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Des tuyaux appuyés sur un mur dans le tunnel Canora sous le Mont-Royal.
Radio-Canada / Ivanoh Demers

« Le REM, ce n’est pas l’histoire d’un coup de génie, d’une idée spontanée. C’est un chemin tortueux. » - Michael Sabia, ancien PDG de la Caisse de dépôt et placement du Québec

Texte : Alec Castonguay Photographies : Ivanoh Demers

La manœuvre était destinée à en mettre plein la vue aux quelque 200 dignitaires et invités triés sur le volet. Un ciel maussade avait contraint tout le monde à s’entasser sous un immense chapiteau blanc en plastique, style mariage à la campagne, installé dans le stationnement de la station Brossard, afin d’assister au coup d’envoi du Réseau express métropolitain (REM).

Sans avertissement, dans une chorégraphie soigneusement orchestrée, les quatre wagons blanc et vert automatisés du REM sont entrés en gare avec assurance, s’arrêtant en surplomb quelques mètres derrière la scène aménagée sous le chapiteau. La foule, cordée sur des chaises de bois pliantes blanches, a poussé un wouah! qui a fait tressauter la maîtresse de cérémonie, Katerine-Lune Rollet, qui n’avait pas anticipé l’effet de surprise provoqué par le changement de décor derrière elle.

Assis à la première rangée en ce vendredi matin du 28 juillet, ceux qui étaient venus récolter les fruits semés par leurs prédécesseurs ont spontanément applaudi : le premier ministre du Québec, François Legault; la vice-première ministre et ministre des Transports, Geneviève Guilbault; la mairesse de Montréal, Valérie Plante; le PDG de la Caisse de dépôt et placement du Québec, Charles Emond…

Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, seul politicien encore en poste depuis l’annonce du REM, en 2016, était visiblement ravi de voir que le 1,3 milliard de dollars investi par son gouvernement avait bel et bien servi à quelque chose. En montant sur scène, il a salué son nouveau ministre des Transports, Pablo Rodriguez, nommé 48 heures plus tôt à la faveur d’un remaniement ministériel. Pablo, tu viens d’arriver et déjà tu livres la marchandise! C’est fort! Rires généralisés, qui décupleront quelques minutes plus tard, lorsque François Legault commencera son discours en lançant : Pablo, ne te réjouis pas trop vite, on a plein d’autres projets pour toi!

La bonne humeur contagieuse des vacances d’été et des journées porteuses de bonnes nouvelles, plutôt rares en politique.

Mais les principaux acteurs de la naissance de ce mégaprojet de transport en commun n’avaient pas été invités à monter sur scène en ce jour symbolique de l’inauguration du REM. Ni pour prendre la parole ni pour les multiples photos officielles – même si, à un certain moment, il devait y avoir 20 personnes collées les unes sur les autres qui souriaient aux photographes.

C’est de la deuxième rangée, et en silence, que Michael Sabia, ancien PDG de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), suivra la cérémonie et sourira aux blagues de son nouveau patron : Merci Michael d’avoir embarqué à l’époque. Tu dois maintenant t’assurer que le REM a assez d’électricité!, lancera François Legault.

L’ancien premier ministre Philippe Couillard, assis à l’écart, près de l’écran géant, a également eu droit à un merci, mais pas aux blagues. À ses côtés, l’ancien maire de Montréal, Denis Coderre, et l’ex-président de la filiale CDPQ Infra, Macky Tall, complétaient le quatuor silencieux des initiateurs du REM. Ils resteront loin des caméras et des micros.

Cruelle réalité des grands projets d’infrastructure qui s’étirent sur des années et qui survivent aux cycles politiques.

Les nombreux invités et journalistes présents à la cérémonie officielle n’auront eu droit qu’aux discours superficiels de circonstance de ceux qui ont attrapé le train en marche, et pas à la véritable histoire de la naissance du REM, la plus importante infrastructure construite au Québec en plus d’un demi-siècle. Et un tournant à bien des égards, autant pour le transport à Montréal que pour l’avenir de la Caisse de dépôt et placement.

Par exemple, comment les influentes agences de notation de New York, et un nouveau ministre des Finances décidé à imposer sa marque, ont joué un rôle aussi crucial qu’involontaire dans l’avènement de ce projet de 7 à 8 milliards de dollars.

Comment un premier ministre, coincé par une série de promesses électorales devenues irréalisables, a dû changer de cap et accepter un projet beaucoup plus ambitieux que prévu – 67 km de voies, le plus imposant métro électrique automatisé de la planète.

Comment le PDG de l’un des plus importants gestionnaires de fonds de pension au monde a trouvé, à l’époque, la conjoncture parfaite pour tester sa nouvelle vision… même s’il a cru à un certain moment que tout allait s’effondrer. Le REM, ce n’est pas l’histoire d’un coup de génie, d’une idée spontanée. Pas du tout. C’est un chemin compliqué, tortueux, me dira Michael Sabia lors d’une entrevue au cœur de l’été.

Même son nom, le REM, n’a pas toujours été limpide. Il aurait pu s’appeler le Rocket, en hommage au hockeyeur Maurice Richard!

Un mois après les débuts du REM, alors que la période de rodage s’estompe, voici cette histoire.

Elle embraye il y a neuf ans presque jour pour jour, à l’été 2014, et se termine lors de la conférence de presse surprise qui dévoile le projet du REM, en avril 2016.

Le récit politique méconnu de la création du Réseau express métropolitain.

Le parlement du Québec et des fleurs.
Le parlement du Québec et des fleurs.
Radio-Canada / Ivanoh Demers
Photo: Un jardin de fleurs se dresse devant le parlement à Québec.  Crédit: Radio-Canada / Ivanoh Demers

Acte I Le choc

« Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »

— Une citation de  Jean Monnet, politicien français, idéateur de la Communauté européenne

Le 5 mars 2014, Pauline Marois jette les dés. Elle saborde son gouvernement, plonge le Québec en campagne électorale et fait le pari que les Québécois n’en ont pas eu assez de ses 18 mois au pouvoir.

Pendant la campagne qui suit, le chef libéral Philippe Couillard parcourt le Québec avec son trio économique, les recrues Jacques Daoust, Martin Coiteux et Carlos Leitao. Ils promettent de s’occuper des vraies affaires, comme le souligne alors le slogan du PLQ. Et les vraies affaires pour Philippe Couillard, c’est l’économie, avec comme objectif de contraster avec la charte des valeurs du PQ et le poing levé pour l’indépendance du nouveau candidat vedette Pierre Karl Péladeau.

Au cœur de la stratégie libérale se trouvent les dépenses en infrastructure. Le Mouvement Desjardins estime à ce moment que l’économie québécoise est en panne depuis 2013. On allait booster l’économie en rénovant les écoles et les hôpitaux, en construisant des routes, des ponts et ainsi de suite… C’était ça, l’idée, se souvient Jean-Louis Dufresne, qui sera directeur de cabinet du premier ministre Couillard entre 2014 et 2017.

L’équipe libérale promet de redémarrer le moteur en investissant 15 milliards de dollars de plus sur 10 ans dans les projets d’infrastructure, dont plusieurs milliards dès un premier mandat.

Cette promesse phare ne verra jamais le jour.

Le 24 avril, à peine 24 heures après l’assermentation du nouveau Conseil des ministres, Carlos Leitao, qui vient de s’installer aux commandes du ministère des Finances, débarque dans le bureau de Philippe Couillard, le moral en berne malgré son flegme portugais naturel. Monsieur le Premier Ministre, bonjour. Ça ne va pas du tout, balance-t-il en entrant dans le bureau, au bout du long corridor, au troisième étage de l’édifice Honoré-Mercier, à quelques pas de l’Assemblée nationale. Le premier ministre, assis derrière l’imposant meuble en bois brun foncé qui sert de bureau aux premiers ministres depuis Maurice Duplessis, lève la tête des feuilles éparpillées devant lui et retire ses lunettes de lecture à fine monture métallique. Ah bon, fait-il.

Lors de sa première séance d’information avec les fonctionnaires du ministère des Finances, ceux-ci ont averti Carlos Leitao, qui arrivait de la Banque Laurentienne auréolé d’une réputation d’économiste de haut vol. Le déficit budgétaire de 1,75 milliard de dollars prévu par le gouvernement sortant ne tient plus. Ce sera le double ou le triple, voire davantage si rien n’est fait. (Philippe Couillard parlera d’un possible déficit de 5 à 7 milliards de dollars. Quelques mois plus tard, le rapport des experts indépendants Luc Godbout et Claude Montmarquette le chiffrera à 3,75 milliards de dollars, en raison d’une surestimation des revenus et d’une sous-estimation des dépenses.)

On était bouche bée. Sonnés même. Ce n’était absolument pas prévu, raconte Jean-Louis Dufresne. Des choix douloureux devront être faits pour ralentir les dépenses de l’État, avance Carlos Leitao. Des promesses électorales, pourtant encore fraîches, devront passer à la trappe, y compris l’engagement phare des milliards de dollars supplémentaires en infrastructure. On voulait dépenser en infrastructures. On poussait sur Carlos pour qu’il nous donne au moins quelques milliards. Il nous répondait : "il n’en est pas question!" relate Jean-Louis Dufresne.

Roberto Iglesias, un ami de Philippe Couillard qui vient alors d’entrer en poste à titre de secrétaire général du gouvernement – le plus haut fonctionnaire de l’État –, se souvient d’une période tendue en mai 2014, alors que Carlos Leitao et ses fonctionnaires préparent un nouveau budget en catastrophe. On avait une liste de projets qui faisait des pages et des pages! Toutes les régions voulaient des routes, des ponts, des écoles, des nouveaux CHSLD… On avait besoin d’argent, de beaucoup d’argent, mais les coffres étaient vides. Le premier ministre demandait comment on pouvait faire, et je n’avais aucune solution à lui offrir.

Les fonctionnaires du ministère des Finances, en communication constante avec les grandes agences de notation et de crédit de New York que sont Moody’s, Standard and Poor’s et Fitch, sont de plus en plus inquiets. Les rumeurs d’une baisse de la cote de crédit du Québec circulent. L’endettement du Québec croît plus vite que la croissance économique.

À la mi-mai, le premier ministre doit décrocher personnellement le téléphone. Je pense être le seul premier ministre du Québec, avec Lucien Bouchard, à avoir parlé directement aux agences de New York. Je ne l’ai jamais dit publiquement, mais je leur ai parlé une à une, et j’ai pris l’engagement personnel de rétablir les finances publiques, me raconte Philippe Couillard, qui accepte pour une rare fois de revenir sur cette période charnière de ses années au pouvoir.

Une séquence qui explique en partie la détermination du gouvernement dans les années suivantes à ralentir la croissance des dépenses des ministères, ce que les libéraux qualifieront de rigueur budgétaire, alors que l’opposition l’étiquettera d’austérité toxique. Nous, à l’interne, on parlait de tumulte budgétaire, se souvient Roberto Iglesias, qui se demande à ce moment comment son premier ministre peut concrétiser ses engagements électoraux dans un tel contexte.

J’aurais pu ne rien faire et mettre la décote du Québec sur le dos du PQ, estime Philippe Couillard en rétrospective. Peut-être que ça aurait été de la bonne politique partisane. Mais qui aurait été pris à gérer les conséquences, avec des intérêts plus élevés à verser? Moi. Une cote de crédit, tu sais quand elle s’en va, mais tu ne sais jamais quand elle va revenir.

Des années plus tard, Philippe Couillard ne regrette pas d’avoir serré la vis budgétaire, malgré la controverse et les nombreux reproches – on se souvient notamment des chaînes de parents devant les écoles publiques. Il fallait le faire. Ce n’était pas de l’austérité comme en Europe. Les budgets des ministères ont continué d’augmenter, mais plus lentement. Est-ce que j’aurais pu mieux équilibrer l’effort en santé et en éducation? Peut-être. Mais ils représentent 70 % du budget de l’État! On n’avait pas le choix d’y toucher, explique-t-il, convaincu que le rétablissement des finances publiques a permis au gouvernement Legault d’affronter la pandémie avec une marge de manœuvre salutaire. La CAQ héritera en effet de plantureux surplus en arrivant au pouvoir, en 2018.

Le premier budget Leitao, déposé en juin 2014, prévoit finalement un déficit de 2,35 milliards de dollars. Treize des vingt-deux ministères subissent des compressions importantes, dont 19 % au ministère de l’Environnement. Et la promesse de dépenser 15 milliards de dollars en infrastructure sur 10 ans disparaît pour de bon.

Une grue déplaces des éléments de structure pour le futur REM.
Une grue déplaces des éléments de structure pour le futur REM.
Radio-Canada / Ivanoh Demers
Photo: Une grue déplaces des éléments de structure pour le futur REM.  Crédit: Radio-Canada / Ivanoh Demers

Acte II L’étincelle

L’équipe de Philippe Couillard est de mauvaise humeur lorsqu’elle s'en va pour les vacances d’été 2014. Le mandat est mal parti. On était découragés, raconte Jean-Louis Dufresne.

Philippe Couillard passe des nuits blanches à se demander à quoi vont ressembler ses années de premier ministre. Je pensais constamment à une seule chose : comment on va faire pour continuer à développer le Québec, à investir dans notre avenir, tout en redressant les finances publiques? Ça m’obsédait. La dette m’obsédait. On n’allait quand même pas mettre le Québec à l’arrêt pendant quatre ans!

La situation de Montréal préoccupe particulièrement le cabinet du premier ministre. La métropole avait besoin d’amour, dit Jean-Louis Dufresne. Pendant la campagne électorale, le PLQ avait promis un système de transport en commun plus efficace à ses fidèles électeurs de l’ouest de l’île, déçus par la fréquence des trains de VIA Rail. Le fédéral avait également annoncé la construction d’un nouveau pont Champlain, une occasion en or pour déployer un système de transport en commun de grande qualité vers la Rive-Sud. Et il y avait cette fameuse navette entre l’aéroport Pierre-Elliot-Trudeau et le centre-ville, maintes fois évoquée, jamais réalisée. Quand j’arrivais à Montréal de l’étranger, j’avais honte!, lance Philippe Couillard. Toutes les grandes villes du monde qui se respectent ont un métro ou un train qui relie leur aéroport au centre-ville. Mais pas nous. Il fallait changer ça.

Ces idées trottent dans la tête du premier ministre pendant ses vacances. Il revient au travail en août et convoque ses collaborateurs. J’ai lu quelque chose, leur annonce-t-il. Une phrase qu’ils entendront des centaines de fois pendant les quatre années suivantes, Philippe Couillard étant un lecteur insatiable des grands journaux et magazines du monde – The Economist étant son préféré. À la fin, quand je disais ça en réunion, je voyais leurs yeux rouler. "Ah non, le boss a encore une idée!", lâche-t-il en riant.

Cette fois, il avait lu quelque part que les caisses de retraite et les grands fonds de pension du monde investissaient de plus en plus dans les infrastructures, surtout en Europe et en Asie. Pourquoi la Caisse de dépôt ne ferait pas ça ici?, surtout qu’elle le fait déjà ailleurs, que ce soit la Canada Line à Vancouver, l’Eurostar en France ou l’aéroport de Heathrow à Londres…

Roberto Iglesias se souvient de la réponse qu’il a donnée au premier ministre : Parce qu’elle ne peut pas. La loi constitutive de la Caisse de dépôt et placements précise en effet que la CDPQ ne peut pas détenir plus de 30 % d’un projet d’infrastructure au Québec. Est-ce que ça se change?, réplique le premier ministre.

Michael Sabia, alors PDG de la Caisse de dépôt, reçoit alors un coup de fil de Jean-Louis Dufresne. Quelques jours plus tard, il est assis dans le bureau du premier ministre à Québec, en compagnie de son chef de file en matière d’infrastructure, Macky Tall. Philippe Couillard lui présente son idée : enrôler la CDPQ dans quelques gros projets d’infrastructure. Lui faire injecter l’argent que le gouvernement estime ne plus avoir de disponible. Philippe Couillard se souvient du sourire de Michael Sabia dans les premières minutes de la rencontre. C’est comme s’il attendait impatiemment qu’un gouvernement lui en parle, raconte-t-il.

Depuis la crise financière mondiale de 2008-2009 qui avait secoué la Caisse – perte de 39,8 milliards de dollars, la pire de son histoire – Michael Sabia avait commencé à repositionner la CDPQ vers les infrastructures. Les taux d’intérêt étaient au plancher, c’était difficile de générer du rendement, se souvient Michael Sabia en entrevue. Les infrastructures étaient une avenue intéressante, avec un rendement stable et prévisible.

Or, la réponse de Michael Sabia étonne le cabinet du premier ministre : il ne veut pas seulement investir dans de grands projets d’infrastructure au Québec, il veut en être le gestionnaire, l’opérateur, comme la CDPQ le fait déjà dans l’immobilier. C’était nouveau pour nous, on n’y avait pas pensé, avoue Jean-Louis Dufresne.

Michael Sabia voyait déjà loin en avant. Il voulait une carte de plus dans son jeu pour affronter les autres grands gestionnaires de caisses de retraite de la planète. Il y avait de la concurrence pour les meilleurs projets. Je voulais quelque chose qui puisse démarquer la Caisse à l’échelle mondiale, explique celui qui est maintenant PDG d’Hydro-Québec.

Des piliers de béton.
Des piliers de béton.
Radio-Canada / Ivanoh Demers
Photo: Des piliers de béton pour le futur REM.  Crédit: Radio-Canada / Ivanoh Demers

Acte III Nom de code : le projet avec la Caisse

Michael Sabia et Macky Tall repartent de Québec en septembre 2014 sans rien promettre à Philippe Couillard. On leur a demandé du temps pour voir si on pouvait bâtir un projet qui génère du rendement. Parce que pas de rendement, pas de projet, explique Michael Sabia.

Mais les deux dirigeants de la Caisse demandent à Philippe Couillard de leur promettre quelque chose : si la CDPQ embarque dans les projets du train léger sur rail du pont Champlain et de la navette entre l’aéroport et le centre-ville, le gouvernement devra rester à l’écart autant que possible. Pas question de choisir le trajet, les arrêts ou de se mêler des appels d’offres et du choix des fournisseurs. Bref, pas d’ingérence politique. J’ai accepté. C’était leur argent, après tout, dit Philippe Couillard.

Le 13 janvier 2015, Michael Sabia et Philippe Couillard annoncent publiquement la création de la filiale CDPQ Infra, dirigée par Macky Tall. Le premier mandat prévoit l’analyse des projets de transport en commun entre la Rive-Sud et le centre-ville, entre l’aéroport et le centre-ville, mais aussi un projet de train vers l’ouest de l’île de Montréal. Lors de la première discussion, à l’automne 2014, le train de l’ouest n’était pas dans le portrait, se souvient Roberto Iglesias. Mais le gouvernement a insisté pour l’ajouter à l’analyse parce qu’il y avait une forte pression du caucus et des élus locaux pour remplir cette promesse électorale.

Le gouvernement souhaitait une antenne jusqu’à la petite municipalité d’Hudson, 25 km à l’ouest de l’île de Montréal. Michael Sabia et Macky Tall rejettent l’idée : pas rentable. Mais ils acceptent d’étudier un trajet qui s’arrêterait à Saint-Anne-de-Bellevue ou à Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île de Montréal.

Quelques jours après l’annonce de la création de la filiale CDPQ Infra, Philippe Couillard prend la direction de son premier Forum économique mondial de Davos, dans les Alpes suisses. Un matin, il assiste à une conférence sur l’implication des caisses de retraite dans les projets d’infrastructure. L’homme qui monte sur scène pour prendre la parole devant les riches et puissants de la planète est… Michael Sabia! Il a expliqué avec beaucoup d’éloquence que les infrastructures des pays occidentaux tombent en ruine, mais que les gouvernements n’ont pas d’argent et que la privatisation n’est pas souhaitable. Il affirmait que ça prenait un autre joueur dans l’équation, un joueur public, avec une conscience sociale, comme les caisses de retraite, raconte Philippe Couillard, qui inventera à ce moment-là l’expression qui sera régulièrement utilisée par la suite pour décrire les projets de la CDPQ Infra au Québec : partenariat public-public.

Au retour de Davos, pendant que le gouvernement s’attelle à changer la loi pour permettre à la Caisse de dépôt et placement d’investir dans des projets d’infrastructure au Québec et de les gérer, Macky Tall concrétise l’embauche qui va tout changer : Jean-Marc Arbaud devient le premier employé de la CDPQ Infra, celui qui aurait la carte de membre numéro 1 si la filiale était un parti politique. La cheville ouvrière du futur REM.

Les deux hommes se connaissent bien. Macky Tall a siégé pendant des années au conseil d’administration d'InTransitBC, l’entité qui gère la Canada Line, la navette ferroviaire automatisée qui relie l’aéroport de Vancouver au centre-ville de la métropole de la Colombie-Britannique – et dont la Caisse est l’un des principaux investisseurs. Jean-Marc Arbaud en a été le PDG de 2005 à 2011. Il a supervisé la mise en place de ce grand projet de transport collectif, de la conception à l’exploitation, en passant par la réalisation. Une expérience extraordinairement précieuse pour nous, commente Michael Sabia, qui a souvent utilisé l’exemple de la Canada Line pour expliquer ce que la Caisse voulait faire à Montréal, avec ses piliers préfabriqués et des trains automatisés et électriques.

Pendant que le projet prend forme au Québec, Michael Sabia demande à n’avoir qu’un seul interlocuteur au gouvernement. Il ne voulait pas être un commis voyageur entre les ministères, se souvient Philippe Couillard.

Roberto Iglesias se met alors à la recherche d’une personne de confiance qui non seulement connaît bien la fonction publique, mais pourra aussi lui vendre un tel projet, complètement nouveau. La fonction publique était craintive au départ. C’était une perte de contrôle, surtout pour un ministère comme celui des Transports, raconte Roberto Iglesias, qui avance une métaphore : La fonction publique, c’est comme un chat. Si elle sort les griffes et s’accroche au tapis, tu dois sortir la scie mécanique et couper le plancher pour la faire bouger!

André Dicaire sera l’envoyé spécial du gouvernement pour ce projet avec la Caisse, comme on le surnommait à l’interne dans les premiers mois. Ancien sous-ministre à la Santé sous Robert Bourassa au tournant des années 1990, puis au Conseil du Trésor, et finalement comme secrétaire général dans les premières années au pouvoir de Jean Charest, André Dicaire fait partie de la gang de la fonction publique. Il est l’un d’eux, tout en étant près de l’équipe de Philippe Couillard, ayant fait partie du comité de transition vers le pouvoir des libéraux au printemps 2014. On le connaissait, il nous connaissait et la fonction publique le respectait, énumère Jean-Louis Dufresne, qui sera l’autre représentant du gouvernement lors des réunions qui se dérouleront toutes les deux semaines au siège social de la CDPQ, dans le Quartier international de Montréal, pour s’assurer de l’avancement du projet. Christian Dubé, alors vice-président Québec à la Caisse de dépôt et placement – et aujourd’hui ministre de la Santé –, s’impliquera également avec enthousiasme dans le projet.

À chaque réunion, Michael Sabia est présent. On parle quand même de 5 à 7 milliards de dollars!, lâche-t-il. Le risque était grand. Macky, Jean-Marc et moi, on suivait tout de près. Si on n’avait pas été en mesure de livrer le projet, les dommages pour la réputation de la Caisse, ici au Québec, mais aussi à l’étranger, auraient été très sérieux. Michael Sabia prend une pause pour réfléchir. Je cherche les mots pour exprimer la profondeur de ma détermination à réaliser ce projet. Je pense qu’il n’en existe pas d’assez forts. C’était essentiel de livrer ce projet.

Des travailleurs dans un tunnel en béton.
Des travailleurs dans un tunnel en béton.
Radio-Canada / Ivanoh Demers
Photo: Un des chantiers qui aura donné des sueurs froides aux gestionnaires du projet du REM aura été celui du tunnel du Mont-Royal.  Crédit: Radio-Canada / Ivanoh Demers

Acte IV Coup de théâtre : le projet devient immense!

Le maire de Montréal, Denis Coderre, est mis dans le coup. Il est tout de suite enthousiaste. Il voulait une station de train pour son futur stade de baseball, et n’a rien demandé d’autre!, s’exclame Jean-Louis Dufresne. Denis Coderre, qui se remet tranquillement d’un AVC, pouffe de rire lorsque je lui raconte l’anecdote du stade pour le retour du baseball majeur à Montréal. C’est vrai! Et la Caisse a dit oui tout de suite. Après, je leur ai dit : "Parfait, je m’occupe d’aller voir Ottawa pour qu’ils payent une partie de votre projet". C’est ce que j’ai fait.

Au printemps 2015, André Dicaire, Jean-Louis Dufresne et Roberto Iglesias commencent à faire percoler dans la fonction publique l’implication de la CDPQ dans un grand projet de transport en commun encore mal défini. Dominique Savoie, alors sous-ministre aux Transports, voit le projet d’un bon œil. L’Agence métropolitaine de transport (AMT), en voie d’être transformée en Agence régionale de transport métropolitain (ARTM), beaucoup moins. Sa mission est justement de superviser le développement du transport collectif dans la grande région de Montréal, et elle se voit imposer la présence de la Caisse. La nouvelle entité n’a toutefois pas la force de frappe pour s’opposer au projet de train électrique de la Caisse. La Société de transport de Montréal (STM) rentre également dans les rangs, même si l’arrivée de la Caisse dans le paysage vient chambouler le développement du réseau de transport, puisque la CDPQ a carte blanche sur le choix des trajets et des arrêts.

L’ARTM, exo, la STM… ce sont des opérateurs avant tout, estime Jean-Marc Arbaud en entrevue. Ils n’ont aucune idée de ce que ça prend pour lancer un projet de cette envergure, avec le financement et tout. Au début, tout le monde n'était pas heureux, c’est vrai, mais il n’y a pas eu de vrais débats. Ils n’auraient pas été capables et ils le savaient. Rapidement, tout le monde a poussé dans le même sens.

Denis Coderre confirme : On a froissé des ego, bousculé des habitudes, mais tout le monde a fini par accepter. C’était trop beau pour dire non. Entre autres parce que la réputation de la CDPQ est bonne et que le caractère public est maintenu, estime Roberto Iglesias. La Caisse, ce n’est quand même pas Tesla ou Elon Musk! C’est nous tous, en fin de compte.

Mais à l’automne 2015, le projet avec la Caisse est encore flou. L’idée est là, enthousiasmante, optimiste… mais à quoi vont ressembler les trajets, les trains, les stations?

Jean-Marc Arbaud et sa petite équipe nouvelle formée de cinq personnes épluchent toutes les études de faisabilité qui accumulent la poussière depuis des années dans les sous-sols de l’ARTM, de la STM et du ministère des Transports, notamment. C’est loin d’être la première fois que des projets de trains légers sur rail sont mis de l’avant pour améliorer les dessertes de la Rive-Sud, de l’aéroport et de l’ouest de l’île de Montréal. Je suis probablement la seule personne qui a lu les 5000 pages au complet!, s’amuse Jean-Marc Arbaud.

L’idée de départ consiste à relier l’ouest de Montréal à l’aéroport, pour ensuite longer l’autoroute 20 sur l’emprise du Canadien National (CN) jusqu’à l’échangeur Turcot – dont le projet de réfection se précise tranquillement – pour aboutir à la gare Centrale, au centre-ville. C’est sur un tel trajet, orienté vers le sud de l’île, à quelques variantes près, que la plupart des analyses des 40 dernières années se sont penchées.

Mais ce chemin, à travers l’échangeur Turcot, est complexe. Trop complexe. D’abord, il faudrait négocier avec le CN, notoirement jaloux de son territoire. Ensuite, il faudrait construire un tunnel entre l’échangeur Turcot et la gare Centrale, sous le centre-ville. Un nouveau tunnel, c’est 10 milliards de dollars. Et soudainement, il n’y a plus de projet! C’était irréaliste d’y arriver à un coût raisonnable, affirme Jean-Marc Arbaud, qui se creuse alors la tête pour trouver un autre scénario. Le risque était de trop vouloir en faire en même temps et que le projet tombe à l’eau.

Il regarde sur les cartes toutes les emprises ferroviaires qui quadrillent la métropole et façonnent le transport d’humains et de marchandises depuis des décennies. C’est à ce moment qu’un éclair traverse son esprit : le tunnel du Mont-Royal, au centre de l’île de Montréal! Le train qui dessert les résidents de la Rive-Nord, jusqu’à Deux-Montagnes, le parcourt déjà jusqu’à la gare Centrale. C’était la clé de tout, estime Jean-Marc Arbaud.

Début janvier 2016, Michael Sabia, Macky Tall et Jean-Marc Arbaud descendent à Québec pour présenter leur nouveau projet au premier ministre et à son équipe. Dans un geste théâtral, Jean-Marc Arbaud prend la parole de sa voix grave, et lance : J’ai lu toutes les études, et rien ne fonctionne. Il s’arrête et mime le geste de repousser du revers de la main toutes les analyses passées qui auraient été sur la table devant lui. On le regardait avec des yeux gros comme ça, raconte Jean-Louis Dufresne, qui se demandait alors s’il avait abattu tout ce travail depuis presque un an pour rien.

Jean-Marc Arbaud présente ensuite sa vision. L’antenne sud, de Brossard jusqu’à la gare Centrale; l’antenne de l’ouest qui passerait plutôt le long de l’autoroute 40, au nord, sur des piliers de ciment; l’antenne de l’aéroport; puis celle de Deux-Montagnes jusqu’au centre-ville… le tout à travers l’axe central du tunnel du Mont-Royal, jusqu’à la gare Centrale.

J’étais surpris! C’était différent et beaucoup plus gros que le mandat qu’on leur avait confié, raconte Philippe Couillard. Il regarde alors les plans en couleurs devant lui pendant quelques secondes qui paraissent interminables au petit groupe assis autour de la table de conférence de l’édifice Honoré-Mercier. Tout le monde attend la réponse du premier ministre, qui lâche finalement un c’est bon, ça! qui permet à tous de souffler. J’aime les grosses patentes. Tant qu’à y aller, tu n’y vas pas à moitié!, commente Philippe Couillard.

Les antennes de l’ouest et de Deux-Montagnes présentent également l’avantage d’assurer un achalandage minimum à la CDPQ, qui vise un rendement de 8 % par année avec son investissement. Certaines critiques ont dit : "On sait bien, la Caisse veut juste faire de l’argent!", mais la vraie raison, c’est la présence du tunnel. Et oui, ce n’est pas anormal de démarrer un projet de cette ampleur avec la garantie qu’il va y avoir un peu de monde dans les trains!, explique Jean-Marc Arbaud. La desserte Deux-Montagnes-Montréal, vieillissante, sera aussi plus efficace, ce qui plaît au gouvernement.

La découverte de dynamites vieilles de plus de 100 ans dans le tunnel du Mont-Royal viendra toutefois modifier l’échéancier des travaux et compliquer le travail des ingénieurs. La vérité, c’est que le tunnel du Mont-Royal avait besoin d’un coup de jeunesse. La Caisse a sauvé le tunnel, estime Jean-Louis Dufresne.

Parmi les obstacles, nombreux, qui se dresseront sur le chemin de la CDPQ, il y a une négociation ardue avec le CN pour le trajet entre Brossard et la gare Centrale. La compagnie de chemin de fer possède le viaduc sud, qui mène à la gare. Il faut donc négocier l’achat de ce court tronçon. Le CN étant le CN, ça n’a pas été simple. Ça nous a coûté un bras!, affirme un cadre à la Caisse sous le couvert de l’anonymat. C’est finalement Michael Sabia, qui a déjà été numéro deux du CN au tournant des années 1990, qui a dénoué l’impasse. Il sourit lorsque je le questionne sur cette négociation. Disons que ça aide de connaître des gens. Mais on ne peut pas dire qu’on a eu un deal parce que j’ai déjà été là-bas! Le CN n’a pas la réputation de faire des cadeaux et on n’en a pas reçu un. Je ne veux pas en dire plus, sinon que ça été un peu difficile comme négociation.

Le Réseau express métropolitain ainsi que la lettre R sont imprimés sur une poutre.
Le Réseau express métropolitain ainsi que la lettre R sont imprimés sur une poutre.
Radio-Canada / Ivanoh Demers
Photo: Le Réseau express métropolitain a été en cours de route baptisé de différentes façons.  Crédit: Radio-Canada / Ivanoh Demers

Acte V Le REM… ou le Rocket?

Pendant l’hiver 2016, le projet se raffine, tout comme l’estimation des coûts, jusqu’au dévoilement prévu le 22 avril 2016. Mais comment va-t-il s’appeler? Pour le présenter au grand public, ça prend un nom! Jusque-là, il est connu sous le projet avec la Caisse, le train électrique de la Caisse ou projet structurant de transport en commun. Pas très vendeur, se dit Jean-Vincent Lacroix, directeur des communications de CDPQ Infra et passionné de transport collectif. Je voulais un nom facile à retenir, comme le Tube qui désigne le métro à Londres. C’est la base pour que les gens s’approprient le projet.

Jean-Vincent Lacroix se met à jongler avec des lettres sur une feuille de papier. Le T de train s’intègre mal à des acronymes, mais le R sonne bien, se dit-il. C’est ainsi que naît Réseau électrique métropolitain. Mais il s’agit d’un nom provisoire, choisi en raison de l’urgence : présenter le projet au public avant une possible fuite médiatique – qui ne se produira pas d’ailleurs, fait rare pour un projet de cette ampleur.

Dans les semaines qui suivent le dévoilement, l’équipe de la CDPQ Infra s’adjoint les services de l’agence de publicité Havas Montréal, renommée pour ses capacités de positionnement de marque. Faut-il garder le nom Réseau électrique métropolitain?

Stéphane Mailhiot, alors vice-président, stratégie de Havas Montréal, est sceptique, tout comme Jean-Marc Arbaud. Le mot "électrique" me chicotait, dit Arbaud. Tous les trains automatisés dans le monde seraient électriques à l’avenir, ce qui n’en faisait pas un trait distinctif, estime alors l’agence de publicité, qui propose de garder la lettre R, mais de rebaptiser les nouvelles lignes du REM… le Rocket, en hommage à l’ancien joueur de hockey Maurice Richard. Un nom associé à l’histoire de Montréal, et synonyme de puissance, de rapidité et de savoir-faire à la québécoise. L’agence propose même que les trains arborent un gros numéro 9 à l’avant.

Or, les semaines passent et le sigle REM s’incruste dans le débat public. Il est partout dans les médias, autant chez les chroniqueurs que dans la bouche des politiciens. Le changer aurait nécessité un effort important et coûteux, explique Stéphane Mailhiot, maintenant président de Havas Montréal. Le REM restera, mais le mot électrique sera remplacé par express. La vitesse sera sa caractéristique principale, et non pas le fait qu’il soit électrique.

Si les couleurs du REM, le vert et le blanc, semblent une évidence aujourd’hui, c’est pourtant le rouge qui était la couleur de prédilection des dirigeants de la Caisse. Sur les cartes de transport en commun de la région de Montréal, on devait à l’origine voir une grande ligne rouge pour identifier le REM, entre les lignes verte, orange, bleue et jaune du métro de Montréal. On voulait faire un clin d’œil au projet inachevé du maire Jean Drapeau, raconte Jean-Vincent Lacroix.

En effet, si les antennes actuelles du métro de Montréal sont numérotées bizarrement, c’est la faute à Jean Drapeau, maire de Montréal de 1955 à 1957, puis de 1960 à 1986. Il y a la ligne 1 (verte), la 2 (orange), la 4 (jaune) et la 5 (bleue), mais pas de ligne numéro 3... Celle-ci devait initialement passer au centre de l’île, par le tunnel du Mont-Royal! Et être de couleur rouge. Près de 60 ans plus tard, le REM s’apprêtait à boucler la vision du maire Drapeau.

Sabia, Tall, Arbaud et l’équipe du REM sont emballés. L’argument est massue, le clin d’œil historique est parfait, alors il fallait aller au bout de cette idée, raconte Jean-Vincent Lacroix.

Un beau clin d’œil, en effet… qui se heurte toutefois à la réalité signalétique. Lorsque l’agence Havas commence à travailler sur l’allure visuelle des stations, le rouge fait désordre. Quelque chose cloche. Partout dans le monde, en matière de transport, le rouge signifie le danger ou la sortie de secours pour les usagers. Rien d’invitant. Stéphane Mailhiot se souvient d’une rencontre avec l’équipe du REM lors de laquelle il présente le visuel des stations sur une grande feuille, l’une avec le rouge, l’autre avec le vert. Debout, penché au-dessus de la table, Michael Sabia se frotte le menton en regardant les deux choix de visuel. Le rouge ne fonctionne pas, tranche-t-il.

Un train avec des passagers en silhouette.
Un train avec des passagers en silhouette.
Radio-Canada / Ivanoh Demers
Photo: Le REM est devenu réalité le 31 juillet 2023.  Crédit: Radio-Canada / Ivanoh Demers

Épilogue

Le REM aura connu plusieurs embûches, provoquant des dépassements de coûts et des retards, notamment dus à la pandémie, mais qui ne freineront pas le projet. Une seule fois Michael Sabia doutera vraiment de la concrétisation du mégaprojet. C’était en novembre 2017.

Par un vendredi pluvieux, Macky Tall et Jean-Marc Arbaud débarquent dans le bureau de Michael Sabia, la mine sombre. Les nouvelles ne sont pas bonnes, dit Macky Tall. Les deux hommes viennent d’analyser les deux propositions des consortiums qui ont soumissionné pour construire le REM. C’était complètement aberrant, se souvient Sabia, qui ne veut pas donner de chiffres précis. Les deux propositions étaient largement au-dessus de nos attentes. J’ai eu peur que ce soit la fin du REM.

CDPQ Infra choisit de ne pas octroyer le contrat et de plutôt commencer à négocier avec les deux groupes soumissionnaires. On a tous fait des compromis. On a modifié le tracé, retiré des passages souterrains trop coûteux par des voies aériennes, exigé des réductions… Et on est finalement arrivés à quelque chose, raconte Michael Sabia.

« Tout le monde y a mis le petit supplément d’âme nécessaire pour que ça fonctionne. »

— Une citation de  Jean-Marc Arbaud

La Caisse et ses partenaires dans le consortium NouvLR – SNC-Lavalin, Dragados, Aecon, Pomerleau et EBC – ont réussi à réunir l’expertise de partout dans le monde pour passer à travers les obstacles. Pas moins de 160 nationalités se sont côtoyées au fil du projet, qui comptait, au pic de la construction, 5000 employés. On a développé une expertise unique, comme les barrages hydroélectriques à une autre époque. Maintenant, on a le savoir-faire. C’est aussi un grand héritage du REM, estime Jean-Marc Arbaud.

Cette expertise, Michael Sabia souhaitait à l’origine l’exporter à l’étranger. Utiliser le REM de Montréal comme une vitrine pour les autres villes du monde. Dès le début, il disait : "Si on livre ça dans un délai et des coûts raisonnables, on va montrer à tout le monde ce qu’on peut faire", se souvient Roberto Iglesias, qui voyait également le potentiel de mettre le REM en vitrine pour le bas de laine des Québécois. Quelles villes ont de pires conditions météorologiques que Montréal pour ses infrastructures? Pratiquement aucune. On a beaucoup de neige, des froids intenses, de la pluie, du verglas, des canicules, des orages… Si ça fonctionne ici, ça va fonctionner partout!

Le REM faisait de la CDPQ non seulement un investisseur dans les projets d’infrastructure, mais également un opérateur. Ça ouvre un champ d’activité nouveau pour la Caisse. Une carte de visite pour le reste de la planète, soutient Michael Sabia, qui remarque lui aussi que la nouvelle direction de la CDPQ, avec Charles Emond à sa tête, ne démontre pas le même optimisme pour ce type de projet à l'étranger. C’est raisonnable de penser que les dirigeants actuels de la Caisse sont moins enthousiastes que moi à l’époque pour exporter le concept du REM. Ce sera à eux de décider. Mais s’ils veulent y aller, je leur donne un seul conseil : ça prend un partenaire local qui connaît le terrain, autant le vrai terrain, physique, que le terrain politique. C’est tellement complexe.

Aurait-il aimé raconter une partie de cette histoire du REM, son volet de l’histoire, à la cérémonie d’inauguration, le 28 juillet, à Brossard? Bah, après quatre ou cinq discours, les gens en ont assez!, me dira humblement Michael Sabia.

Et Philippe Couillard? Aurait-il aimé parler, s’expliquer, marquer le coup? Peut-être, mais on ne me l’a pas offert, affirme-t-il en haussant les épaules. En même temps, je comprends... Et qu’aurait-il dit? Que les gens ont beau être cyniques et désabusés, on peut encore accomplir de grandes choses au Québec, estime l’ancien premier ministre.

Il prend une pause, la tête dans ses souvenirs. Et que c’est l’une des choses les plus utiles que j’aie faites dans ma vie. Je m’étonne. Philippe Couillard a pourtant sauvé des vies comme neurochirurgien avant son saut en politique. Pour ces personnes qui allaient mourir, c’est important, bien sûr. Mais l’impact sur la société dans son ensemble est mineur. En réalité, ajoute-t-il, il n’y a que deux façons de laisser une trace durable sur Terre : par la création artistique ou l’action politique. Tout le reste finit par être poussière. Je n’ai aucun talent artistique! Mais le REM va me survivre. Il va transformer la vie des gens, aider l’économie et l’environnement. Et je suis fier de ça.

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