« Tout a commencé ici, dans East Baltimore ».
Les souvenirs sont encore frais dans la mémoire de John Billy.
Quelques jours avant notre rencontre, l’homme, aujourd’hui octogénaire, a enterré sa femme Shirley, avec qui il a partagé plus de soixante ans de sa vie.
La maison familiale à Baltimore regorge de souvenirs, de photos et de coupures de journaux racontant leur histoire.
Assis dans la cuisine, John revient sur leur rencontre, mais aussi sur les épreuves qu’ont traversées un homme noir et une femme blanche, à une époque où même l’amour était ségrégué.
Membre du groupe Honey Boys, John Billy un jeune Afro-Américain, donnait des concerts dans des boîtes de nuit fréquentées par les Blancs de la métropole du Maryland.
Un soir de septembre 1954, on lui fait parvenir un mot. Une jeune femme blanche l’invite à danser. John accepte avec surprise et va rejoindre Shirley. Il réalisera quelques minutes plus tard qu’il y a eu confusion et que c’est l’amie de sa future femme qui lui avait lancé l’invention.
Peu importe, raconte John, puisqu’entre Shirley et lui le courant est immédiatement passé.
Une fois la soirée terminée, le jeune musicien noir propose à Shirley de la raccompagner jusqu’à la porte de sa résidence familiale, à quelques rues de la boîte de nuit.
Une promenade de quelques minutes qui fait réagir dans les rues d’une ville où les différentes populations se mêlaient peu.
« Quand je lui ai téléphoné le lendemain matin, elle me dit que tout le bloc a appelé sa mère pour lui dire qu’elle avait marché en compagnie d’un Noir », se souvient John Billy, qui était à ce moment en train de se séparer de sa première femme.
Leur relation s’annonçait ardue. Le couple en a eu un rappel brutal quelques années plus tard, en 1956, quand Sheryl est tombée enceinte.
À l’époque, au Maryland, une loi plus que centenaire interdisait à une femme blanche de donner naissance à un enfant « noir ou mulâtre ».
Quelques semaines après avoir accouché, Shirley, alors âgée de 20 ans, a été arrêté et brièvement emprisonnée.
« J’avais peur, parce que c’était son monde qui s’était retourné contre elle », raconte John.
Le cas de Shirley s’est rendu devant les tribunaux et, en avril 1957, la loi a finalement été invalidée et jugée inconstitutionnelle.
N’empêche, Shirley et John n’étaient pas au bout de leurs peines.
Peu après sa naissance, leur premier fils a été placé dans un orphelinat. Ils n’ont pu ravoir sa garde que deux ans plus tard, une fois mariés. Puisque le mariage mixte était alors interdit au Maryland, ils ont dû se rendre à Washington, où ce type d’union était permis.
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Quand l’amour fait tomber des lois
Shirley et John Billy font partie de ces Américains dont l’amour a contribué à abaisser des barrières légales sur la question raciale.
Le cas le plus célèbre est sans aucun doute celui de Mildred et Richard Loving.
Le couple, formé d’une femme noire et d’un homme blanc, était installé à Central Point, en Virginie, où le mariage mixte était considéré comme un crime.
Comme Shirley et John Billy, ils se sont donc rendus à Washington pour se marier. Une fois de retour en Virginie, leur union a été dénoncée à un policier local, qui a procédé à leur arrestation.
Condamnés à la prison, ils ont déménagé dans la capitale américaine, où ils ont entrepris des démarches pour contester leurs accusations.
Le dossier s’est rendu jusqu’en Cour suprême, où, le 12 juin 1967, les juges ont tranché de manière unanime en faveur des Loving, mettant fin aux lois interdisant les mariages mixtes, qui étaient toujours en vigueur dans 16 des 50 États américains.
Au-delà de ces importants changements législatifs, les relations mixtes ont permis une avancée discrète du débat autour des droits civiques, croit Sheryll Cashin, professeure de droit à l’Université Georgetown et auteure du livre Loving, Interracial intimacy in America and the threat to white supremacy.
Selon elle, les relations amoureuses et amicales mixtes ainsi que l’adoption « accélèrent l'humanisation des personnes qui ne sont pas blanches aux yeux des Blancs ».
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Chose certaine, les relations mixtes se sont normalisées aux États-Unis au cours des dernières décennies.
Selon le Pew Research Center, entre 1967, année du jugement Loving, et 2015, la proportion de nouveaux mariages mixtes est passée de 3 % à 17 %.
Pas plus tard qu’en 1990, plus de 60 % de non-Noirs s’opposaient à l’union d’un de leurs proches avec un Afro-Américain. Vingt-cinq ans plus tard, cette perception négative a chuté à 14 %.
Ce changement, John Billy n’a besoin que de jeter un coup d’oeil par la fenêtre de sa maison pour le constater.
« Quand nous avons déménagé ici, il n’y avait que des familles blanches et on se faisait regarder », explique-t-il, ajoutant qu’aujourd’hui, plusieurs autres couples mixtes vivent sur sa rue.
Entre 1954 à 2020, encore du chemin à parcourir
La résidence familiale des Billy se trouve à quelques kilomètres du centre-ville de Baltimore qui, à l’instar d’autres métropoles américaines, a été ces dernières semaines le théâtre de manifestations contre la discrimination et les inégalités raciales.
La professeure Sheryll Cashin croit d’ailleurs que les unions mixtes ne sont pas étrangères à la diversité des gens qui réclament des changements aux quatre coins du pays. « Ça contribue à la possibilité de coalitions interraciales en politique », croit-elle.
Sur le terrain paisible des Billy, le chant des oiseaux ne masque pas entièrement les revendications de ces manifestants.
La fille de John et Shirley, qui vient passer du temps auprès de son père endeuillé, croit que, des décennies plus tard, des avancées sont toujours nécessaires.
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S’il s’intéresse toujours aux questions de justice raciale, ces jours-ci, John Billy se consacre surtout à honorer la mémoire de sa femme.
Autour de leur maison, que John entend transformer en musée, on aperçoit plusieurs affiches. L’une d'elles rappelle l’article de loi interdisant à une femme blanche de donner naissance à un enfant noir, que Shirley a contribué à abolir. Puis, devant le portique, quelques mots sont inscrits : « Foi, amour et victoire contre le racisme ».
« Je veux qu’on se souvienne d’elle comme d’une personne qui a changé l’histoire. Si vous faites partie de l’histoire pour avoir changé des politiques racistes, c’est une grande chose », s’exclame-t-il.