Une fillette, sa mère et sa grand-mère sont à bord d'une voiture conduite par un homme qui doit les mener en sécurité de l’autre côté du pont Mercier. Loin de Kahnawake, où la menace d’une intervention imminente de l’armée fait craindre le pire à la communauté. Nous sommes le 28 août 1990.
Des membres des communautés mohawks de Kanesatake et de Kahnawake s’opposent aux forces de l’ordre depuis plus de sept semaines. Au cœur du conflit : le projet d'agrandissement d’un terrain de golf et de construction de condominiums sur des terres ancestrales revendiquées, une pinède où se trouve un cimetière mohawk, à Kanesatake, au nord-ouest de Montréal.
Des barricades interdisent tout passage à l’entrée du terrain de golf; d'autres empêchent quiconque de circuler sur le pont Honoré-Mercier, qui relie l'île de Montréal à la Rive-Sud. La situation est tendue depuis la mort du caporal Marcel Lemay, le 11 juillet, lors d’une intervention de la Sûreté du Québec (SQ).
Depuis quelques jours, on se passe le mot dans la communauté de Kahnawake : les soldats des Forces armées canadiennes – venus par milliers pour prendre la relève des agents de la SQ depuis une semaine – ont resserré le périmètre. Des rumeurs parlent d’une attaque qui pourrait survenir à tout moment.
Le 27 août, l’armée a annoncé qu’elle s’apprêtait à démanteler les barricades. Par mesure de précaution, des citoyens d’Oka ont quitté la ville. De peur que la situation ne dérape aussi à Kahnawake, les chefs mohawks se sont entendus avec les autorités québécoises, la SQ et l'armée pour permettre l’évacuation d’un peu plus d’une centaine de résidents, essentiellement des personnes âgées, des femmes, des enfants et des bébés.
Kahsennahawe ne comprend que des bribes de ce qui se passe. Elle a 10 ans.
Le jour venu, sous un soleil de plomb, elle s’installe sur la banquette arrière avec sa grand-mère, tandis que sa mère s’assoit à l’avant, dans le siège passager. Le directeur général des services sociaux de Kahnawake est au volant.
D’où se trouve Kahsennahawe, elle peut voir que la voiture est pratiquement en tête du convoi de quelque 75 véhicules qui prend le chemin de la route 138.
« Je me rappelle qu’une fois sur le pont, nous avons dû nous immobiliser », raconte Kahsennahawe, aujourd’hui connue sous le nom de chef Sky-Deer. « Nous sommes restés là, sans bouger, pendant ce qui m’a semblé des heures. C’était interminable et il faisait tellement chaud. Je ne comprenais pas pourquoi on nous empêchait de poursuivre notre route. »
Au même moment, Tracey Deer, 12 ans, court entre les voitures immobilisées avec sa soeur et ses cousins pour passer le temps. Des agents de la SQ procèdent à la fouille du véhicule conduit par sa mère. Tout comme Kahsennahawe, Tracey ne comprend pas pourquoi elle a dû faire ses bagages la veille.
L'intervention des agents, qui consiste à inspecter les véhicules et à contrôler l’identité de leurs occupants, s’étire sur des heures.
« Il y avait une crainte de la part de la police que des armes soient sorties ou que certains sujets d’intérêt en profitent pour s’échapper », se remémore l’ancien inspecteur de la SQ Michel Martin, alors caporal, qui se trouvait ce jour-là de l’autre côté du pont, à LaSalle.
Pendant que le convoi ne bouge pas d’un poil, que les aînés et les enfants incommodés par la chaleur commencent à s’impatienter, une foule se masse à la sortie du pont Mercier, à LaSalle. Des stations de radio mises au fait de l’opération disent en ondes qu’un convoi de véhicules se trouve sur le pont. L’accès au pont Mercier, qui est bloqué depuis le 11 juillet, au grand dam des résidents de Châteauguay, de LaSalle, de Lachine et des autres municipalités avoisinantes, sera autorisé pour laisser passer des Mohawks.
« C’était rendu de notoriété publique que des autos allaient quitter la communauté pour s’en venir à Montréal, explique Michel Martin. Et ça faisait des semaines que les gens ne pouvaient pas utiliser le pont. La police avait prévu de mettre des effectifs sur place pour contrôler la circulation. Mais ce qui n’avait pas été prévu, c’est la réaction des gens. »
Le bruit des projectiles
Lorsque le convoi obtient enfin le feu vert pour poursuivre son chemin, l’attroupement à l’autre bout du pont, près de l’échangeur, a pris de l’ampleur. Certains protestataires ont même des pancartes où l’on peut lire « Sauvages ». D’autres crient des injures.
Des centaines de personnes se rassemblent à l'endroit où se trouve par hasard un chantier de construction. Les protestataires s’agglutinent sur le bord de la route, près de morceaux de pavés et de la machinerie lourde.
« Alors qu’on s’approchait de la sortie du pont, ma mère a commencé à paniquer », se souvient Tracey Deer.
Depuis le siège passager, elle n’arrive pas à voir ce que sa mère distingue au loin. « Ma mère s’est mise à crier, à nous dire de nous pencher, poursuit-elle. Je l’ai vue avoir peur pour la première fois de ma vie, elle qui est d’ordinaire si forte. De la voir réagir comme ça m’a ébranlée et j’ai commencé à avoir peur, moi aussi. »
C’est à ce moment que Tracey entend un bruit, au premier abord impossible à identifier.
Celui des projectiles frappant la tôle et les vitres des premières voitures du convoi.
« J’ai fini par relever la tête pour regarder par la fenêtre. Et c’est là que j’ai vu tous ces hommes et ces femmes nous lancer des roches, crier, rire, s’encourager. Tout m’a semblé devenir au ralenti, l’espace d’un instant. Je n’arrivais pas à pleurer, je ne ressentais que de la colère. »
Une roche finit par atteindre la vitre arrière de la voiture et la fait exploser sur la tête de sa petite soeur et celles de ses cousins. La peur au ventre, Tracey fait tout son possible pour se pencher et maintenir cette position jusqu’à ce qu’elle n’entende plus le bruit des pierres.
« Des roches, des matériaux, tout ce qu’ils pouvaient prendre, ils le prenaient et le lançaient sur les véhicules », se remémore aussi Kahsennahawe Sky-Deer.
« En regardant par la fenêtre, j'ai vu la colère, mais aussi la haine, sur les visages des gens. »
Un projectile s’apparentant à une balle de golf vient heurter de plein fouet la fenêtre du côté de sa grand-mère et fait exploser la vitre en mille morceaux. « Je me suis penchée et j’ai tenté de me protéger. C’est tout ce que je pouvais faire : garder ma tête le plus bas possible. »
À ses côtés, sa grand-mère, recouverte de morceaux de vitre, se met à pleurer. « J’avais des éclats de la fenêtre partout sur moi aussi, raconte Kahsennahawe. Comme ma grand-mère pleurait, j’ai fondu en larmes. J'espérais qu’on allait pouvoir s’en sortir, qu’il ne nous arriverait pas de crevaison, sinon je me disais que les gens pourraient nous extirper de la voiture et s’en prendre à nous. »
« J’étais sous le choc. Je ne comprenais pas vraiment ce qui se passait ni pourquoi ces gens s’en prenaient à moi et ma famille », ajoute-t-elle.
Lorsqu’elles n’atteignent pas leur cible, les roches finissent leur trajectoire sur le sol. Bien vite, la chaussée se retrouve encombrée par des dizaines et des dizaines de débris.
Plus loin sur la route, la mère de Tracey finit par arrêter la voiture dans le stationnement d’une école, le temps d’enlever la vitre sur les bancs, de secouer les vêtements de chacun et de s’assurer que personne n’est blessé. Sa soeur s’en tirera avec quelques égratignures.
Kahsennahawe termine sa route dans un hôtel de Dorval. « Ma grand-mère, ma mère, tout le monde est sorti de la voiture. Nous nous sommes pris les unes et les autres dans nos bras et nous avons pleuré », raconte-t-elle.
Les passagers d’autres voitures du convoi en garderont des ecchymoses. Certains, incapables de retirer tous les éclats de verre logés dans leur peau, devront se rendre à l’hôpital, selon des témoignages recueillis par la cinéaste abénaquise Alanis Obomsawin dans son documentaire Pluie de pierres à Whiskey Trench.
Un homme de 71 ans, Joe Armstrong, qui se trouvait à bord de l’un des véhicules du convoi, est mort d’un arrêt cardiaque le dimanche suivant les événements, le 2 septembre 1990, dans un hôpital de Sainte-Agathe. À l’époque, la SQ a nié qu’il avait succombé à des blessures liées à l’attaque. Selon le grand chef de Kahnawake Joe Norton, le septuagénaire, qui souffrait déjà de problèmes de santé, n’aurait pas reçu de projectiles.
« Un spectacle désolant »
À la simple évocation de cet épisode, l’ex-inspecteur Michel Martin se souvient de la colère qui l’habitait. « Tu ne t’attends pas à ce que des adultes, dont des pères, des mères, aient cette réaction-là. Je vous dis, c’était un spectacle désolant. Ça a été une perte de contrôle, un dérapage. Les projectiles arrivaient de partout. La vision n’était plus claire, dit-il. C’était comme spontané. Un mouvement de défoulement stupide. »
Tout au long de l’attaque, les agents, en chaîne le long de la route, ont tenté de maintenir le corridor de sécurité pour laisser passer les voitures, criant aux conducteurs d’aller plus vite et de ne pas s’arrêter. Ils n'ont toutefois pas été en mesure de faire cesser la pluie de projectiles.
« Au bout d’un moment, la foule a été contrôlée. Mais le mal avait été fait », concède Michel Martin.
Les scènes captées par les grandes chaînes sont passées à la télévision. Les auteurs de l’attaque ont été filmés, pierre à la main. D’autres qui ont réussi à échapper au contrôle des agents ont pu frapper de leurs poings et de leurs pieds la carrosserie de quelques voitures.
Bon nombre des protestataires se seront contentés d’observer la scène, hurlant et applaudissant à chaque pare-brise éclaté.
Le chef Joe Norton « encore traumatisé »
Personne n’a été arrêté le 28 août 1990. Le lendemain, les barricades du pont Mercier ont finalement été démantelées, au terme de négociations.
Au cours du mois de septembre qui a suivi, la police a procédé à l’arrestation d’une quinzaine de personnes pour méfaits, dont trois qui ont plaidé coupables. L’un des accusés a écopé d’une peine de 10 week-ends de prison.
Aux yeux de ceux qui ont été pris pour cible, les autorités n’ont pas suffisamment agi. « Ils ont vu ces gens se rassembler, ils savaient pourquoi ils étaient là. Ils auraient dû leur dire de partir, mais ils ne l’ont pas fait. Ils les ont laissés faire », croit encore à ce jour Kahsennahawe Sky-Deer.
Le grand chef de Kahnawake Joe Norton, qui occupait le même poste à l’époque de la crise, est du même avis. Ce jour-là, il se trouvait à l’extérieur de la communauté pour des pourparlers lorsqu’il a vu les images passer à la télévision.
« J’étais stupéfait, à en avoir mal au coeur. C’était la preuve de comment les gens peuvent être racistes et horribles, estime-t-il. J’en suis encore traumatisé. »
La communauté s’en est remise aux autorités québécoises et canadiennes et celles-ci n’ont pas su la protéger, poursuit le grand chef.
« C’est l’un des moments les plus dégueulasses de l’histoire du Québec, voire du Canada. Et pour cette raison, je ne pourrai jamais oublier ce qui s’est passé. Je ne peux pas. Ça reste avec moi tout le temps. »
L’ex-inspecteur Michel Martin croit que l’opération d’évacuation aurait avorté si les autorités avaient compris l'importance de la menace que représentait cet attroupement au pied du pont Mercier.
Mais encore aujourd’hui, Joe Norton, qui rejette du revers de la main les excuses qui ont été faites, estime que l'armée et la SQ n’ont jamais voulu assumer leur part de responsabilité. L’inaction des agents parle d’elle-même, selon le grand chef de Kahnawake. Le message était que « l’on pouvait s’en prendre aux Mohawks. “Faites ce que vous voulez, ça importe peu.” »
Des cicatrices invisibles
« Après cet épisode, ma vie n’a plus jamais été la même », confie Tracey Deer.
Toute son adolescence, Tracey a eu du mal à oublier l’attaque. La colère qui a pris naissance le 28 août 1990 s’est enracinée : « J’avais des pensées noires. Je ne voyais pas quelle était ma place dans ce monde. Je me sentais inutile. »
Le fait que personne n’a été arrêté le jour même malgré la présence policière a contribué à exacerber ce sentiment, estime-t-elle. « Ça ne faisait aucun sens de savoir que ces gens ont tenté de nous faire du mal et qu’ils s’en sont tirés. Ce que j’en comprenais, c’était que n’importe qui pouvait bien nous faire ce qu’il voulait et que ça ne comptait pas, parce que nous ne comptions pas. »
Ces images sont aussi gravées dans la mémoire de Kahsennahawe Sky-Deer. « Pendant des semaines et des semaines, je ne pensais qu’à ça. [...] À ce jour, je n’ai rien vécu de pire que ça ».
À 10 ans, voir toute cette haine dirigée contre elle et ceux qu’elle aimait lui « a fait haïr les Blancs », avoue-t-elle. « C’est une chose bien triste à dire. Mais avec le temps, j’ai pu m’ouvrir et découvrir d’autres cultures, des gens différents de moi. Tout le monde n’était pas pareil, et tout le monde ne me détestait pas. J’ai su alors que je n’avais pas à haïr tout le monde en retour. »
La voix de Kahsennahawe se brise. « C’est grâce à ma mère que j’ai pu me défaire de ce sentiment. Elle m’a permis d’aller à l’école à Montréal par après, de m’ouvrir. C’est la meilleure chose qu’elle aurait pu faire, elle qui était pourtant tellement en colère. Elle qui voulait défendre son enfant, qui était prête à sortir de la voiture et à y laisser sa vie. »
Tracey Deer a su elle aussi surmonter le traumatisme provoqué par la pluie de projectiles. L’histoire d’horreur est devenue source de motivation, assure-t-elle. Aujourd’hui, Tracey est cinéaste et s’affaire à peaufiner son dernier film, Beans, inspiré des événements du soulèvement de Kanesatake.
L’histoire de Beans, une jeune fille de 12 ans, évoque indéniablement celle vécue par Tracey en 1990. L’une des scènes reproduit le fil des événements de l’évacuation de Kahnawake.
« Je veux que les spectateurs se retrouvent dans l’auto, eux aussi. Qu’ils vivent ce moment comme nous l’avons vécu, dit Tracey. Parce que c’est par la compassion qu’on peut construire des ponts. Et s’assurer que ce qui est arrivé ne se reproduise plus jamais. »
« Un désagrément »
Trente ans plus tard, la photographie du soldat de l’armée canadienne faisant face à un Warrior est devenue l’image du conflit de 1990 dans la mémoire populaire, celle qui revient en tête à l’évocation de la crise d’Oka.
Parmi les souvenirs qui demeurent dans la communauté mohawk de Kahnawake, il y a des images comme celles du convoi lapidé à LaSalle ou encore d’un mannequin à l’effigie d’un Warrior pendu et brûlé par des manifestants à Châteauguay.
Ce qui s’est passé le 28 août 1990, « c’est pourtant passé aux nouvelles », insiste Kahsennahawe Sky-Deer, qui y voit « un angle mort de l’histoire ».
« C’est fou de penser que tout ça s’est produit pour un terrain de golf! » lance-t-elle. « Imaginez un instant si des gens décidaient de déterrer vos ancêtres et [de construire sur] des terres que vous estimez sacrées. »
« Pour les autres, nous étions un désagrément », dit-elle, avant de prendre une pause. « Mais qu’en était-il de ce qui nous dérangeait, nous? »