non toutes les fois, mais quand ils doutent que leur voyage doive réussir; (…) ils luy disent : tien prend courage et fay que nous ayons bon voyage, avec quelques autres paroles que je n’entends point, et le Truchement Bruslé (…) nous dit (à sa confusion) d’avoir une fois fait pareille offrande avec eux (de quoy nous le tançâsmes fort) et que son voyage luy fut plus profitable qu’aucuns autres qu’il ait jamais faict en tous ces païs-là. » *
11. L’explorateur des Grands Lacs
Dix-huit mois après son retour à Toanché, Brûlé se lancera dans la découverte du nord des territoires hurons-wendats. Accompagné d’un certain Grenolle, il explore la rivière Ste-Marie, descend ses rapides et aboutit au lac Supérieur, qu’il aurait longé jusqu'à son extrémité ouest.
« Le Truchement Bruslé avec quelques Sauvages nous ont asseuré qu’au delà de la mer douce, il y a un autre grandissime lac, qui se descharge dans icelle par une cheute d’eau que l’on a surnomme le Saut de Gaston, ayant prés de deux lieuës de large, lequel lac avec la mer douce contiennent environ trente journées de canots selon le rapport des Sauvages, & du truchement quatre cent lieuës de longueur.» *
12. Le tabac comme sauf-conduit
En 1624, en route vers la foire de Québec, le convoi huron de Brûlé est entravé dans sa progression : Montagnais et Algonquins veulent forcer les Français à se déplacer vers leurs territoires pour traiter les fourrures et, pour y parvenir, il faut que les Hurons-Wendats refusent d’aller plus loin.
« Nous nous rendimes audit Cap (de Victoire), où déjia estoit arrivé depuis deux jours le Truchement Bruslé, avec deux ou trois canots Hurons, duquel j’appris la deffence que les Montagnais &Algoumequins leur avoient faites de passer outre, voulans à toute force qu’ils attendissent là avec eux les barques de la traicte, & qu’ayans pensé leur resister ils s’estoient mis en hazard d’estre tous assommez, particulierement luy Truchement Bruslé, qui en avoit esté pour son sac à petun. » *
Brûlé, en fin négociateur, aura réussi à faire baisser le barrage en leur concédant sa provision de tabac!
13. Au gré des mœurs locales
Le frère Sagard remarque qu’il est plus facile à un Français de devenir Huron que l’inverse. Les truchements ont certainement profité du grand degré de liberté sexuelle qui régnait chez les autochtones. Après en avoir été informé par Sagard, Champlain réprouvera la « mauvaise vie » de son protégé.
« Le truchement Bruslé à qui l’on donnoit cent pistolles par an, pour inciter les sauvages à venir à la traitte, ce qui estoit de tres-mauvais exemple, d’envoyer ainsi des personnes si malvivans, que l’on eust deub chastier severement, car l’on recognoissoit cet homme pour estre fort vicieux, & adonné aux femmes ; mais que ne fait faire l’esperance du gain, qui passe par dessus toutes considerations. » *
14. Un travail bien payé
En se portant volontaire comme truchement, cet été de 1610, Étienne Brûlé se doutait-il qu’il deviendrait l’un des plus glorieux agents de traite, ou du moins qu’il occuperait l’une des positions les mieux payées dans la colonie?
« Je cognois un truchement qui a cent pistoles et quelque nombre de peaux qu’il luy est permis d’emporter chaque année. » *
Il semble qu’une pistole soit égale à 10 livres, donc Étienne Brûlé gagne 1000 livres par année.
Il recevait ainsi plusieurs fois le salaire d’un employé ordinaire de la compagnie et presque le salaire officiel de Champlain. Ajoutons à cela les revenus de la traite qu’il était autorisé à faire pour lui-même.
15. Des langues et des missionnaires
Le père Charles L’Allemant désespère de « venir à bout du langage du païs. Car des truchements, disoit-on, il ne faut rien attendre. » Ceux-ci se seraient entendus pour ne pas apprendre les langues aux missionnaires. En 1625, alors que Brûlé devait être rapatrié de force en France sous l’injonction des religieux, la chance sourit au supérieur jésuite.
« La veille du départ, il vint nous voir chez les révérends Pères Récolets pour nous dire adieu. (…) voilà une forte pleurésie qui le prend et le voilà couché au lict, si bien et si beau qu’il fallut que les vaisseaux s’en retournassent sans luy. Et par ce moyen, le voilà qui nous demeure. (…) Il nous asseura qu’il estoit entièrement à nostre dévotion et que, s’il plaisoit à Dieu de lui rendre la santé, l’hyver ne ce passeroit jamais sans nous donner tout contentement; dequoy il s’est fort bien acquitté. » *
16. Une retraite française
On ne sait si cela était habituel chez les coureurs des bois, mais Étienne Brûlé a gardé contact avec sa terre patrie. Devenu prospère, les deux séjours qu’il fera en France, en 1622 et 1626, seront l’occasion de s’occuper de la gestion de ses affaires. Lors de son premier passage, Brûlé devient parrain d’un enfant que l’on prénommera Étienne, dans la famille Coiffier. La coutume existait, dans les communautés de la région, de lier par des parrainages des jeunes que l’on destinait au mariage. La stratégie réussira dans le cas d’Étienne Brûlé car il épousera Alizon Coiffier lors de son second séjour. À ce moment, on sait qu’il s’est encore enrichi et a changé de statut social : on l’identifie maintenant comme marchand! Avec une épouse qui l’attendait en France, y envisageait-il sa retraite après avoir conforté sa fortune sur le nouveau continent?
17. Amantacha, roi du Canada
Lors de son second voyage en France, en 1626, Brûlé est accompagné d’un jeune Huron, Amantacha, qu’il présentera à la noblesse parisienne comme étant le « Roi du Canada ». Au retour de ce séjour, deux ans plus tard, leur flotte est capturée par les frères Kirke, qui gèrent l’intervention anglaise au Canada. Étienne Brûlé les convainc qu’Amantacha est le fils d’un dignitaire amérindien. Ils le gardent avec eux, pensant qu’il pourra leur servir comme garant de paix et de coopération auprès des diverses nations. Mais la supercherie n’aura qu’un temps : Thomas Kirke se rend compte que le jeune Huron-Wendat n’est « qu’un simple guerrier habillé comme un Français »!
18. La trahison d’Étienne Brûlé
Après la capitulation de Champlain devant l’assaut des frères Kirke, il est ramené à Tadoussac où il croise Brûlé, de retour au Canada avec la flotte anglaise. L’échange fut bref :
« Je vy Estienne Bruslé truchement des Hurons, qui s’estoient mis au service de l’Anglois, & Marsolet, ausquels ie fis une remonstrance touchant leur infidelité, tant envers le Roy qu’à leur patrie (…) si vous sçaviez que ce que vous faites est desagreable à Dieu & au monde, vous auriez horreur de vous mesme, encore vous avez esté eslevez petits garçons en ces lieux, vendant maintenant ceux qui vous ont mis le pain à la main : pensez vous estres prisez de ceste nation ? » Face à cette accusation de trahison, Brûlé est réaliste : « Ils me disoient, Nous sçavons tres bien que si l’on nous tenoit en France qu’on nous pendroit, nous sommes bien faschez de cela, mais la chose est faite, il faut boire le calice puisque nous y sommes, & nous resoudre de jamais ne retourner en France. » *
19. Le mystère de son assassinat
En 1632, alors qu’il est âgé d’une quarantaine d’années, Brûlé devient le seul Français à mourir aux mains des Hurons-Wendats. Torturé puis assassiné, les Hurons-Wendats ont ensuite consommé rituellement des parties de son corps.
« A la fin ce fortuné (infortuné) Bruslé a esté du depuis condamné à la mort, puis mangé par les Hurons, ausquels il avait si longtemps servy de Truchement, & le tout pour une hayne qu’ils conceurent contre luy pour je ne sçay qu’elle faute qu’il commit à leur endroit. (…) Il y avoit beaucoup d’années qu’il demeuroit avec eux, vivoit quasi comme eux, & servoit de Truchement aux François, & apres tout cela n’a remporté pour toute recompense qu’une mort douloureuse & une fin funeste & malheureuse; je prie Dieu qu’il luy fasse misericorde, s’il luy plaist, & aye pitié de son ame. » *
Comment les choses ont-elles pu se gâter à ce point entre le truchement et son peuple adoptif? Les théories abondent…
20. La disgrâce, vivant ou mort
Champlain retourne en Nouvelle-France et reprend possession de Québec en mai 1633. Amantacha lui annonce de la perte de son ancien engagé. Il ne manifestera aucun regret.
« Que nous ne faisions aucune perquisition de cet homme, d’autant qu’il méritoit la mort, pour s’estre rendu rebelle au Roy et à sa patrie, s’en estant allé rendre aux Anglois avec d’autres, pour trahir ceux qui l’avoient eslevé, donnant les advis et addresses du pays aux ennemis et cognoissance des incommoditez que nous avions, et comme traistre, il devoit mourir en France ; et le tenant comme Anglois et envoyé par eux en leur pays pour nous nuire, il n’avoit receu d’eux que ce qu’il méritoit et que c’estoit comme une paille que le vent avoit emportée, à laquelle nous en songions plus. » *