Dans l’antre des fleuristes
Jeudi 7 mai
De l’extérieur, on dirait une tente de décontamination comme on en voit au cinéma : d’épais panneaux jaune poussin, des fenêtres de plastique, une interdiction au public d’entrer. Mais à l’intérieur, rien de toxique. L’air est plutôt surchargé de l’odeur des milliers de fleurs qui parfument l'atmosphère à leur guise.
C’est comme si le printemps était ici confiné, prêt à aller répandre son soleil aux quatre coins de la métropole.
Nous sommes chez Binette et filles, qui vient d’ouvrir son kiosque extérieur au marché Jean-Talon. Pas moins de 300 bouquets sont en préparation pour la livraison en CHSLD du lendemain, vendredi. Le tout cohabite avec l’énorme demande pour la fête des Mères, dimanche. Les fleurs rampent et s’étendent généreusement sur toutes les surfaces, dans une explosion de couleurs contenue sous un chapiteau.
C’est magnifique, mais aussi exigu. Six fleuristes butinent méthodiquement dans le joyeux labyrinthe, affairées à déplacer les fleurs, couper des tiges, envelopper des bouquets, les mettre dans l’eau.
Toutes à bonne distance les unes des autres. Et toutes de bonne humeur. Les sourires débordent de leurs masques de tissu jusque dans leurs yeux.
La propriétaire Myriam Binette orchestre les opérations dans une valse étourdissante, pendant que ses « deux machines », les deux gérantes de la boutique, s’affairent à compléter les quelque 200 bouquets manquants.
Elle est constamment interrompue par des clientes et des clients qui demandent s’ils peuvent entrer (la réponse est non), par l’arrivée du livreur, par le tintement de clochette des commandes par Internet. À travers tout cela, elle lance des questions à la ronde, vocifère contre le bruit de construction du marché Jean-Talon, s’extasie devant la beauté d’une tulipe, apaise les incessants cris de la sonnerie du téléphone.
Et, accessoirement, elle répond à mes questions.
Le masque tiré sur son menton, Myriam Binette m’explique que le projet de livraison des fleurs en CHSLD est dans le chaudron depuis longtemps. Son copropriétaire, Patrick Bessette, et elle le mijotaient depuis au moins un an, bien avant la COVID-19.
On se rendait compte qu’il y avait des aînés dans les résidences qui n’avaient jamais de visites, dit-elle. On avait le projet de donner des fleurs à des personnes âgées qui n’ont pas de famille, qui ne voient pas de gens, qui n’ont pas de petits bonheurs dans leur vie.
Mais voilà, les fleuristes étaient toujours trop débordés pour donner vie au projet.
Puis est venu le 24 mars, date où les commerces non essentiels ont dû fermer leurs portes. La pause a eu ça de bien : l’idée a fleuri. Rapidement, devant la gravité de la situation dans les CHSLD étalée de reportage en reportage, l’explosion des cas, l’épuisement du personnel…
Je pensais aux résidents qui sont pris là, qui ont toute leur tête et qui savent que ça se passe chez eux. Et qui se disent : “Si je l’attrape, si je tousse, peut-être que je vais en mourir.” Et le personnel qui s’essouffle... On s’est dit : “Il faut faire quelque chose”
, raconte Patrick Bessette.
Mais voilà, il leur a semblé difficile de naviguer à travers la bureaucratie des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS). Comment se faire entendre?
Par pur hasard, le projet a pu voir le jour à la suite de la mort de la mère de Patrick Bessette, elle-même emportée par la COVID-19 dans un CHSLD. Une perte qu’il se presse de relativiser : lourdement atteinte d’alzheimer, sa mère n’en avait plus pour longtemps.
Patrick Bessette a pu contacter directement une personne responsable des activités de l’établissement, et ça a été le point de départ de leur aventure. Le CHSLD où sa mère a rendu son dernier souffle est devenu le premier à recevoir des fleurs.
Le fleuriste a une permission spéciale, car présentement, les personnes âgées n’ont pas le droit de se faire livrer quoi que ce soit. Jusqu’à présent, il a pu embellir trois établissements. Ceux-ci ont mis les bouquets en quarantaine et les ont ensuite distribués sur les étages, là où il était sécuritaire de le faire.
Une plateforme web pour recueillir de l’argent a été mise en place, les dons ont afflué. Et malgré cela, la boutique n’arrive pas à répondre à la demande.
J’ai des CHSLD qui m’appellent tous les jours. C’est triste, parce qu’il faut que je dise non. Je ne peux pas fournir
, soupire Patrick Bessette.
Alors pour l’instant, il se concentre sur une chose : faire fleurir les zones rouges.
Aux portes de l’enfer
Vendredi 8 mai
Une centaine de personnes ont répondu à l’appel de Binette et filles sur Facebook. Une dizaine d’entre elles ont été sélectionnées pour aller livrer des fleurs dans trois CHSLD tandis que les fleuristes resteront en poste pour la fête des Mères.
Une mère et sa fille de 16 ans, passionnées de jardinage, de même qu’un groupe de trois sœurs cherchant à s’impliquer auprès des personnes malades, se rendent à l’établissement Auclair.
Aujourd’hui, l’occasion est différente. Les fleurs ne sont pas pour les résidents et les résidentes, mais bien pour le personnel. Les cinq femmes déploient 150 bouquets au pied de l’entrée, à bonne distance pour éviter toute cohue. En ce vendredi après-midi, les membres du personnel sortent au compte-goutte.
Nous devinons leur fatigue, mais leurs yeux retrouvent tout leur éclat dès qu’ils se posent sur les fleurs, dès que les bénévoles leur annoncent que ce sont des bouquets pour les remercier de leur dévotion au travail.
Les sincères « merci! » fusent de partout. Des mercis aux accents haïtiens, maghrébins, anglophones, en langage universel de la reconnaissance.
Ici aussi, les masques ne parviennent pas à cacher les sourires.
My God! Merci guys, oh my God! C’est tellement apprécié! Vous faites toute la différence. Merci beaucoup, ça me fait chaud au cœur, dit une jeune femme rayonnante. En plus, il y a un chien! Je peux le toucher?
Le chien sourd Lou a attiré l’attention de plus d’une personne, vendredi. Même celle d’un employé qui a interrompu son quart de travail pour lui rendre visite, sac de friandises animalières à la main. Est-ce que votre pitou veut des gâteries? Je garde des gâteries pour les chiens qui viennent, mais là, il n’y en a jamais…
Lui il adore ça!
s’exclame une des bénévoles avant de gâter la bête.
Une femme arrive de la rue. On lui offre des fleurs, qu’elle ne peut accepter comme elle commence son quart de travail. Peut-être en restera-t-il lorsqu’elle l’aura terminé.
Juste d’arriver et qu’il y ait une haie comme ça, là, ça fait…
Elle met ses mains sur sa poitrine, à la recherche des bons mots. Après un silence, elle reprend, la voix tremblotante : Ça nous touche beaucoup.
Une dame a pour sa part voulu laisser « à d’autres » son bouquet, avant de l’accepter en se confondant en remerciements.
– Vous devriez les couvrir, conseille un employé en passant à côté des bouquets.
– Vous n’en voulez pas? On vous les donne, c’est pour les employés!
– Pour de vrai? s’exclame-t-il, visiblement surpris. On n’a jamais eu de cadeau ici, il fallait bien que ça vienne de vous autres!
Il prend un bouquet, tout sourire, annonçant qu’il le donnera à son épouse.
– Oh! c’est gentil, franchement, soupire un autre employé en se penchant sur les bouquets, charmé par tout le choix qui s’offre à lui.
– C’est pour vous remercier pour votre beau travail!
L’homme soupire, puis rit d’un rire sans joie.
– Vous devriez voir ce qu’il y a en dedans, mon Dieu. Ce n’est pas… Ce n’est pas jojo.
Ce qu’il y a en dedans, je l’ai moi-même oublié durant un instant. Grâce aux sourires, aux « merci! », à la chaleur des rencontres humaines, j’en suis venue à oublier qu’il faisait un froid de canard, que plus tôt ce matin, le ciel de mai était barbouillé de neige. À oublier que derrière le parterre de fleurs, l’incendie de la COVID-19 fait rage.
Ici, il y avait 160 résidentes et résidents au début de la crise. En date de vendredi, 83 avaient contracté le virus, 16 n’ont pas survécu. Le nombre d’infections fait actuellement l’objet d’une révision par Québec. Mais une chose est claire : nous sommes en zone rouge.
L’employé arrête finalement son choix sur un bouquet de fleurs blanches. Blanc, c’est l’espoir!
Une fenêtre sur le confinement
Le temps passe lentement en cette journée froide. La présence des bénévoles est enfin remarquée par une vieille dame à l’étage. Elle cogne à répétition à la fenêtre, en saluant énergiquement de la main. L’équipe lui renvoie son salut, émue.
Deux employées sortent à ce moment-là et lèvent les yeux vers elle.
– Pauvre petit cœur. Elle pleure. Ohhhh...
– Je pense que c’est l’effet de voir des fleurs comme ça, ici.
– Petit cœur d’amour... Tous les jours, je la console. Elle pleure comme ça le matin, toute la journée. Elle a de la peine.
– Ah! Maintenant elle a l’air de chanter!
L’employée qui a l’habitude de consoler la dame à la fenêtre ne peut retenir ses larmes lorsqu’elle met la main sur son bouquet. Elle remercie l’équipe, la voix pleine de trémolos, tandis que sa collègue lui tend une serviette en papier pour sécher ses pleurs.
Les bénévoles, le cœur serré, demandent en vain si elles peuvent aller donner des fleurs à la dame à la fenêtre, sachant très bien que c’est impossible, que c’est interdit. Impuissantes, elles continuent de lui sourire, de la saluer.
Comme toutes les autres personnes résidant au CHSLD Auclair, la dame est confinée à sa chambre depuis le début de la crise.
C’est ce que rappelle également l’animatrice en loisirs Hélène Simard après avoir brandi son bouquet de fleurs dans les airs en lâchant un grand WOOHOO!
digne d’une animatrice de foule.
Aux bénévoles avides de détails, elle explique que depuis la crise, son quotidien comme celui des personnes résidantes a changé du tout au tout. Celles-ci ne peuvent plus fréquenter les aires communes, celles qu’on voit depuis la rue, ces salons aux grandes baies vitrées, décorées d’arcs-en-ciel coloriés par les bénéficiaires et par le personnel.
Depuis le début de la crise, la femme a dû troquer son rôle d’animatrice énergique pour celui de « pieuvre » affectée tantôt à la distribution de jaquettes, de masques, de gants, tantôt à la distribution de repas, etc.
– Vous n’avez plus le temps pour les loisirs?
– Malheureusement non, soupire la dame. Mes résidents sont ben ben ben peinés que je ne mette plus de musique, que je ne danse plus, que je ne chante plus. Ils sont confinés à leur chambre.
– Ça fait combien de semaines qu’ils sont dans leur chambre? demande une bénévole.
– Je peux te le dire? Trop, répond-elle en riant tristement. Huit semaines.
Elle raconte comment le loisir, le plaisir manque aux personnes confinées. Elle se rappelle avoir amené son chien de zoothérapie la semaine avant le confinement : Ils m’en parlent encore, me demandent quand le chien va revenir. Ils attendent son retour.
Ne pas sombrer dans l’oubli
À ce jour, Binette et filles a livré des fleurs à six CHSLD. On estime à 5000 $ les dons faits par la clientèle pour l’instant – un montant égalé par Binette et filles, pour un total de 10 000 $ de fleurs à distribuer.
On veut étendre l’initiative. On a entamé des discussions avec les fournisseurs de fleurs, pour qu’eux aussi fassent des dons. On aimerait que les autres fleuristes se joignent au mouvement. Et on dessine des plans pour la suite.
Dans trois semaines, ça va être la saison du lilas. On veut inonder les CHSLD de lilas. Pour les personnes âgées, le lilas a comme quelque chose de magique. Et imaginez l’odeur de 100 bouquets réunis, imaginez l’effet que ça peut avoir dans un CHSLD
, s’enthousiasme Patrick Bessette.
Binette et filles entend être présent tout au long de la pandémie, et même au-delà.
On parle beaucoup des CHSLD ces temps-ci et on a peur que les gens jugent qu’ils en ont assez entendu parler et qu’ils passent à autre chose. On a peur qu’on en vienne à les oublier, s’inquiète Patrick Bessette. Alors nous, on reste, et on leur donne des fleurs.