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Dans l'atelier de sa maison des Laurentides, Henry Wanton Jones étudie un autoportrait qu'il s'affaire à terminer depuis quelques semaines. Le peintre de 93 ans arrive encore à travailler de cinq à six heures par jour, malgré des douleurs aux articulations des mains et des genoux. Il aime se peindre en train d'exercer son art, comme si sa vie était elle aussi une toile.
Auteur de milliers d’œuvres et prisé des collectionneurs privés du Canada, le peintre et sculpteur québécois Henry Wanton Jones demeure dans l’ombre auprès du grand public francophone en dépit d’une carrière qui s’échelonne sur plus de 70 ans. Maintenant au crépuscule de sa vie, l’artiste de 93 ans aimerait bien que le Québec se souvienne de lui. Il nous donne accès à son atelier et à son univers fascinant.
Dans l'antre de l'artiste
C’est sa femme Julie, sa muse, qui nous ouvre la porte. Avant de nous conduire à l’atelier où nous attend son conjoint au premier étage, elle nous fait brièvement visiter le rez-de-chaussée. Des toiles de toutes dimensions de l’artiste tapissent les murs de chaque pièce, jusque dans l’escalier. En mettant les pieds dans l’atelier, l’impression d’être dans un musée s’intensifie. Il y a des toiles partout, dans tous les recoins. Les murs sont remplis de tableaux, de photos, de dessins et de croquis. On aimerait y passer la journée à explorer pour pouvoir apprécier tant de beauté.
C’est moi qui ai la plus grande collection de toiles de Jones, nous dit en souriant Henry Wanton Jones.
C'est dans son atelier qu'Henry Wanton Jones a reçu Réjean Blais pour discuter de son œuvre.Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
On devine rapidement que l’artiste est bien dans cet endroit de la maison qu’il s’est approprié. Un lit est même installé dans une alcôve pour qu’il puisse y faire des siestes… ou encore y passer la nuit. Son atelier est non seulement un lieu de travail, mais aussi une aire de repos et de réflexion.
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Regarder pour la première fois une toile d'Henry Wanton Jones, c’est entrer dans un univers inconnu, incomparable et inclassable. C’est d’abord être attiré par les couleurs vives, riches, travaillées et recherchées. C’est ensuite s’évader dans un monde onirique et sensoriel où la sensualité occupe une place prépondérante, tout comme l’autodérision.
« Latin Equestrian », huile sur panneau, 2006Photo : Avec l'autorisation d'Henry Wanton Jones
On ne sait jamais d’où viennent les idées, admet avec franchise Jones, qui ne s’attarde pas à comprendre ce qui le guide et l’inspire. L’aspect technique de la peinture l’emballe davantage.
Je travaille sur masonite. J’utilise l’aquarelle et l’acrylique un peu, mais l’huile, c’est le médium que je préfère. Pour beaucoup de raisons, comme l’opacité. On peut faire des couches de couleurs. On peut mettre un rouge en dessous, un jaune par-dessus le rouge pour avoir un orange, mais avec l’acrylique on ne peut pas faire ça. C’est impossible. Il n’y a pas beaucoup de technique dans l’acrylique, on le pose et c’est fini, tandis que l’huile, c’est une expérience!
Sa conjointe, Julie, occupe une grande place dans son oeuvre, elle qui a été son modèle et une grande source d’inspiration. Il demeure cependant réservé lorsque vient le temps de parler d’elle.
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Dans une autre pièce située à côté de l’atelier principal, on peut apercevoir un plan de travail destiné à la fabrication de bijoux. Au début de sa carrière, l’artiste s’adonnait à la joaillerie pour gagner sa vie. Il retourne à cet art de temps à autre.
J’ai eu un magasin en ville des années 1950 jusqu’à 1970 sur la rue Stanley, à Montréal. J’ai fait des bijoux et de la peinture pour vivre, pour être certain de manger. Je vendais un tableau peut-être une fois par six mois. On ne peut pas vivre comme ça. Il fallait qu’il rentre de l’argent tous les jours, souligne Henry Wanton Jones.
Julia Grace Kertland et Jimmy, comme elle l’appelle, se sont rencontrés dans les années 1970 à l’Université McGill. Elle était étudiante en arts et lui, son professeur. Vingt-sept années les séparent.Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Une première exposition rétrospective à l’âge de 92 ans
Le Musée des beaux-arts de Sherbrooke lui a consacré en 2017-2018 une exposition rétrospective, Henry Wanton Jones. Démasqué! Ce fut une occasion unique pour le grand public de faire la découverte de cet artiste au style inclassable.
Cette rétrospective est la seule dont le peintre a fait l’objet au cours de sa brillante carrière. Ému, il a eu du mal à prendre la parole devant les personnes présentes au vernissage, tant cette reconnaissance était significative pour lui.
L'exposition « Henry Wanton Jones. Démasqué! » au Musée des beaux-arts de Sherbrooke en 2017-2018.Photo : Radio-Canada / Dominique Bertrand
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S’il se dit fier de la carrière qu’il a eue, Henry Wanton Jones exprime néanmoins des regrets et une certaine amertume. En l’écoutant, on devine qu’il souhaiterait avoir la reconnaissance institutionnelle et publique qu’ont eue les peintres de sa génération comme Borduas, Pellan, Riopelle et Molinari.
J’ai travaillé au Musée des beaux-arts de Montréal. J’ai été professeur dans ce musée avant que l’université offre des cours d’art. Ils n’ont rien acheté de moi, tandis que tous les autres, je peux les nommer, le Musée a acheté leurs toiles. Ils sont dans les collections permanentes, mais pas moi, déplore-t-il.
De la campagne à la grande ville
Henry Wanton Jones est né à Waterloo, dans les Cantons-de-l’Est, en 1925. Il a grandi à la ferme familiale et fréquenté l’école primaire francophone, puis le Waterloo High School au secondaire. Très jeune, il s’est cependant rendu compte qu’il avait beaucoup plus d’intérêt pour le dessin que pour les travaux agricoles.
Chaque fois que je n’avais rien à faire sur la ferme, je sortais mon petit cahier et je faisais des dessins, se souvient Henry Wanton Jones. Ma mère savait que j’aimais beaucoup ça. Quand je lui ai dit que j’étais prêt à aller à Montréal voir ce qui se passait là-bas, ça lui a fait de la peine, mais elle était contente pour moi.
Une fois installé en ville, il étudie les arts à l’Université Sir George Williams, aujourd’hui l’Université Concordia. Il va aussi à l’école du Musée des beaux-arts de Montréal. Il enseignera dans ces deux établissements quelques années plus tard, ainsi qu’à McGill et à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Parallèlement à sa carrière d’enseignant, il produit des sculptures, des toiles, des gravures et des dessins avant de se consacrer presque entièrement à la peinture, à la fin des années 1970.
Pour Henry Wanton Jones, la peinture à l'huile est le médium qui offre le plus de possibilités.Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Un artiste rebelle
À son apogée, Henry Wanton Jones était représenté par trois galeristes à Montréal. D’autres le représentaient aussi ailleurs au pays, à Ottawa et à Vancouver. À Toronto, la galerie Gevik a toujours des toiles de Jones en stock.
S’il fait le bonheur des collectionneurs privés, Jones ne jouit pas de la même popularité auprès du milieu muséal québécois. Le Musée national des beaux-arts du Québec, à Québec, a acheté deux de ses sculptures pour sa collection permanente. Ailleurs en province, seulement quelques musées régionaux possèdent des toiles. L’artiste figure tout de même dans les collections permanentes de musées en Ontario, au Manitoba, à l’Île-du-Prince-Édouard et même au Vermont, aux États-Unis.
Jean-Pierre Valentin, qui est aujourd’hui son seul galeriste au Québec, dit avoir été conquis par le travail de l’artiste lors d’une exposition présentée dans les années 1970 dans une autre galerie que la sienne. Ils se sont rencontrés et se sont tout de suite découvert des atomes crochus. Leur relation dure depuis ce temps.
On ne s’est jamais fâchés l’un contre l’autre. J’ai une relation très amicale avec lui. Comme je n’insiste jamais quand il ne veut pas faire quelque chose, ça se passe généralement très bien, note-t-il.
Le galériste Jean-Pierre Valentin est toujours autant sous le charme des œuvres d'Henry Wanton Jones.Photo : Radio-Canada / Réjean Blais
Le côté insoumis de l’artiste se retrouve au coeur de ses choix artistiques. Au début de sa carrière, Jones faisait de l’art abstrait avant de se tourner progressivement vers le figuratif parce qu’il était tanné et que ça ne l’intéressait plus, un choix qui représente une forme de contestation du mouvement artistique qui se développait au Québec à cette époque.
Il a un langage singulier, personnel, explique la chargée de projet au Musée des beaux-arts de Sherbrooke, Catherine Duperron. On peut dire qu’il est de la génération de Jean-Paul Riopelle, Marcelle Ferron, donc les gens qui ont signé le Refus global en 1948. Mais Jones s’est un peu détaché des automatistes, c’est-à-dire qu’il fait du surréalisme, mais plus figuratif. Au lieu d’aller vers l’abstraction, il a décidé de mettre en scène la figure humaine. Son dessin est exceptionnel, d’ailleurs. Il a des codes propres à lui. On fait référence au rêve, on fait référence à des mises en scène théâtrales qui amènent plusieurs interprétations.
« The Glass Eye », huile sur panneau, 1993Photo : Avec l'autorisation d'Henry Wanton Jones
C’est Jean-Pierre Valentin qui a proposé l’exposition sur Henry Wanton Jones lors de l’appel de projets du Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Avant le dépôt de ce dossier, ni la conservatrice, ni la directrice générale, ni la chargée de projet Catherine Duperron ne connaissaient l’oeuvre de Jones.
Nous, au Musée des beaux-arts de Sherbrooke, on a vu tout de suite la qualité du travail, puis on a voulu le mettre en valeur. Comment ça s’est passé dans le passé, dans les années 70, 80? demande Catherine Duperron. Est-ce qu’il a envoyé des dossiers? Est-ce qu’il collaborait?
Je crois que c’est plutôt le fait qu’il n’a pas toujours été facile pour lui d’accepter de suivre une sorte de trace que les autres suivaient dans le marché de l’art, analyse le galeriste Jean-Pierre Valentin. Je crois qu’il était très indépendant. Il n’a pas voulu se plier aux conventions, donc il est devenu une espèce de paria… et ils l’ont tout simplement mis de côté.
Henry Wanton Jones aurait aimé obtenir plus de reconnaissance de la part du milieu muséal tout au long de sa carrière.Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Même sans avoir eu cette consécration du grand public, Henry Wanton Jones a vendu ses oeuvres et vécu de son art. Partout au Canada, des collectionneurs, des sociétés publiques et des entreprises privées ont acheté ses toiles.
Ça ne veut pas dire que parce que Jones n’a pas été énormément dans les musées que son travail n’est pas de qualité, croit Catherine Duperron du Musée des beaux-arts de Sherbrooke. Il y a des collectionneurs qui ont acheté beaucoup de ses toiles à travers le temps. Il a été très connu, il est encore très connu au Canada anglais. Sa carrière s’est dessinée autrement. Un artiste peut décider d’y aller du côté diffusion commerciale ou du côté diffusion publique. Dans son cas, ç’a été plus commercial, ça demeure un grand artiste.
Le legs de Henry Wanton Jones
Au fil de notre conversation avec le peintre, on voit qu’il commence à penser à la postérité, à sa place dans l’histoire. Il s’inquiète pour la suite des choses et pour l’avenir de ses tableaux. N’ayant pas de descendants, il sait que c’est sa conjointe qui aura son imposante production sur les bras.
J’y pense toujours, admet Henry Wanton Jones. Qu’est-ce que je vais faire? Ça va être un problème pour Julie.
Henry Wanton Jones prend un moment pour réfléchir à ce qu'il adviendra de ses œuvres.Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
J’aimerais que mes toiles aillent dans des musées, suggère-t-il. Je suis prêt aussi à donner des toiles à des petites places qui n’ont pas d’argent. Dans les villes où il y a des galeries.
S’il commence comme ça, on va probablement contacter certains musées régionaux pour qu’ils obtiennent en dons certaines oeuvres. C’est une base sérieuse pour que les autres musées commencent à considérer de peut-être acquérir certaines oeuvres, croit Jean-Pierre Valentin.
La démarche pourrait toutefois s’avérer difficile du vivant de l’artiste, puisque l’un de ses traits distinctifs est qu’il est particulièrement attaché à ses toiles. Il a beaucoup de mal à s’en défaire, même lorsqu’il les vend.
C’est une partie de moi, une partie de l’époque. Si l’acheteur apprécie, je suis content. Mais si quelqu’un achète la toile dans le but de faire de l’argent, ça me dérange un peu.
La demeure d'Henry Wanton Jones est remplie de ses toiles.Photo : Radio-Canada / Daniel Mailloux
Cet aspect de la personnalité de Jones a à quelques occasions agacé son galeriste, qui a parfois eu du mal à convaincre son artiste de vendre des toiles convoitées par certains collectionneurs.
Henry Wanton Jones aura quand même fait don d’une toile au Musée des beaux-arts de Sherbrooke au terme de l’exposition rétrospective qui a été présentée. Il a cédé un grand format, la toile Women, réalisé au début des années 1960. C'est un tableau qu’il gardait à la maison et auquel il tenait beaucoup.
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La toile « Women » lors de l'exposition « Henry Wanton Jones. Démasqué! » au Musée des beaux-arts de Sherbrooke.Photo : Radio-Canada / Dominique Bertrand
Le peintre ne connaît pas le nombre exact de toiles qu’il a réalisées au cours de sa vie. Selon son galeriste, il pourrait en avoir vendu jusqu’à 3000. Jean-Pierre Valentin estime que l’artiste en a toujours de 300 à 350 en sa possession, ce qui permet de croire que même après sa mort, les toiles du peintre continueront de circuler et que le marché Jones pourrait même reprendre de la vigueur.
En attendant, la vie continue et la passion de Henry Wanton Jones pour la peinture est toujours aussi forte malgré le temps qui passe.
Moi, je pense toujours à la peinture. Je vais dans une soirée chez des amis et je suis dans la lune. On me demande à quoi je pense. Je pense à la toile sur laquelle je travaille en ce moment, aux problèmes à résoudre. C’est toujours dans ma tête. Peut-être que je vais me réveiller un matin et je ne serai plus intéressé à la peinture. Je ne sais pas. Mais je me lève, j’y retourne et je ne me pose pas de questions. Pour moi, peindre... c’est la vie, résume Henry Wanton Jones.
Crédits :
Photographes : Daniel Mailloux et Dominique Bertrand Édimestres : Chantale Desbiens et Jessica Prescott Rédacteur en chef : Charles Beaudoin