•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Vous naviguez sur le site Radio-Canada

Début du contenu principal
Introduction

Une dépouille anonyme retrouvée dans un terrain vague en France.

Des scientifiques tentant de redonner leurs noms à des hommes qu’on croyait perdus à jamais.

De la France à Ottawa, en passant par l’Écosse, une enquête dont l’histoire s’étale sur un siècle.

Une guerre sanglante qui n’a pas fini de livrer ses secrets.

À la recherche du soldat perdu

Texte et photos par Ariane Labrèche Illustrations par Matthew Barrett Photographies : Alexis Boulianne

Publié le 11 novembre 2023

Lens, France, 1917

En chargement

L’obscurité est totale. Pour la première fois depuis des semaines, les canons de l’artillerie alliée se sont tus. Le silence qui règne cette nuit-là est presque assommant. Surnaturel.

Personne, pourtant, ne dort.

Nous sommes dans les tranchées du Corps expéditionnaire canadien, à l’aube du 15 août 1917. Une offensive meurtrière est sur le point d’avoir lieu près de la ville de Lens, dans le nord de la France.

Tout ce qui s’est passé ce jour-là n’est pas entièrement connu, trop de morts ont laissé trop d’oublis. Mais nous en savons assez pour le raconter ainsi.

Le sergent Richard Musgrave est avec ses hommes du 7e Bataillon d'infanterie. Son sifflet en main, il attend. Tendu. Alerte. Déterminé.

Résigné.

Richard Musgrave et ses hommes attendent que soit lancé l'assaut du 15 août 1917.Photo : Matthew Barrett

Celui que ses proches surnomment Dick en a vu d’autres. Né en 1884 en Écosse, Richard Musgrave a grandi dans la ville ouvrière de Hawick auprès de sa mère, Rebecca, et de sa sœur Jeannie. Vers 1905, il quitte son pays natal pour aller livrer deux chevaux qu’un homme de Calgary a achetés à son patron. Le hic : ce dernier ne lui a procuré qu’un aller simple.

Célibataire et sans un sou en poche, Richard Musgrave a dû se réinventer au Canada, comme tant d’autres personnes immigrantes fraîchement arrivées du Royaume-Uni au cours de la première décennie du 20e siècle.

La guerre éclate en 1914. À des milliers de kilomètres de sa patrie, celui qui s’était entre-temps trouvé un boulot à Calgary comme conducteur de charette (teamster), s’est enrôlé le 30 avril 1915 au sein du 56e Bataillon d’outre-mer.

Je dirais qu’environ 50 % à 75 % des volontaires dans l’Ouest canadien, au début de la guerre, étaient nés en Grande-Bretagne. Ils se considéraient comme Britanniques en premier, et Canadiens en deuxième, explique le sergent Dwayne Snow. Féru d’histoire, il est l’expert en résidence du Régiment de la Colombie-Britannique, Duke of Connaught’s Own, qui perpétue la mémoire du 7e Bataillon d’infanterie du Corps expéditionnaire canadien.

Le jour de son enrôlement, Richard Musgrave ment sur sa fiche d’inscription. Âgé de 30 ans, il s’en donne plutôt 28. On ne saura jamais ce qui l’a poussé à vouloir se rajeunir.

Lens, France, 2017

En chargement

Il fait doux à Lens en ce 11 juillet 2017. Sur un chantier près des rues Léon Droux et des Poissonniers, des démineurs sont à l’ouvrage. Ce jour-là, les ouvriers à la recherche de charges explosives font une tout autre découverte.

Une dépouille est retrouvée sous les herbes hautes. Ils ne le savent pas encore, mais cela fait cent ans presque jour pour jour qu’elle attend, son lieu de repos longtemps perdu sous cet ancien champ de bataille devenu terrain vague.

Une telle découverte est courante dans ce coin de pays, un des plus pauvres de France, où on vit surtout de l’industrie agricole et de boulots manufacturiers. Peu d’endroits ont été aussi dévastés que le nord de la France par la Première Guerre mondiale, qu’on appelle souvent ici la Grande Guerre.

Le sol argileux recèle encore des millions d'explosifs, qui continuent chaque année à entraîner des morts et des blessés. Ici, presque tout le monde connaît quelqu'un qui est tombé par hasard sur des artefacts, comme des baïonnettes ou des douilles. Ou encore, sur des dépouilles.

Personne en dehors de la région ne sait ce qui se passe. Même moi, qui suis archéologue, je n’avais aucune idée qu’on tombait sur des corps régulièrement avant d’arriver en poste, remarque le Dr Stephan Naji.

Stephan est adossé sur le camion argenté.
Le Dr Stephan Naji.Photo : Alexis Boulianne

En ce jour gris de septembre 2022, le Dr Stephan Naji arrive dans les bureaux de la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth (CSGC), située aux limites de la ville d’Arras. Sa bonne humeur contagieuse illumine le hall d’entrée dès qu’il y pose le pied. Vif, athlétique, la blague facile, il parle avec passion du boulot qui l’a ramené dans son pays natal, après plusieurs années passées aux États-Unis.

Le scientifique est depuis 2021 le directeur de l’Unité de récupération, ou Recovery Unit, de la CSGC. Fondée en 1917, la Commission gère 23 000 cimetières militaires dans 150 pays et territoires, au nom des gouvernements de l’Australie, du Canada, de l’Inde, de la Nouvelle-Zélande, de l’Afrique du Sud et du Royaume-Uni.

Le Dr Naji est spécialiste de la bioarchéologie, une discipline qui applique les principes de la médecine légale à des squelettes anciens. Il est le premier à se rendre sur les lieux lorsqu’une dépouille pouvant appartenir à un soldat est retrouvée dans le nord de la France.

100 000

Le nombre de soldats n’ayant pas de sépulture connue après être morts au cours de la Première Guerre mondiale, parmi lesquels on compte 20 000 Canadiens.

10 000

Le nombre approximatif de soldats canadiens dont la dépouille n’a jamais été retrouvée après la Première Guerre mondiale, seulement sur le territoire français.

À la fin de la Première Guerre mondiale, en 1918, les terres ayant été le théâtre d’affrontements sont demeurées une propriété du gouvernement français, explique-t-il. Jusqu’en 1921, des unités étaient dédiées à y rechercher activement les corps des soldats.

Évidemment, dès que les champs ont été remis en culture, on a commencé à trouver des choses comme de la ferraille, des bouts de tentes et, bien sûr, des restes humains. Ça continue aujourd’hui. Ça ne s’est jamais arrêté, souligne Stephan Naji.

L'ampleur du carnage a contribué à la documentation parcellaire des restes de soldats retrouvés dans les années suivant le conflit. Bien que la Commission soit toujours demeurée présente pour récupérer les dépouilles retrouvées, encore fallait-il qu’elles soient signalées.

Hantés par ces milliers de morts qui peuplaient leurs champs, leurs forêts et leurs jardins, bien des gens ont eu tendance à les laisser dans des trous ou sur le bord du chemin, en espérant pouvoir un jour tourner la page.

« On en trouvait tellement que c'était devenu le quotidien. »

— Une citation de   Stephan Naji

Lens, France, 1917 – Le baptême du feu

En chargement

En 1916, Richard Musgrave embarque à Montréal sur le S.S. Elele, vers les côtes anglaises, avant de finalement mettre le pied en France. Transféré au sein du 7e Bataillon, il a grimpé les échelons, obtenant successivement les grades de caporal et de sergent. Il a réussi, défiant les statistiques, à survivre à certaines des pires batailles de la Grande Guerre.

Celle du mont Sorrel, où le 4e Bataillon d’infanterie canadien avait été pulvérisé sous les bombes allemandes. Et, surtout, la célèbre bataille de Vimy, où plus de 3000 de ses camarades ont trouvé la mort entre le 9 et le 12 avril 1917.

La photo colorisée montre des soldats avançant sur le champ de bataille.
Le 29e Bataillon d’infanterie avance en zone neutre, au cours de la bataille de la crête de Vimy. Avril 1917.Photo : Musée canadien de la guerre

C’est dans le « no man’s land » de la crête de Vimy que Richard Musgrave a fait les gestes qui lui ont valu une médaille militaire et où il a reçu une blessure légère qui l’a mis hors de combat pendant quelques semaines. Sa carte de citation, une des rares qui ont pu être retrouvées dans les archives de Bibliothèques et Archives Canada, donne un indice de sa bravoure.

« Pour sa galanterie remarquable dans le feu de l’action. Dans le secteur du Labyrinthe, il a géré son peloton avec courage et a démontré une habileté marquée à les réorganiser après avoir subi de lourdes pertes dans l’atteinte de leur premier objectif. »

— Une citation de   Extrait de la carte de citation de Richard Musgrave

Remis de sa blessure, Richard Musgrave a passé l’été 1917 à se préparer pour un nouvel assaut. Cette bataille aujourd’hui méconnue, coincée entre le succès presque mythique de Vimy et le mouroir boueux que serait bientôt Passchendaele, est celle de la côte 70.

1917 n’était pas une bonne année. Vimy a été un succès, mais ce n’était qu’une offensive parmi la bataille d’Arras qui a globalement été un vrai merdier. Mais le commandement britannique voyait les pertes du côté allemand et s’est dit qu’avec une bonne poussée, ils pourraient les faire reculer pour de bon dans la région belge d’Ypres. Au départ, ça a très bien été. Sauf qu’il s’est mis à pleuvoir , raconte le Dr Douglas Delaney, professeur d’histoire au Collège royal militaire du Canada.

Ces images de la troisième bataille d’Ypres montrant des soldats misérables dans les trous d’obus inondés deviendraient parmi les plus marquantes de tout le conflit. Très vite, c’est l’impasse. À la fin de juillet, le maréchal Haig, chef de l’armée britannique, a une idée : forcer les Allemands à détourner leurs effectifs de la région d’Ypres en attaquant la ville de Lens, à un jet de pierre de la crête de Vimy, un point important du ravitaillement ferroviaire.

Pour la première fois, le Corps expéditionnaire canadien aurait à sa tête un compatriote, le lieutenant-général Arthur Currie.

Ce dernier choisit de prendre non pas la ville, mais une colline avoisinante qui lui donnerait une position stratégique sur les forces allemandes. Son plan méticuleux sera entre autres élaboré grâce à des photos aériennes et à des dessins faits par des prisonniers allemands, avant d’être répété des dizaines de fois par les Forces canadiennes.

À l’époque, il n’y avait pas de walkie-talkie. On faisait donc pratiquer le scénario aux soldats, pour que si leur officier tombait au combat, chaque homme sache exactement quel est l’objectif à prendre , explique le Dr Delaney.

En chargement

L’offensive du 15 août 1917 était divisée en trois phases.

La première vague d’attaque devait capturer l’objectif représenté par la ligne bleue.

Ensuite, une deuxième vague de soldats allait gravir la colline pour prendre l’objectif représenté par la ligne rouge.

Finalement, les hommes du Corps expéditionnaire canadien s’empareraient des positions représentées par la ligne verte.

À partir de l’objectif pris par le 10e Bataillon pendant la première vague d’attaque, les hommes du 7e Bataillon partiraient dans la deuxième vague, à l’assaut de la colline.

Tout ce temps, l’artillerie alliée fait pleuvoir des milliers de bombes sur les tranchées allemandes, espérant annihiler les fusils automatiques qui, à défaut d’avoir été neutralisés, avaient fait 60 000 victimes britanniques en un jour à la bataille de la Somme en 1916.

Le pilonnage a été constant pendant des semaines. Jusqu’à ce matin fatidique du 15 août 1917.

À quoi peut bien penser Richard Musgrave dans la noirceur et le silence, les yeux fixés sur sa baïonnette, son ruban de médaille militaire posé bien droit sur sa poitrine? Après Vimy, il devait certainement se dire que sa chance allait finir par tourner. Il a vu le nombre de morts et de blessés…, postule le Dr Douglas Delaney, qui a lui-même servi plusieurs années au sein des Forces armées canadiennes.

« Il y a une expression, chez les soldats : quand ton heure est venue, elle est venue. C’est presque un mécanisme de défense, parce qu’avoir peur de mourir à chaque seconde, c’est trop dur pour les nerfs. »

— Une citation de   Le Dr Douglas Delaney

La répétition est terminée. Bientôt, le vrai spectacle commencera.

Arras, France, 2022

En chargement

Entre 20 et 30 soldats étaient retrouvés chaque année avant le début de la pandémie dans les Hauts-de-France, aux aléas d’une forte pluie, ou encore d’un labour, mais surtout sur les chantiers.

Depuis la reprise massive des projets de construction, le nombre de découvertes a explosé : ce sont 70 soldats qui ont été récupérés en 2022, et plus de 40 en date de septembre 2023. C’est sans compter la mise en chantier prochaine du Canal Seine-Nord, qui passera au cœur des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, risquant de faire augmenter le nombre de découvertes au cours des prochaines années.

Or, jusque dans les années 1990, les fouilles préventives qui sont aujourd’hui pratiquées dans le nord de la France n’étaient pas du tout la norme, selon le Dr Stephan Naji. L'idée même d'employer quelqu'un avec son expertise est une nouveauté. Avant qu'il n'occupe son poste, créé pour lui, des employés horticoles allaient récupérer les corps de manière volontaire.

« Réalistement, j’estime que 80 % des dépouilles de la Grande Guerre sont à jamais perdues  »

— Une citation de   Stephan Naji

Stephan Naji n’était pas encore là lors de la découverte de la dépouille à Lens, en 2017, mais les principes de récupération des corps demeurent les mêmes. L’objectif est d’arriver en moins de deux heures sur le site. Le Dr Naji est donc un scientifique de garde.

Pour preuve : il nous amène avec Loreleï Margely-Lardeyret dans le stationnement des bureaux de la Commission, où trône le 4 x 4 argenté à bord duquel ils décollent au moindre appel.

Le Dr Naji effectue systématiquement ses sorties en duo avec sa collègue, une anthropologue de 29 ans. L’enjeu principal en est un de sécurité.

Ça nous est déjà arrivé de nous rendre sur le lieu d’une découverte, dans un endroit isolé que personne ne peut connaître à part celui qui nous a appelés. Une fois arrivés, on a réalisé que la tombe avait été pillée de ses artefacts, alors que la personne qui nous a contactés se tient devant nous. Ça crée des tensions, illustre Stephan Naji.

Au premier coup d'œil, Dr Naji est généralement en mesure de dire s’ils ont affaire à des ossements d’animaux, à un contexte de guerre, ou à une scène de crime, qui tombera sous la responsabilité de la police scientifique. Pour ce faire, Loreleï et lui se fient surtout au matériel associé et à l’emplacement des dépouilles. Un des indices les plus probants est la présence de bottes militaires.

Une fois le contexte de guerre confirmé, les deux anthropologues doivent déterminer si les dépouilles tombent sous la juridiction du gouvernement allemand, français, ou d’un État du Commonwealth. Le cas échéant, les découvertes seront documentées afin d’être assignés soit au Canada, à la Grande-Bretagne, à l’Australie ou à la Nouvelle-Zélande, pays dont les soldats ont participé aux affrontements en Europe.

Peu après sa découverte, la dépouille retrouvée près de la ville de Lens le 11 juillet 2017 est tombée sous la responsabilité du gouvernement canadien. C’est à ce moment qu’est entrée en jeu la Dr Sarah Lockyer.

Ottawa, juillet 2022

En chargement
Dr Lockyer regarde la caméra, sur un fond gris.
La Dr Sarah Lockyer est coordonnatrice du Programme d'identification des pertes militaires.Photo : Alexis Boulianne

La Dr Sarah Lockyer aime le mauve. Dans l’immeuble anonyme en banlieue d’Ottawa où elle travaille, cette couleur arborée par presque tous ses accessoires de bureau insuffle un peu de vie à l’éclairage terne des néons. Dans un coin, un squelette nommé Balthazar semble surveiller quiconque passe la lourde porte brune de son local sans fenêtre.

Avec sa franchise désarmante et son caractère chaleureux, celle qui est originaire de Moncton détonne dans le milieu militaire où elle évolue. Il faut dire que personne d’autre n’occupe un poste comme le sien, non plus.

Depuis 7 ans, la Dr Sarah Lockyer est coordinatrice de l’identification des pertes militaires à la Direction histoire et patrimoine du ministère de la Défense nationale. Anthropologue de formation, elle est spécialiste de la bioarchéologie, tout comme le Dr Stephan Naji.

Sarah, de dos, tient le bras de son squelette.
La Dr Sarah Lockyer dans son bureau d'Ottawa, en compagnie de son squelette Balthazar, en juillet 2022.Photo : Ariane Labrèche

Autant son métier que ses compétences provoquent souvent de l’étonnement, de son propre aveu. La réaction des gens, c’est souvent "hein?", dit-elle en éclatant de rire. Surtout au Québec, où on dirait que le public francophone n’a pas encore découvert le Programme d’identification des pertes militaires.

Le programme a été mis sur pied en 2007 face à l’augmentation des découvertes de dépouilles pouvant être celles d’un des 27 000 soldats canadiens décédés au cours de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que de la guerre de Corée, et qui n’ont pas de sépulture connue. Le but : tout faire pour redonner leurs noms et un lieu de repos digne aux soldats retrouvés.

Sarah Lockyer travaille donc d’arrache-pied à redonner leur identité à des disparus que plus personne ne cherche. Des soldats dont les familles ont, le plus souvent, même oublié l’existence. Des hommes dont le nom n’a parfois pas été prononcé depuis plus d’un siècle.

« C’est quoi la première chose qu’on dit aux gens qu’on rencontre? Notre nom. Ces soldats, ce sont des êtres humains. Il n’y a pas de date d’expiration là-dessus. »

— Une citation de   La Dr Sarah Lockyer

Lens, France, 1917 – À l’assaut

En chargement

À 4 h 25, ce ne sont pas les premiers rayons du soleil, mais plutôt l’éclat orangé créé par l’explosion de barils d’huile qui déchire la noirceur, s’abattant au loin comme un rideau infernal sur la campagne française dévastée. Les sifflets retentissent. Les soldats émergent des tranchées. Richard Musgrave, qui s’élancera dans la deuxième vague, les regarde partir.

Un soldat monte la colline en tenant sa baïonnette. Derrière lui, les explosions obscurcissent le ciel.

Il faut marcher, ne pas céder à la peur. Les hommes connaissent par cœur la chorégraphie de cette stratégie qu’on appelle le barrage d’artillerie : avancer, à un rythme mille fois pratiqué, un pied devant, et puis l’autre, vers le mur de fumée créé par les explosions.

Dès que l’écran de fumée se dissipe, les rendant à nouveau visibles des artilleurs allemands, il faut se coucher et attendre que la prochaine salve passe au-dessus de leurs têtes et crée une nouvelle protection, quelques centaines de mètres plus loin. Si on panique et qu'on court, on risque d’être oblitéré par la prochaine volée de bombes.

Vers 6 h, la première vague avait capturé la majorité de ses objectifs. Le deuxième acte pouvait commencer.

Quand Richard Musgrave émerge de sa tranchée, le soleil s’est levé. Devant lui, c’est le théâtre de l’horreur. Partout sur le terrain éventré par les obus sont dispersés ses camarades morts au combat. Certains ont été tués par balles, d’autres, déchiquetés par le shrapnel, quelques-uns, pris au piège dans les barbelés métalliques.

  • Richard est de dos. Face à lui, on voit le combat sur la colline.

    Là, un bras, une jambe; ici, un cadavre qu’on devine à peine sous la terre cent fois retournée.

  • Richard est de dos. Face à lui, on voit le combat sur la colline.

    Des brancardiers, marchant vers lui, ramènent des hommes mutilés ou défigurés vers les tranchées canadiennes.

  • Richard est de dos. Face à lui, on voit le combat sur la colline.

    Ça pue la poudre à canon, l’huile qui brûle et le gaz toxique.

  • Richard est de dos. Face à lui, on voit le combat sur la colline.

    Le bruit est assourdissant : entre le vacarme du barrage d’artillerie et les cris des hommes, les balles claquent de tous les côtés.

Il n’y a rien dans le monde qui sonne comme une balle qui vous frôle la tête. C’est comme un bruit de fouet, beaucoup plus aigu qu’on peut se l’imaginer, illustre le Dr Douglas Delaney.

Marcher. Un pas à la fois.

Ottawa, juillet 2022 - L’enquête

En chargement

Cent ans après la mort du militaire canadien, la Dr Lockyer s’est mise au travail. Elle peut compter sur l’aide d’archivistes, d’historiens et d’historiennes, de stagiaires – le plus souvent des étudiantes et des étudiants en histoire – ainsi que sur les membres de l’Équipe d’intervention en odontologie médico-légale des Forces canadiennes.

L’investigation suit le principe d’un entonnoir. Par exemple, si tout ce que je sais est qu’il s’agit d’un Canadien entre 18 et 25 ans, mort à Vimy, je peux avoir une liste potentielle de plus de 3000 candidats. Il serait impossible de retracer tous les proches afin de réaliser des tests d’ADN pour toutes ces personnes. Il faut donc faire rétrécir la liste, explique Sarah Lockyer.

Cette fameuse liste est compilée par Renée Davis, historienne du patrimoine militaire à la Direction Histoire et patrimoine de la Défense nationale, qui collabore avec le Programme d’identification des pertes militaires. Dans son bureau, à un jet de pierre de celui de Sarah Lockyer, elle mène le volet historique des enquêtes.

L’endroit où ont été retrouvées les dépouilles procure la première piste à explorer. Combien de fois y a-t-il eu des combats sur ce territoire-là? Quels régiments étaient impliqués? Qui était là, autant au front qu’à l’arrière, comme dans les unités médicales ou d’ingénierie?, énumère-t-elle.

Rapidement, il est devenu évident que le soldat retrouvé à Lens était tombé au combat lors de la bataille de la côte 70. Entre le 15 et le 25 août 1917, l’avancée menée par les forces alliées a fait 10 000 morts et blessés au sein du Corps expéditionnaire canadien. De ce nombre, 1300 soldats n’ont jamais été retrouvés.

En se fiant aux cartes militaires de l’époque, Renée Davis pouvait raisonnablement croire que les soldats faisaient partie du 7e Bataillon du Corps expéditionnaire canadien, celui ayant mené l’attaque sur cette parcelle de terrain, ou du 10e Bataillon, qui lui était venu en renfort.

7e bataillon

152 morts – 118 sans sépulture connue

10e bataillon

117 morts – 73 sans sépulture connue

Soldat Musgrave 191 canditats potentiels

Les artefacts sont la prochaine étape de l’enquête. La dépouille retrouvée en juillet 2017 l’avait été avec un sifflet, un badge du 7e Bataillon et un bout de tissu. Mais attention : dans ce contexte centenaire et chaotique, aucun objet retrouvé ne peut être pris en compte sans un certain scepticisme.

Le badge, par exemple, aurait pu tomber par hasard au même endroit où la dépouille a été retrouvée. Il aurait pu être celui d’une unité avec laquelle le soldat combattait auparavant. Il aurait aussi pu être ramassé. C’est une possibilité, surtout que les soldats, à l’époque, avaient tendance à collectionner toutes sortes d’objets, souligne Renée Davis avec un sourire en coin.

Tout de même, ce sont ces objets qui lui ont permis de prioriser les candidats issus des rangs du 7e Bataillon.

Soldat Musgrave 118 canditats restants

Des collègues des forces armées ayant vu les artefacts ont remarqué que le bout de tissu avait tout l’air d’un ruban de médaille militaire. Une fois nettoyées de la terre qui les recouvrait, les bandes tricolores caractéristiques sont devenues visibles, confirmant qu’il s’agissait bel et bien de cette récompense. Renée Davis a donc passé en revue les dossiers de service afin de voir qui, des soldats non retrouvés au sein du 7e Bataillon, avait reçu cet honneur.

Soldat Musgrave 118 canditats restants

La présence de cet objet apportait d’autres indices. La mortalité était si élevée pendant ces mois de conflit que bien souvent, un soldat qui obtenait une promotion ou une médaille militaire n’avait pas le temps de recevoir la décoration avant de tomber au combat.

Le fait qu’on trouve le ruban avec lui voulait dire qu’on cherchait non seulement un soldat qui avait obtenu cette récompense, mais quelqu’un qui avait servi assez longtemps pour poser un geste remarqué et recevoir le ruban de son vivant.

Et le sifflet, quant à lui, indiquait la présence probable d’un officier, réduisant encore la liste de Renée Davis.

Soldat Musgrave 3 canditats restants

C’est avec ces informations en main que Sarah Lockyer s’est rendue directement en France en mai 2018, où elle étudie les ossements dans les laboratoires de la CSGC à Arras.

Elle travaille seule, avec minutie, pendant de longues heures. Ses journées, elle les passe debout, à mesurer la longueur des os et les signes de développement, ou encore contorsionnée, pour photographier les moindres détails d’une dépouille. C’est la musique qui lui permet d’oublier la fatigue et le décalage horaire. Ces jours-là, le labo vibre surtout au son de *NSync et de la pop des années 2000.

Son analyse a procuré d’autres indices.

Âge estimé : 30 ans

Taille : De 4 pieds 11 pouces à 5 pieds 3 pouces

Après des mois de travail, une dernière pièce allait venir compléter le puzzle : l’ADN. Mais on est loin d’un épisode de CSI. Il n’existe pas de base de données permettant de trouver magiquement une correspondance avec une dépouille centenaire. Afin de dénicher une personne encore vivante qui pourrait donner un échantillon de son patrimoine génétique, permettant ainsi de confirmer l’identité d’un corps, il faut se tourner vers la généalogie.

Deux types d’ADN sont récoltés des ossements. Le premier, l’ADN du chromosome Y, se transmet de père en fils et permet d’établir rapidement une lignée patrilinéaire. Or, ce type d’ADN se dégrade beaucoup plus rapidement dans les ossements. Il faut donc la plupart du temps se fier sur l’ADN mitochondrial, explique la Dr Sarah Lockyer.

L’ADN mitochondrial est transmis par la mère à tous ses enfants. Ses fils, par contre, ne peuvent le transmettre à leur tour.

Étudiant l’histoire à l’Université d’Ottawa, Rowan Moore a réalisé à l’été 2022 son stage auprès de Sarah, au cours duquel les recherches généalogiques étaient sa responsabilité. Le processus se déroule ainsi : si le soldat avait des sœurs, il faut trouver si ses sœurs ont eu des filles, qui ont eu des filles, jusqu’à trouver une descendance toujours vivante.

S’il n’avait pas de sœurs, ça se complique. Je dois voir si sa mère avait des sœurs, ou encore si sa grand-mère avait des sœurs, pour ensuite redescendre leur lignée et ainsi de suite explique Rowan.

Passant des recensements du siècle dernier aux chroniques nécrologiques récentes à mesure que sa piste se rapproche du moment présent, la personne chargée de ces recherches finit ensuite par contacter directement des gens.

En juillet 2021, l’équipe du Programme a tendu des perches pour trouver les familles des trois soldats potentiels. Un des messages est tombé dans la boîte de réception d’une femme vivant aux Bermudes, dans les Caraïbes. Rapidement, la femme a transmis le message à une cousine éloignée, qui l’a transféré de l’autre côté de l’Atlantique.

Jim et Gordon sont adossés à un muret et regardent la caméra en souriant.
Gordon Gilfether et Jim Coltman dans la ville d'Hawick, en Écosse, en juillet 2023.Photo : Ariane Labrèche

Dans sa maison de la petite ville de Hawick, en Écosse, Gordon Gilfether, un retraité de 76 ans, a bien failli tomber de sa chaise en ouvrant sa boîte de courriels. Le ministère de la Défense nationale du Canada me demandait toutes sortes d’informations sur Richard Musgrave, sur ma famille, sur ma mère et mes tantes, ainsi qu’un échantillon d’ADN, raconte-t-il par visioconférence.

Gordon est allé prévenir son cousin Jim Coltman, 84 ans, des démarches du gouvernement canadien. Les deux hommes ont souvent entendu parler de ce grand-oncle disparu pendant la Première Guerre mondiale. Même si Jim et Gordon ont tous deux le même lien de parenté avec Richard Musgrave, Gordon est le seul qui pouvait fournir un échantillon d’ADN mitochondrial, puisqu’il est relié à lui par sa mère.

L’échantillon a donc été envoyé. Incrédules, ne voulant pas trop s’emballer, ils ne pouvaient qu’attendre.

En octobre 2021, la Dr Lockyer présentait les résultats de son rapport devant le comité de révision de la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth. L’exercice permet de comparer ses conclusions et celles du Dr Stephan Naji et des spécialistes de la Commission, afin de valider une identification. Pour la Commission, tout comme pour Sarah Lockyer, tout collait.

le soldat anonyme était Richard Musgrave

Chez Gordon Gilfether, le téléphone a sonné. À l’autre bout du fil, Sarah Lockyer avait quelque chose d’inespéré à lui dire. C’était bien lui. C’était surréel. Je n’aurais jamais pensé, de toute ma vie, que ce moment viendrait. Je pense que j’ai crié!, raconte Gordon Gilfether.

Tout de suite, Gordon est allé en courant annoncer la nouvelle à son cousin Jim Coltman.

Ça vient vraiment me chercher que le gouvernement canadien ait mis autant d’effort pour l’identifier, dit Jim.

Ce visage encadré dans la cuisine de la grand-mère de Gordon, ce nom souvent prononcé par sa mère, ce fantôme qui avait quitté Hawick pour ne plus jamais y revenir n’était plus perdu.

« C’est un sentiment tellement étrange… Il n’est plus juste une photo, maintenant. Ça le rend réel.  »

— Une citation de   Gordon Gilfether

Hawick, Écosse, 2022

En chargement

Il aura fallu quatre jours de voyage pour que le sergent-major régimentaire Arnold Matibag et le lieutenant-colonel Vincent Kirk se rendent à destination. Décollant de Vancouver en direction de Londres, ils se sont ensuite rendus à Édimbourg, avant de s’enfoncer dans les routes sinueuses de la région des Scottish Borders qui mènent jusqu’à la porte de Jim Coltman.

Si deux militaires canadiens remontent ce jour-là l’allée de cette demeure ancestrale de la petite ville de Hawick en Écosse, c’est qu’ils ont été assignés à une mission bien particulière.

Les restrictions, les annulations de vol, la pandémie… rien n’aurait pu m’empêcher d’aller faire la notification de décès officielle en personne. C’est mon devoir de servir mon soldat, qu’il soit mort hier ou il y a un siècle, raconte le sergent-major régimentaire Arnold Matibag, par visioconférence depuis sa maison de Vancouver.

Le militaire est adjudant-maître du Régiment de la Colombie-Britannique, Duke of Connaught’s Own, qui perpétue la mémoire du 7e Bataillon d’infanterie du Corps expéditionnaire canadien au sein duquel a combattu Richard Musgrave.

Ce jour-là, la frontière entre le présent et le passé s’estompe. Arnold Matibag et Vincent Kirk, dans leurs uniformes impeccables, prennent place dans la cuisine. Gordon Gilfether, Jim Coltman et leurs épouses, Edith et Sheila, offrent des biscuits et du thé, avant de s’asseoir aussi devant les deux militaires canadiens.

Des étrangers s’unissent dans le deuil d’un homme qu’aucun d’eux n’a connu. On rit, on pleure. Jim et Gordon montrent une foule d’artefacts aux deux militaires : la médaille de Richard, et même un petit tableau noir qu’il utilisait, enfant, et au dos duquel sont encore visibles ses initiales.

Le lieutenant-colonel Vincent Kirk, Jim Coltman et son épouse Sheila, Gordon Gilfether et son épouse Edith, ainsi que le sergent-major régimentaire Arnold Matibag prennent la pose à Hawick, en Écosse.
Le lieutenant-colonel Vincent Kirk, Jim Coltman et son épouse Sheila, Gordon Gilfether et son épouse Edith, ainsi que le sergent-major régimentaire Arnold Matibag prennent la pose à Hawick, en Écosse.Photo : Avec la permission de Gordon Gilfether

Le groupe sort ensuite dans la petite cour ensoleillée, le temps d’une photo. Le sergent-major régimentaire Arnold Matibag et le lieutenant-colonel Vincent Kirk prennent ensuite leur congé, reprenant la longue route qui les ramènera sur la côte ouest canadienne.

Que ces hommes prennent autant de moyens pour venir nous voir pendant deux heures, c’est formidable. Ça va toujours rester ici, dit Jim Coltman par visioconférence, ému, en tapant sa poitrine.

Une certaine mélancolie traverse cette joie, toutefois. J’aurais vraiment aimé que ma grand-mère, ma mère et mes tantes, les nièces de Richard, puissent vivre ce moment de leur vivant, dit Gordon Gilfether, assis à ses côtés.

Leur plus grande fierté, ils la puisent dans l’ultime cérémonie qui allait enfin souligner la vie de Richard Musgrave. Retrouvé comme soldat anonyme sous le sol français, il y retournerait en ayant regagné son identité et bientôt, sa dignité.

Lens, France, 1917 – La victoire, à quel prix?

En chargement
Les soldats gravissent la colline. Le ciel est éclairé par les explosifs.

À mesure que les soldats montent la colline, la fumée du barrage d’artillerie se dissipe. Il reste beaucoup plus de canons allemands qu’anticipés dans la ligne de mire du 7e Bataillon. Canardés sans répit, les soldats se cachent comme ils peuvent dans les trous d’obus. Il faut avancer. Une fois dans la tranchée, c’est chacun pour soi, au corps à corps.

À 9 h 50, les forces alliées achèvent de prendre leurs positions. L’offensive a été un succès sur toute la ligne, mais le coût est élevé.

Le 7e Bataillon, pris dans le feu allemand, est décimé. Parmi les morts se trouve le sergent Richard Musgrave, 32 ans.

L'illustration montre des soldats en train de déposer des corps enroulés dans des linceuls dans des tombes de fortune.

On ne saura jamais comment il est tombé au combat. Peut-être est-il resté, pendant un siècle, à l’endroit même où il a trouvé la mort. On ne saura pas non plus si ses hommes ont tenté, dans un moment de répit, de lui donner un semblant de sépulture.

Des milliers de soldats ont été inhumés ainsi, leur tombe marquée d’une petite croix de bois, ou d’un caillou, autour de laquelle se recueillaient ceux qui tenaient encore debout. Au-dessus des champs de bataille ravagés s’élevaient, à la faveur d’une accalmie, les chants des hommes renvoyant l’un des leurs à la terre qui l’avait vu se battre et mourir.

Au gré des obus qui pulvériseraient les petites croix de bois et effaceraient les traces de leurs tombes de fortune, cette terre avalerait la majorité de leurs dépouilles pour toujours.

Sauf pour quelques miracles.

Loos-en-Gohelle, France, 2023

En chargement

Le cimetière militaire canadien de Loos-en-Gohelle est niché au bout d’une rue résidentielle, là où on s’attendrait plutôt à trouver un terrain de soccer. Dans le minibus où ils attendent à l’entrée du cimetière, un mélange d’excitation et d’appréhension tenaille Gordon Gilfether, qui est arrivé la veille en compagnie de sa femme, Edith, et de son cousin Jim Coltman, qui est venu avec sa fille et son gendre.

La nervosité de Gordon est exacerbée par le fait que les funérailles de Richard Musgrave, initialement prévues en septembre 2022, avaient été annulées à la dernière minute à cause du décès de la reine Élisabeth II.

Mais cette fois, ce serait la bonne. Aujourd’hui, Richard Musgrave sera finalement inhumé, 106 ans après sa mort.

L’égalité devant la mort

Chaque soldat canadien décédé avant 1970 doit être enterré dans un cimetière militaire du pays dans lequel il a été retrouvé, selon le principe de l’égalité dans la mort. Le but était d’éviter une différence de traitement entre certains hommes qui auraient pu être ramenés au pays, alors que d’autres, venant de familles moins fortunées ou encore, n’ayant pas été retrouvés, restent en sol étranger.

Ce principe veut aussi que chaque soldat, peu importe son rang, soit enterré de la même manière, avec une stèle identique aux autres.

En plus de Richard Musgrave, le soldat Harry Atherton et le caporal Percy Howarth, eux aussi tombés au combat pendant la Première Guerre mondiale, se verraient offrir des funérailles en bonne et due forme.

Menée par une aumônière, la petite procession se met en branle sous le soleil de plomb. Marchant derrière les porteurs, Gordon est happé par un mélange de joie, de tristesse et d'incrédulité. Tout lui semble un peu irréel.

Une célébrante marche. Derrière elle, les soldats portant le cercueil descendent des escaliers menant au cimetière.
Richard Musgrave a été porté à son dernier repos le 8 juin 2023.Photo : Caporal-chef Darryl Hepner/Forces armées canadiennes

La Dr Sarah Lockyer les attend sous l’auvent aménagé au fond du cimetière. L’ambiance est solennelle et étonnamment joyeuse. Enfin, il a été retrouvé, identifié, et il a droit à son enterrement. C’est une occasion très spéciale, note la Dr Sarah Lockyer, peu après la cérémonie.

Si Gordon et Jim connaissaient Richard Musgrave, les proches de Harry Atherton et de Percy Howarth n’avaient jamais entendu parler de leur aïeul disparu sur les champs de bataille, comme la majorité des familles qu’approche la Dr Lockyer.

Il faut imaginer la stupéfaction : se faire contacter par le gouvernement canadien qui cherche à identifier un membre de notre famille dont on n’a jamais soupçonné l’existence, pour ensuite se faire inviter, tous frais payés, à des funérailles militaires de l’autre côté de l’Atlantique.

Ce sont souvent les obsèques qui rendent concret le lien avec cet ancêtre inconnu. Quand ils sont devant le cercueil, ça devient réellement un membre de leur famille, souligne Sarah Lockyer.

Après la cérémonie, les familles et les militaires quittent le cimetière de Loos-en-Gohelle en petits groupes. À la fin, il ne reste plus que la Dr Sarah Lockyer. Elle se tient seule devant les tombes où viennent d’être inhumés les trois soldats canadiens. Sur la rangée, les stèles portant un nom découlent toutes de son travail d’identification.

C’est là que l’émotion m’a prise. Pour moi, c’est un privilège de jouer un rôle dans l’histoire de ces soldats. De les voir tous là… ça rend mon travail tangible.

Du travail, il lui en reste. Une quarantaine de dépouilles sous sa responsabilité attendent toujours d’être identifiées, certaines dont l’enquête est ouverte depuis plus d’une décennie.

Récemment, la Dr Lockyer a dû se résoudre à enterrer cinq hommes comme soldats inconnus, après que les enquêtes se furent butées à des culs-de-sac. C’est une dure décision, parce que les règles militaires interdisent l’exhumation une fois les soldats inhumés. La scientifique a donc récolté toutes les informations génétiques et anthropologiques. Au cas où.

Je ne veux jamais tirer la plug. Pour moi, ce n’est jamais totalement terminé, dit-elle.

Edith est assise sur une chaise, avec son mari Gordon à ses côtés. Jim se tient debout derrière eux.
Edith, Gordon et Jim dans leur ville de Hawick, en Écosse.Photo : Ariane Labrèche

À son retour à la maison, Gordon Gilfether a ressenti une sorte de vide. Il lui a fallu plusieurs jours pour se remettre de cette tempête émotive, de cette rencontre avec un ancêtre qu’il ne pensait jamais revoir.

20 ans plus tôt, Jim et lui s’étaient rendus au mémorial canadien de Vimy. L’immense monument de calcaire blanc porte les noms de tous ceux qui n’ont jamais été retrouvés après la fin des hostilités. Parmi les milliers d’inscriptions se trouvait celle de Richard Musgrave.

« Avant, il n’était qu’un nom sur un mur. Cette fois-ci, j’ai eu l’impression d’être devant une vraie personne.  »

— Une citation de   Gordon Gilfether

Si Richard Musgrave revenait aujourd’hui à Hawick avec ses descendants, il ne serait pas trop dépaysé. Les petites rues bordées de cottages en pierre n’ont pratiquement pas changé. À part l’ajout d’un stationnement, sa maison d’enfance est restée la même.

Devant la demeure centenaire, il suffit de fermer les yeux un instant pour s’imaginer Richard franchissant le pas de la porte étroite dans son bel uniforme. Il y a exactement 106 ans, à l’été 1917, l’armée lui avait donné une permission de 10 jours après qu’il eut obtenu sa médaille militaire. Le sergent n’avait qu’une envie : retourner ici à Hawick, dans sa maison, pour prendre sa mère et sa sœur dans ses bras.

C’était la première fois qu’il y revenait depuis plus de 10 ans. Ce serait la dernière.

Moins d’une semaine après que Rebecca et Jeannie lui eurent dit au revoir, il trouverait la mort sur la côte 70. Démolie, sa sœur Jeannie conserverait toute sa vie une aversion profonde pour la guerre, l’armée et les soldats, le cœur brisé de ne jamais avoir réellement su ce qu’il était advenu de son frère.

Un siècle plus tard, sa médaille militaire est revenue à Hawick. Dans le cottage de Jim Coltman, à quelques pâtés de maisons de celle de Richard, se trouvent aussi son badge ainsi que ses crayons, son carnet de notes et son paquet de cigarettes, soigneusement emballés dans du papier ciré.

Sur un petit post-it, les objets sont identifiés au stylo mauve. Celui de Sarah Lockyer.

C’est ce qui reste de cette histoire improbable. Un bout de papier. Des traces, des fragments, des photos, des parcelles de souvenir.

Ce n’est peut-être pas grand-chose. En même temps, cela veut dire beaucoup.

Richard Musgrave ne sera plus jamais un fantôme.

Un nom. Le sien. Celui qu’on aime, ou pas. Celui qu’on perd.

Un nom parmi ceux gravés sur l’immense monument blanc de Vimy. Ou celui que les hommes ont taillé sur la pierre des tunnels qui courent sous la même colline, où tant d’entre eux ont connu les rats, la boue; la maladie et la mort.

C’est une manière de dire : peu importe ce qui va arriver, j’étais ici. Il faut qu’il demeure une trace, quelque chose, de mon existence, dit le professeur Douglas Delaney, du Collège royal militaire canadien.

Morts par milliers. Morts pour rien? À peine revenus au Canada, ceux qui ont survécu ont dû faire face au chômage, à de maigres pensions, et à une société qui voulait surtout tourner la page sur ce massacre.

Il n’aura fallu que vingt ans pour qu’un deuxième conflit mondial ne dévaste une autre génération, et un peu plus d’un siècle pour qu’à nouveau, des tranchées se creusent en Europe, défigurant les champs de blé d’Ukraine.

On dit souvent que l’histoire est le miroir du futur. Je pense que c’est pour ça que c’est important qu’on se souvienne de Richard et de tous les soldats de la Première Guerre mondiale, parce que cette guerre a été tellement futile, dit Gordon Gilfether.

Richard Musgrave a retrouvé son nom. Mais les rangées de tombes où se dresse désormais la sienne, et celles des quelque 3000 cimetières du Commonwealth qui parsèment les vallons de France sont plutôt un rappel de ce qui a été perdu à jamais.

Des stèles identiques avec au centre une même inscription, figeant dans la pierre blanche la marque d’un sacrifice anonyme et d’une histoire perdue.

Un soldat de la Grande Guerre

Les tombes de soldats inconnus du cimetière militaire de Loos-en-Gohelle.Photo : Alexis Boulianne

Un document réalisé par Radio-Canada Info

  • Journaliste : Ariane Labrèche
  • Photographies originales : Ariane Labrèche et Alexis Boulianne
  • Pupitre : Bernard Leduc
  • Illustrations : Matthew Barrett
  • Designers : Anis Belabba et Andréa Alvarenga
  • Développeur : Mykaël Adam
  • Analyste assurance qualité : Charles Bertrand
  • Réviseure : Sarah Chamberland
  • Chefs de contenu : Claudia Timmons et Yannick Pinel
  • Cheffe de projet : Marie-Christine Daigneault

Remerciements: Gordon Gilfether et Jim Coltman, Bibliothèque et Archives nationales du Canada, la Fondation Vimy, la Commission des sépultures de guerre du Commonwealth, le ministère de la Défense nationale, les Forces armées canadiennes, le Musée canadien de la guerre, l’Université McMaster

La vidéo des funérailles est utilisée avec la permission des Forces armées canadiennes

La carte des barrages d'artillerie est tirée de la Loyd Reeds Map Collection de la Bibliothèque de l'Université McMaster

Partager la page