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Rolanda Ryan qui opère un système d'échographie.
Radio-Canada / Patrick Butler

Texte et photos par Patrick Butler

Tous les mois, une minuscule équipe médicale remplit ses valises d'équipements médicaux et parcourt des centaines de kilomètres à travers l’île de Terre-Neuve afin d’effectuer des avortements en régions rurales. Si la clinique mobile se fait discrète, elle change des vies. De passage dans l’une des régions les plus conservatrices de la province, l’infirmière Rolanda Ryan, qui mène le groupe, nous ouvre sa porte.

On y est presque. Prends ma main si tu veux, offre l’infirmière. Allongée, les genoux dans les airs, la patiente respire fort. Soixante secondes, renchérit la médecin sous les encouragements de tout le personnel de la salle d’opération improvisée, aménagée en à peine trois heures.

Le souffle de la patiente s'intensifie alors que la médecin insère doucement un tube dans le col de l’utérus. Cette grosse paille transparente, attachée à un appareil de succion qui ressemble à une seringue blanche, permet de retirer l’embryon, le temps d’un petit claquement sec. C’est fait, annonce-t-elle.

Soupirs de soulagement pour toutes celles qui sont présentes – pour la mère de famille monoparentale qui a parcouru 600 km pour mettre fin à sa grossesse, tout comme pour l’infirmière dont la famille, très pratiquante, ignore tout de ce qu’elle fait.

Essoufflée, la patiente se relève. L’équipe médicale la salue et se prépare pour les cinq autres interventions qu’il lui reste à faire dans cette pièce d’entreposage à l’arrière d’une clinique fermée pour le week-end. Ici, l’équipement médical repose sur une plaque à biscuits.

Nous sommes dans la seule clinique d’avortement de la Bible Belt terre-neuvienne.

Une femme assise sur une civière.
Une femme assise sur une civière.
Radio-Canada / Patrick Butler
Photo: Chaque femme se voit donner un bracelet à son arrivée à la clinique. Juanita est la patiente #116.  Crédit: Radio-Canada / Patrick Butler

Juanita, la patiente 116

La première patiente de la journée, Juanita (nom fictif), s’autoproclame hyperfertile. Ses deux enfants ont été conçus alors qu’elle prenait la pilule contraceptive.

Lorsqu'elle a demandé à se faire ligaturer les trompes – une chirurgie qui offre une contraception permanente – sa médecin a refusé. Elle m'a dit que j’étais trop jeune et que ce n’était pas ma décision. Trois ans plus tard et me voici, raconte-t-elle.

Un café à la main, elle explique avoir voyagé pendant sept heures en voiture la veille pour subir aujourd’hui son troisième avortement.

Radio-Canada protège l’identité des patientes et des travailleuses de la clinique mobile qui n’ont pas voulu nous parler à visage découvert. Nous avons pu assister aux activités de la clinique à condition de ne pas révéler l’endroit précis où elle se trouve.

Premier arrêt pour Juanita : une cuisinette transformée en salle d’entrevue. Assise entre le réfrigérateur et la cafetière, la travailleuse sociale Angie Vokey accueille parfois des victimes d’agressions, d’autres fois des femmes comme Juanita, qui expliquent simplement qu’elles ont déjà trop d’enfants.

Son rôle : s’assurer que les patientes ont bien réfléchi à leur décision, mais surtout, les écouter.

Angie Vokey qui écoute une patiente.
La travailleuse sociale Angie Vokey écoute Juanita lui parler de sa vie et de sa décision de se faire avorter.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Au cours de la matinée, Angie Vokey répond aux questions de Juanita, mais aussi à celles de deux adolescentes et d’une femme dans la quarantaine.

Chacune vient d’une communauté différente du centre ou de l’ouest de Terre-Neuve. Après avoir pris rendez-vous par téléphone, elles sont arrivées seules à la clinique mobile. Le local emprunté par l’équipe est tellement petit qu’il n’y a pas assez de place pour un accompagnateur.

Après une longue discussion, une de ces femmes décide finalement de repartir sans se faire avorter. Juanita, elle, n’a pas de doute. Elle a pris congé et loué une chambre d’hôtel pour venir à la clinique mobile. Aujourd’hui, elle met un terme à sa grossesse.

« En général, peu importe la situation, elles sont certaines à 100 % de prendre la bonne décision. »

— Une citation de  Angie Vokey, travailleuse sociale

Une fois les premiers formulaires signés et sa rencontre avec la travailleuse sociale terminée, Juanita subit une échographie. L’infirmière Rolanda Ryan, les cheveux tressés, étale un gel bleu sur le ventre de la patiente avant de procéder à l’examen qui lui permettra de vérifier l’âge de l’embryon. Âgée de 56 ans, celle qui a organisé la clinique mobile fixe l’écran noir et gris de sa machine à ultrasons.

Rolanda Ryan dans une salle d'opération improvisée.
L’infirmière Rolanda Ryan dans une salle d’opération improvisée à Grand Falls-Windsor (Terre-Neuve-et-Labrador) où elle aide à pratiquer des avortements.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Rolanda Ryan aide à effectuer des avortements à Terre-Neuve-et-Labrador depuis 1999. En 2010, elle a acheté au Dr Henry Morgentaler la seule clinique privée d’avortement de la province, à Saint-Jean. Depuis 2017, elle fait ses valises une fois par mois et prend la route avec une obstétricienne et un technicien, alternant entre les régions de Corner Brook et de Grand Falls-Windsor, où l’attend une petite équipe d’infirmières aguerries.

Une carte avec une bulle qui englobe les villes de Baie Verte, Gander et Grand Falls-Windsor.
La «Bible Belt» de Terre-Neuve-et-Labrador.Photo : Radio-Canada

On aura six patientes aujourd’hui et ça va nous prendre des heures et des heures. À Saint-Jean, on pourrait le faire en une heure et demie, explique celle qui a déjà fait l’objet de menaces de mort de la part de manifestants antiavortement. Ces derniers se tiennent près de sa clinique permanente, dans la capitale provinciale, depuis des années. Ils crient et filment les patientes lorsqu'elles passent devant eux et brandissent des photos de fœtus mutilés.

Ce n’est pas tout le monde qui est capable de faire ce travail, explique Rolanda Ryan, la fierté dans ses yeux. Elle croit en ce qu’elle fait, malgré l’opposition à laquelle elle est confrontée. Ce n’est pas tout le monde qui va te soutenir, non plus, affirme-t-elle, en constatant finalement qu’après sept semaines de grossesse, l’embryon de Juanita ne mesure que 10 mm, la taille d’un petit pois.

Une main avec cinq comprimés.
Une main avec cinq comprimés.
Radio-Canada / Patrick Butler
Photo: Avant l’avortement, Juanita prend des médicaments pour réduire les douleurs et les risques d’infection.  Crédit: Radio-Canada / Patrick Butler

Un cathéter intraveineux au bras, Juanita digère un cocktail de médicaments : du misoprostol pour assouplir le col de l’utérus, des antibiotiques pour réduire les risques d’infection, du Gravol et des ibuprofènes pour réduire la douleur causée par les crampes.

Une jaquette d’hôpital sur le dos, elle s’assoit sur un sofa, une couverture sur les jambes. Après, il va falloir que tu te gâtes un peu, suggère une infirmière qui vérifie sa tension artérielle et son rythme cardiaque. Ça, c’est pour les petits, ajoute avec un clin d'œil la femme aux cheveux blancs en lui tendant deux sachets de biscuits au chocolat.

Une femme installée sur un sofa avec une boîte à jus.
Vêtue d’une jaquette d’hôpital, Juanita, une couverture sur les jambes et une alèse sous les fesses, attend son avortement.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

À la radio, du Led Zeppelin – la chanson Whole Lotta Love – joue doucement. Sirotant une boîte de jus, Juanita pointe du doigt son bracelet. Tu sais, on nous donne un numéro au moment où on arrive, mais c’est un service tellement personnel, affirme-t-elle. Elles me mettent tellement à l’aise.

« Même si c’était possible de me faire avorter à ma clinique locale, ça n’aurait jamais été confidentiel. Tu es dans une petite ville, les infirmières sont les parents des amis de tes enfants. [...] Ici, la confidentialité, c’est primordial. »

— Une citation de  Juanita

Du point de vue de la confidentialité et de la protection de la vie privée, Terre-Neuve, c’est un défi, c’est une petite province, explique Janelle Skeard, travailleuse responsable d’expliquer les services disponibles à Juanita après l’avortement.

Janelle Skaerd discute avec une patiente.
Janelle Skaerd aide à conseiller les femmes qui se rendent à la clinique mobile.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

Si on ajoute à ça un contexte religieux qui est, en général, dissuasif relativement à l’avortement, ça vient renforcer l’importance d’une clinique où les personnes sentent qu’elles se font soigner en toute confidentialité.

Si la clinique ne passait pas sous le radar, il y aurait sans doute des manifestants, croit Angie Vokey, la travailleuse sociale. On a encore une population qui a des croyances religieuses strictes [...] et ça se voit lorsque ces enjeux sociaux refont surface.

Angie Vokey évoque une règle non écrite chez les travailleuses. Personne dans l’équipe ne se fait dire qu’il faut cacher ce qu’elle fait ici, […] mais il n’y a personne qui est en train de se vanter de son travail ou de divulguer l’endroit où se déroule la clinique.

Une civière au fond d'une salle avec du matériel médical déposé sur des caisses.
Une civière au fond d'une salle avec du matériel médical déposé sur des caisses.
Radio-Canada / Patrick Butler
Photo: La salle d’opération de la clinique mobile de Grand Falls-Windsor.  Crédit: Radio-Canada / Patrick Butler

« Lâche pas, lâche pas »

Je vais commencer par t’examiner, explique la Dre Kelly Monaghan. Juanita est déjà couchée sur la table, les genoux dans deux étriers couverts de mitaines de four. Depuis quelques minutes, deux infirmières bavardent avec la patiente pour la calmer, racontant des histoires sur leurs enfants et leurs parents.

On ne sera ici que pendant quelques minutes, croyez-le ou non, dit la médecin, les mains gantées. Depuis 2015, année où cette militante passionnée par la santé des femmes est devenue médecin de famille formée pour pratiquer des avortements, elle estime avoir effectué plus de 4000 avortements à Terre-Neuve.

La Dre Monaghan insère le spéculum, un instrument qui permet d’écarter le vagin afin d’accéder à l’utérus. Une infirmière administre par voie intraveineuse un anesthésique local, un peu comme on le fait chez le dentiste.

Kelly Monaghan regarde au loin à travers une fenêtre.
La Dre Kelly Monaghan, à la fin de la clinique mobile, avant de reprendre la route vers l’est.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

La médecin insère graduellement le tube transparent, appelé une canule. Tu vas sentir un peu de pression, affirme la Dre Monaghan, le ton sérieux.

L’ambiance change soudainement dans la pièce. Plus personne ne rit. La patiente respire plus fort, en suivant les conseils d’une infirmière qui lui rappelle de rester le plus détendue possible.

Tu fais tellement bien ça, assure-t-elle. On respire fort. Lâche pas, lâche pas.

Une fois le tube inséré et l’embryon retiré, une infirmière remet l’appareil rempli du contenu de l’utérus au technicien, George Ebsary. Il est le conjoint de Rolanda Ryan et le seul homme qui travaille à la clinique.

Derrière un rideau, il vide les tissus rouges et rose vif dans une passoire et les rince sous l’eau d’une douche de camping qu’il pompe avec son pied, puisque le robinet régulier manque de pression. L’objectif : repérer ce qui reste de l’embryon et confirmer que l’opération est un succès.

Je ne vois rien pendant l’avortement, mais j’entends tout, explique-t-il. Les larmes, les halètements et les cris, dit-il, mais aussi les soupirs de soulagement.

Un sofa sur lequel on a déposé des couvertures pour le confort des patientes.
Un sofa sur lequel on a déposé des couvertures pour le confort des patientes.
Radio-Canada / Patrick Butler
Photo: Le sofa où s’assoient les patientes avant et après l’avortement.  Crédit: Radio-Canada / Patrick Butler

« On vit ce moment ensemble »

Après l’intervention, Juanita retourne sur le même sofa qu’avant. Si elle a l’air plus fatiguée, elle est aussi visiblement plus sereine. Un peu comme toutes les femmes qui reviennent dans la salle d’attente, une par une. Après les décisions, les discussions, la planification et les kilomètres parcourus, elles ont réussi à se faire avorter en toute confidentialité.

Les femmes restent assises, écoutant les blagues et mangeant les biscuits remis par les infirmières pendant une trentaine de minutes, puis se rhabillent et repartent, sans trop se parler.

Quand j’entre dans cette salle, il y a parfois des femmes très émotives, mais c’est parce qu’elles sont tellement soulagées, raconte Angie Vokey. Il y a ce poids qu’on leur enlève et je le sens, même si je ne suis pas une patiente [...] On ne se reverra peut-être jamais, mais on vit ce moment ensemble, c’est palpable.

Sans laisser de traces

En début d'après-midi, il ne reste plus de patientes. La Dre Monaghan enlève sa blouse médicale jaune et commence à se préparer pour reprendre la route. En 24 heures, la clinique aura été montée et démontée, sans laisser de traces.

On prend des photos [de la pièce] pour remettre tout à la bonne place, explique l’infirmière Rolanda Ryan.

L’infirmière Rolanda Ryan.
Depuis 2017, l’infirmière Rolanda Ryan offre des avortements en région une fois par mois, alternant entre Corner Brook et Grand Falls-Windsor.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

La Dre Kelly Monaghan explique qu’en théorie, elle ne devrait pas être obligée de quitter sa famille une fois par mois pour interrompre des grossesses à des centaines de kilomètres de chez elle. Cette chirurgie est une compétence rudimentaire pour tout obstétricien, rappelle-t-elle.

Mettre sur pied une clinique en région rurale coûterait toutefois très cher et il n’y aurait peut-être pas suffisamment de patientes. En plus, offrir des avortements dépend d’une équipe où personne ne s’oppose à l’avortement.

Dans un hôpital, ça veut dire des infirmières et aussi un anesthésiste. [...] Tout le monde doit être proavortement et si un des membres de l’équipe ne veut pas, le service ne peut pas être offert, explique la Dre Monaghan.

Depuis 2017, année où la clinique mobile s’est rendue pour la première fois à Grand Falls-Windsor, le nombre d’avortements dans la région a visiblement augmenté. La Dre Kelly Monaghan estime que c’est une bonne chose.

On est dans la ''Bible Belt'' de la province, alors ça a du sens. Si un service n’est pas offert localement, il faut se déplacer, ce qui veut dire qu’il faut trouver un service de garde, inventer un bon prétexte qui explique votre absence au travail, par exemple, explique-t-elle.

Dans une région où, dans votre entourage, il y a des gens qui ne vont pas appuyer votre décision, je ne peux pas imaginer à quel point c’est difficile.

Rolanda Ryan assemble la clinique.
La clinique de Rolanda Ryan est montée et démantelée en 24 heures seulement, sans laisser de traces.Photo : Radio-Canada / Patrick Butler

À genoux devant une valise, Rolanda Ryan s’affaire à démonter la clinique le plus rapidement possible. Il lui reste encore deux heures de travail avant de parcourir la route de plus de 400 km qui la sépare de Saint-Jean.

On est toujours fatigués à la fin de ces voyages, confie-t-elle. Mais on se rend compte qu’on fait une différence dans la vie de quelqu’un.

L’infirmière le reconnaît. Il reste du chemin à faire avant que toutes les femmes de l’île puissent se faire avorter dans un environnement sécuritaire. Mais d'ici là, elle sait surtout qu'elle change des vies.

Lorsqu’elle repart, les murs qui ont accueilli sa clinique mobile et qui ont entendu les histoires des femmes qui y sont passées redeviennent ceux d’une simple clinique de santé. Ni vu ni connu.

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