Assis à une table en plastique au centre communautaire de Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans, Gustavo Navarro, 49 ans, fait des exercices de grammaire française. Depuis maintenant 16 ans, il passe ses étés sur cette île agricole au milieu du fleuve Saint-Laurent à travailler dans des champs de fraises.

Après de longues journées de travail, d'une durée allant de 12 à 14 heures, il s'affaire à l’étude du français. Fidèle participant aux ateliers, il a un but précis : pouvoir converser de façon soutenue lors d’un examen du gouvernement québécois pour atteindre un niveau de *7 sur une échelle de 12. C’est le seuil critique pour qu’il puisse accéder à la résidence permanente au Québec.
Le parcours sera long; ce n’est que depuis l’an dernier qu’il peut échanger plus que quelques mots de courtoisie avec des francophones.
« Pour moi, c'est très important pour la communication avec toutes les personnes, demander quelque chose pour manger, pour aller à l'épicerie, c'est important d'apprendre le français. »
Tous les mercredis, il se rend à ces ateliers de français gratuits organisés par le Réseau d’aide aux travailleuses et travailleurs migrants agricoles du Québec (RATTMAQ). Chaque semaine, dans une ambiance décontractée, entre 30 et 50 travailleurs apprennent les bases du français enseignées par des bénévoles.
Selon une intervenante du RATTMAQ
, Lucie Disquin, la barrière de la langue peut rendre certains travailleurs saisonniers plus vulnérables à de mauvais traitements s’ils ne peuvent pas se renseigner sur leurs droits au Québec.On voit quand on parle avec eux dans leur langue, puis qu'on leur explique les choses, qu'ils ont besoin de savoir comment ça fonctionne [au Québec], quelles sont leurs responsabilités autant que leurs droits, puis d'être sûrs que tout soit respecté
, explique l’intervenante.
« Les ateliers de français, ça fait un peu partie de notre mission parce que ça les aide aussi à s’autonomiser. »
Si le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) affirme que tous les travailleurs étrangers temporaires ont le droit aux services d’apprentissage du français
, Lucie Disquin explique que l'éloignement et l'isolement que crée l'île d'Orléans et les heures de travail innombrables
font en sorte que les travailleurs peuvent rarement aller aux cours offerts par la province.
On a dû offrir une plage horaire qui s'adapte à leurs heures de travail, et étant donné qu'on offre aussi les ateliers sans inscriptions, c'est ça qui fait qu'ils peuvent venir vraiment quand ils peuvent.
Selon elle, plusieurs participants, comme Gustavo, souhaitent immigrer au Canada.


Soutenu par son patron
Dans le cadre de sa maîtrise à l’Université Laval, la coordonnatrice du bureau de Québec du RATTMAQconsidéraient l’option de la résidence permanente s’ils pouvaient y accéder
.
Gustavo Navarro est un des 20 000 travailleurs agricoles saisonniers que comptait le Québec en 2022 et un des quelque 300 travailleurs étrangers à l’emploi de la Ferme Onésime Pouliot, où presque tout le monde converse en espagnol. Son patron, Guy Pouliot, explique que Gustavo fait partie des exceptions
.
L’entreprise a commencé à recruter des employés saisonniers au Mexique pour combler son besoin de main-d'œuvre en 2003. Depuis, seulement un de ses employés, un homme nommé Felipe Oporto Peña, a déposé une demande pour devenir résident permanent au Québec.
Bien que la démarche ait été amorcée il y a environ sept ans, le dossier de Felipe Oporto Peña n’a été transmis qu’il y a quelques mois. L'embûche la plus importante dans ce long processus était de réussir l'examen de français du gouvernement.
Guy Pouliot remarque que la détermination de son employé inspire d'autres collègues de travail.
Felipe a acheté une maison ici, à Beauport, puis les [autres travailleurs] se disent : "Oh! crime, ç’a l'air de bien aller, ses affaires!" Ça fait que ce geste-là a comme fait la promotion de ce qu’il a commencé.
Depuis deux ans, la Ferme Onésime Pouliot offre de payer ses employés lorsqu’ils participent à un cours de français de 40 heures développé par l’Union des producteurs agricoles (UPA). Cette année, une dizaine de personnes ont levé la main pour y participer. L’an dernier, ils étaient deux.
« Si on aide nos travailleurs ici depuis des années à devenir résidents – pour ça, il faut qu'ils passent par la francisation, parce que ça prend un minimum de français –, ben eux, ils vont devenir nos travailleurs qu'on ne réussit plus à trouver ici au Québec. »
Selon l’UPA
, l'engouement pour le programme offert à même les fermes, AgriFrancisation, ne fait que croître. Il a été mis en place pour faciliter les communications entre employés dans les entreprises agricoles, mais aussi pour aider les travailleurs qui souhaitent accéder à la résidence permanente.Depuis sa mise en œuvre, en 2019, 555 personnes ont participé au programme. Du nombre, entre 50 et 100 travailleurs ont manifesté leur désir de faire une demande de résidence permanente au Québec, indique le président général de l’Union, Martin Caron.
C'est quand même pas rien de changer de pays, de vouloir s'intégrer ailleurs. Vraiment, moi, je leur lève mon chapeau
, s’exclame-t-il. Il y a un côté gagnant-gagnant d’une part, et de l’autre, parce qu’eux ils vivent [ici], et ont une opportunité d'avoir leur petit chez-eux, ils peuvent contribuer au projet de société. Les gens ne réalisent pas, mais contribuer au projet de société, c’est de nourrir nos gens. Et je pense que ces travailleurs-là, de plus en plus, le ressentent.


Des assouplissements réclamés par l’UPA
L’UPA
demande au Québec de faciliter l'accès à la résidence permanente pour les travailleurs agricoles en adoptant trois mesures. L’Union souhaite que le niveau de français oral requis soit abaissé de sept à quatre, comme c’est le cas pour l’anglais dans les autres provinces canadiennes.Gustavo est un des rares travailleurs agricoles qui gagne sa vie aux côtés de sa femme, Sabina Flores. Elle aussi a l’occasion d’apprendre le français au Québec, mais ce n’est pas le cas de la majorité des conjoints des travailleurs. L’UPA
demande donc d'assouplir les exigences pour ces personnes pour leur donner le temps d’apprendre le français une fois rendues au Québec. Le MIFI exige un niveau 4 pour les conjoints des travailleurs.L’UPA
demande également que les examens du gouvernement adoptent des formulations québécoises pour les questions au lieu du français standard comme c'est le cas actuellement.Si nos entreprises agricoles sont rendues au niveau qu’elles sont rendues [au Québec], c'est grâce à cette main-d'œuvre étrangère qui nous a permis d'avoir de la croissance de nos entreprises, puis d'être capables de se développer
, affirme Martin Caron en ajoutant qu’au fil des années, certains employés sont devenus chefs d’équipe et ont développé une spécialité dans la gestion des entreprises.
Selon un porte-parole du MIFI
, une réforme du programme d’immigration permanente proposée en mai exige une connaissance du français oral de niveau 5 dans le volet qui s’adresse aux travailleurs du secteur agricole, notamment.Ce changement ne pourra survenir assez vite, estime Guy Pouliot. Il croit que le Québec s’acharne
sur des travailleurs qui ont souvent peu de scolarisation en leur demandant un niveau de français aussi élevé. Gustavo, par exemple, n’a complété qu’un niveau primaire, au Mexique.
Une autre embûche qui se retrouve sur le chemin des travailleurs étrangers : le type d’emploi occupé par la majorité des travailleurs agricoles ne requiert pas les qualifications reconnues par le Québec dans sa sélection d’immigrants.
« [Ce sont] des gens qui n’ont pas nécessairement été longtemps à l'école parce qu'ils n'ont pas eu la chance, au Mexique… De s'asseoir et d’apprendre quand tu as 35 ans ou 42 ans, ce n'est pas naturel comme quand t’en as 7 [ou] 8. »
Guy Pouliot considère que trop d’importance est mise sur le niveau de français du travailleur agricole en processus d’immigration, quand les générations suivantes vont parler la langue de Molière avec un accent québécois gros comme le bras
.
Il se désole que les travailleurs agricoles ne fassent pas partie des groupes visés par le projet pilote du gouvernement. Le Québec a apporté des assouplissements du niveau du français requis pour les travailleurs généralement plus scolarisés des secteurs de l'intelligence artificielle, des technologies de l’information et des effets visuels.


Une affaire de famille
Gustavo Navarro vit dans un petit chalet de deux chambres à Saint-Laurent-de-l’île-d’Orléans avec sa femme Sabina, leur fille de 23 ans, Yessica Navarro, ainsi que leur gendre, Alfredo Cisneros. L’un de leurs deux fils travaille et vit également à la Ferme Onésime Pouliot.
À 18 h 30, un mardi soir, Sabina et Yessica ont déjà enfilé leurs pyjamas et font des exercices de français après avoir assisté à leur cours hebdomadaire à la ferme. Autour d’elles dans le petit chalet, fenêtre, porte, chaise, micro-ondes, escalier et pièces sont tous identifiés par des affiches en français. Sabina a eu l’idée en suivant des cours sur une application.
Elle s’excuse dans un français hésitant de ne pas pouvoir s’exprimer aussi bien que son mari. Sa fille, Yessica, qui est plus à l’aise, explique qu’elles désirent immigrer au Canada car elles aiment la culture, le travail et les gens du pays.
C’est difficile, mais ce n’est pas impossible [d’apprendre le français]
, rigole Yessica.
Une heure plus tard, les hommes rentrent des champs et les femmes réchauffent le souper déjà prêt. Avec des gestes habiles, elles préparent et font cuire des tortillas dans une poêle.
C’est bien qu’elle pratique son français
, laisse tomber Gustavo à la journaliste en parlant de Sabina.
Ça s’en vient, son français
, ajoute-t-il, visiblement fier.


Des ateliers rendus possibles grâce aux bénévoles
Les mercredis, deux sœurs animent l’atelier de français dans un coin de la salle communautaire de Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans. Sandra Lauzière, une éducatrice spécialisée, a transformé un jeu d‘enfant en outil d'apprentissage pour revoir les mots appris le soir même et la semaine précédente.
L'intégration des jeux rend les ateliers ludiques
et amusants
explique sa sœur Pascale, qui est propriétaire d'une ferme de volaille employant une dizaine de travailleurs mexicains.
Je voulais les comprendre un peu plus, pouvoir dialoguer plus avec eux, apprendre un peu plus l'espagnol
, explique celle qui participe aux ateliers comme bénévole depuis qu’ils ont commencé il y a maintenant deux ans.
« Je me suis prise au jeu, j'ai beaucoup aimé et rencontré les travailleurs de partout, du Guatemala et d’autres pays aussi. Puis j'aime ça, travailler avec eux, leur apprendre le français, et moi, améliorer mon espagnol. »
Au-delà de la langue, elle affirme que sa participation aux ateliers a changé un peu [sa] compréhension de [la] réalité
de ses employés mexicains, car elle dit avoir appris beaucoup plus sur la culture des travailleurs migrants.
Je trouve ça super intéressant de savoir comment ils vivent, parce qu'au-delà d'avoir des travailleurs, on aime savoir aussi qui ils sont. C’est quoi leur vie. On sait leur sacrifice, ce qu'ils ont à faire pour venir ici. C’est pas facile de laisser l'épouse, les enfants, tout ça. Chez nous, on trouve ça super important.
Apprendre le français offre un sentiment d'appartenance aux travailleurs qui côtoient des Québécois depuis des années, affirme Lucie Disquin, du RATTMAQ
.C'est important aussi parce que ça leur permet de sortir du cadre du travail. On a des témoignages de travailleurs qui viennent aux ateliers qui nous disent : "Ah, j'ai rencontré des gens sur l'île, j'ai pu leur parler, j'ai pu aller à l'épicerie. J'ai pu demander des choses en français, tandis qu’habituellement, je dois me débrouiller tout seul." Le sentiment d'être de plus en plus autonome dans ce qu'ils font, c'est vraiment important pour eux.


Impact sur l’entreprise
À la Ferme Onésime Pouliot, 10 % des employés sont québécois. La plupart travaillent dans les bureaux, quelques-uns en mécanique ou aux livraisons. Le copropriétaire peine à pourvoir de plus en plus de postes localement.
J’ai des postes qui ne sont pas comblés [et] ça nuit à des projets, quelque part. J'ai des projets qui vont soit commencer plus tard, ou ne vont pas commencer.
Guy Pouliot a fait une demande pour embaucher Gustavo Navarro avec un autre type de permis de travail qui lui permettra de rester au Québec à l’année. Le Mexicain a commencé il y a quelques semaines, avec sa femme, sa fille et son gendre, à suivre des cours de francisation offerts à Québec par la province.
Comme d'autres qui caressent le même rêve que lui, Gustavo sait que le parcours avant de devenir résident permanent sera long.
En attendant, l'apprentissage du français aux ateliers du RATTMAQ
est le moment fort de sa semaine.Dans ce moment, ma journée préférée, c'est le mercredi!
lance-t-il en souriant.
* Niveau 7, selon l'Échelle québécoise des niveaux de compétence en français des personnes immigrantes adultes : [la personne] comprend sans aide, quand la situation est prévisible ou partiellement prévisible, le contenu de conversations ou de discours en français standard et au débit normal portant sur des thèmes concrets liés à des besoins courants. Exemple de conversation (Nouvelle fenêtre).