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Un immeuble délabré. Des tableaux abandonnés. Une signature énigmatique.

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Mais qui est Kellner?

Un immeuble délabré.

Des tableaux abandonnés.

Une signature énigmatique.

Chapitre 1Dominique, l'explorateur urbain

Dominique, l'explorateur urbain

Deux hommes et une femme entrent dans un immeuble désaffecté du quartier Griffintown à Montréal. L'air y est suffocant, l'obscurité, aveuglante. Leur torche frontale éclaire des murs recouverts de champignons alors que les marches d'un escalier vétuste craquent sous leurs pieds. Leur coeur s'accélère. Dominique et ses acolytes sont sur le point de déterrer des secrets depuis longtemps oubliés.

Au troisième et dernier étage de l’immeuble se cachent des dizaines de tableaux abandonnés. Plusieurs sont signés par un certain Kellner. À première vue, le peintre est probablement amateur, mais un fait demeure : les coups de pinceau et les couleurs apposées sur les toiles sont ceux d’un passionné.

Qui est ce peintre? Est-il encore en vie? Pourquoi a-t-il laissé ses œuvres derrière lui? Ce n’est pas la première fois que Dominique explore un lieu abandonné, mais jamais il n’en est ressorti aussi intrigué. Le mystère est entier.

« Je me suis fermé les yeux quand je suis rentré ce soir-là, avec mes amis, avec ma lampe frontale pis tout le kit, j’ai fermé les yeux pis j’ai dit : “Je te promets que je vais honorer ta mémoire.” Je suis un peu émotif… si y faisait pas chaud de même, je pense que je braillerais un peu. »

À ce moment-là, Dominique est loin de se douter qu’il vient d’écrire le premier chapitre d’un récit captivant qui nous transportera jusqu’au Budapest du temps de la Deuxième Guerre mondiale. Avec son aide, nous avons retracé la famille du peintre Kellner, aujourd’hui décédé, pour découvrir l’homme derrière l’artiste.

Son prénom est George.
Voici son histoire.

Chapitre 2Ben, le fils de George

Ben, le fils de George

« On aimerait vous parler des peintures de votre père... Nous les avons retrouvées. »

Quand nous avons contacté Ben Kellner au téléphone pour la première fois, il a été surpris. Surpris de notre intérêt pour les tableaux de son père. Surpris qu’ils soient aussi nombreux. Intrigué par nos démarches, l’entrepreneur d’une cinquantaine d’années a accepté de se replonger dans le passé. Rendez-vous dans l'appartement des Kellner dans l’ouest de l’île de Montréal, avec plusieurs membres de la famille.

La vérité, c’est que Ben ne garde qu’un vague souvenir de ces toiles, noyées au milieu des autres créations de son père. George Kellner était un artiste multidisciplinaire et prolifique. Il y avait la peinture, mais aussi la sculpture, la musique et la lithographie. Il était un « homme de la Renaissance », affirme Ben, si bien que la famille a fait graver ces mots sur sa pierre tombale.

« Son voyage à Florence a été le meilleur moment de sa vie, raconte son fils. Ma mère m’a dit qu’il a presque perdu la tête là-bas. Il pouvait enfin voir toutes ces œuvres dont il avait rêvé. »

Au fil de notre conversation, Ben se remémore progressivement de ces scènes quotidiennes où son père peignait et sculptait. Comme si ces moments avaient été enfouis sous une tonne de souvenirs. Malgré son lien ténu aux peintures, elles ont pour lui une valeur sentimentale, surtout depuis qu’elles ont ressurgi du passé.

Leur relation père-fils repose avant tout sur le métier qu’ils partagent : imprimeur. Dans la lignée des Kellner, Ben est le troisième à embrasser la vocation. Le premier, son grand-père Márkus, a exercé toute sa vie bien loin de Montréal, au moment où cette industrie était florissante. Il détenait un atelier à Budapest, capitale de la Hongrie, et il y employait plusieurs personnes. Depuis, ce savoir-faire se transmet de père en fils.

« Nous avons eu du succès, souligne Ben avec un brin de mélancolie dans la voix. Nous avons fait partie d’une industrie à son heure de gloire et nous avons eu du plaisir, alors que ça demandait encore des compétences et de la technique. Travailler avec mon père, c’est ce dont je vais me souvenir. »

George excellait en lithographie, une technique d’impression à l’encre ou au crayon sur pierre. Il était « un des meilleurs et son talent était recherché », assure Ben avec fierté. C’est lui qui lui a tout appris dans le domaine de l’imprimerie.

« À cette époque, il fallait avoir un talent inné. Il fallait le sentir jusque dans les mains et les doigts. C’était une technique d’impression difficile, alors qu’aujourd’hui, tout se fait par ordinateur. »

Aujourd’hui encore, Ben exploite l’entreprise familiale fondée par son père dans les années 70. Le bâtiment désaffecté de la rue William a été le premier atelier montréalais de leur entreprise nommée Litho Express. L’édifice a depuis été vendu et appartient aujourd’hui à l’École de technologie supérieure (ÉTS), qui compte le démolir.

Le troisième étage de l’immeuble servait à entreposer les objets délaissés : formulaires fiscaux, équipement usagé, disques vinyles, négatifs de photographies... Ben n’est donc pas surpris que les tableaux aient pu être oubliés au milieu de ce capharnaüm. Il s’en est fallu de peu pour que cet héritage artistique ne disparaisse à jamais dans les décombres de l’imprimerie.

Chapitre 3Vera, la femme de George

Vera, la femme de George

« Nous étions jeunes… Nous avons tant voyagé! »

Malgré son âge avancé, Vera nous raconte avec beaucoup de lucidité l’histoire de son couple. La présence de son mari se fait sentir à travers plusieurs œuvres exposées dans toutes les pièces. On pourrait presque croire qu’il nous écoute.

Tous deux issus de la communauté juive de Budapest, Vera et George sont nés entre deux guerres dans le royaume de Hongrie, hostile au communisme en plein essor dans l’Est européen et dominé par l’aristocratie ainsi que le clergé. Ils ne se connaissaient pas à ce moment-là, mais leur vie de jeunes adultes a été marquée par la Deuxième Guerre mondiale. Marquée de manière indélébile.

« Nous étions rassemblées dans un stade de soccer à Budapest, se remémore Vera. Et toutes les femmes, ils nous ont fait marcher 300 kilomètres jusqu’à la frontière entre la Hongrie et l’Autriche pour y travailler, sans être nourries. Une chance que j’avais de bons souliers. »*

Comme de nombreux juifs hongrois, Vera et George traversent l’enfer des camps de travail et de concentration. Ils sont tous deux déportés en Autriche. Vera est forcée de creuser des tranchées pour ralentir la progression de l’armée soviétique vers l’ouest. Par miracle, les deux survivent aux horreurs de la Shoah.

« Les Russes approchaient et les Allemands ne pouvaient nous amener plus loin parce qu’ils n’avaient pas assez de camions, raconte-t-elle. Nous étions dans le camp, assis sur le ciment, pendant des semaines et des semaines. »*

Vera Reiner et George Kellner se rencontrent après la guerre en 1948 et le destin du couple sera hors du commun, dicté par les grands événements politiques de la deuxième moitié du 20e siècle. Les yeux brillants, elle nous raconte que tout a commencé par un coup de foudre.

« J’étais en couple avec son très bon ami et nous avons décidé de nous séparer. Il m’a dit : “Présente-moi une gentille fille et je te présenterai un gentil garçon.” Il m’a présenté George et je lui ai présenté sa femme. Il l’a mariée et j’ai marié George. »

Après la fin du conflit et malgré la mort de son père pendant la guerre, George récupère l’imprimerie familiale, entre temps réquisitionnée par les nazis. Dans un pays en reconstruction, son gagne-pain lui permet de se procurer certains passe-droits. Vera se souvient que son mari imprimait des coupons de rationnement pour permettre à son entourage d’obtenir davantage de nourriture.

Mais l’accalmie est de courte durée. Après 1945, la Hongrie se retrouve progressivement sous le joug communiste et l’influence soviétique de Moscou. L’imprimerie des Kellner est une nouvelle fois réquisitionnée par un pouvoir totalitaire, ce qui force la famille à l’exil en 1949.

Comme de nombreux rescapés de l’Holocauste, Vera et George prennent la décision de se rendre en Israël. La route s’avère longue, dangereuse et chaotique. Pour atteindre l’État israélien, ils doivent traverser l’Autriche, puis l’Italie. Un parcours périlleux, notamment lorsqu’ils tentent de franchir la frontière austro-hongroise.

« Nous n’avons pas réussi à passer la frontière la première fois. Notre passeur connaissait bien l’Autriche et la Hongrie, et il avait d’autres gens à amener en premier. Il nous avait promis qu’il reviendrait pour nous, mais il n’est jamais revenu. Nous avons appris qu’il était mort dans une explosion parce que les Russes avaient miné le chemin. Nous avons dû trouver un autre passeur. »

Après cet épisode tumultueux, ils s’installent pour quelques années heureuses en Israël. Les talents de George permettent à la famille de vivre dans un confort relatif, se souvient Vera : « Il imprimait des livres pour enfants; il en réalisait aussi toutes les illustrations. »

La famille de Vera insiste pour les attirer en Amérique du Nord. C’est ainsi que les Kellner posent leurs valises à Montréal en 1961. Cet intermède montréalais devait durer quelques mois seulement. Mais ils ne repartiront jamais vivre en Israël, fermant une nouvelle parenthèse de leur vie.

De fil en aiguille, George se fait un nom et fonde sa propre entreprise. Mais une fois encore, la grande Histoire vient chambouler sa vie. Nous sommes en 1976. Le Parti québécois de René Lévesque vient d’arriver au pouvoir, et le Québec traverse une période de turbulences politiques. Échaudé, son associé décide de quitter la province et le laisse tomber.

Vera fait le récit de cette vie mouvementée d’un même souffle. Intarissable. Elle avoue candidement ne pas avoir vu la plupart des peintures dissimulées au troisième étage de l’imprimerie du quartier Griffintown. Ce lieu, c’était l’antre de son époux. Malgré tout, la créativité et la passion de George pour les arts ont laissé une empreinte dans la mémoire de ses proches.

* Citation tirée du film d'animation Nana (Nouvelle fenêtre), réalisé par Ali Kellner, la petite-fille de Vera Reiner.

Chapitre 4George, le peintre et l'homme

George, le peintre et l'homme

« C’était la passion de mon père, dit Ben Kellner. La peinture, la sculpture. Il s’y adonnait non pas pour s’échapper du reste, mais il l’incorporait dans sa journée et dans sa semaine. Il se retirait, il s’installait, et j’imagine qu’il aimait être dans cet état d’esprit. »

Au fil de nos recherches, nous avons compris que George, cet homme à qui nous avions conféré une aura mystérieuse, était beaucoup plus qu’un peintre. C’était un artiste aux multiples talents qui possédait une soif insatiable de s’exprimer.

George a appris à jouer du violon dans sa jeunesse, mais il s’est aussi initié au piano une fois à la retraite. Simplement pour le plaisir d’apprendre. C’est avec sa bonne humeur contagieuse qu’il a fait découvrir cet instrument à ses petits-enfants, comme se souvient sa fille Ronnie.

« Il était très drôle. Mes fils l’adoraient, il leur faisait toujours des cartes d’affaires. Magicien, artiste, peu importe qui ils étaient à ce moment-là, peu importe ce qu’ils décidaient d’incarner, ils avaient des cartes d’affaires. »

En plus de la peinture, la sculpture a aussi fait partie de son quotidien. Certaines de ses œuvres sont encore bien en vue dans l’appartement familial, où il a passé ses dernières années. Dans le salon trône un bas-relief en bois dont la composition picturale semble provenir de la Grèce antique. À côté, un buste très classique représente Albert Einstein. Sur la table de la salle à manger, une sculpture en pierre lisse et blanche aux accents nouvel âge représente deux oies aux cous entrelacés.

« Quand nous sommes arrivés au Canada, nous étions plusieurs dans un petit appartement, ajoute Ronnie. Nous avions un placard à balais où nous entreposions des choses importantes pour le quotidien. Et il enlevait toutes ces choses pour coller une petite table contre le mur, il installait une lampe, et le placard devenait son atelier. Il y sculptait du bois parce que c’est la seule chose qu’il pouvait faire dans un aussi petit espace. »

À quel moment George a-t-il commencé à peindre? À Budapest, en Israël, à Montréal? Ses proches ne le savent pas exactement. Chose certaine, l’artiste amateur a été si prolifique qu’il a dispersé des œuvres aux quatre vents. Il n’est donc pas surprenant que ces peintures aient été oubliées pendant plus de 20 ans.

George est décédé en mars 1996.

Son legs artistique est encore bien vivant pour ses proches. Son héritage est aujourd’hui perpétué par ses petits-enfants, à leur façon : la fille de Ben, Ali, est réalisatrice de films d’animation, et le frère de celle-ci, Jason, est producteur dans le milieu musical.

Au final, les peintures que nous avons découvertes se sont intégrées dans une mosaïque qui s’est révélée beaucoup plus large que nous l’avions imaginée. Non, nous n’avons pas déniché d’artiste dont les œuvres ont été exposées dans les grands musées. Mais nous avons trouvé un homme au destin riche, exceptionnel et émouvant.

« Il se passionnait par ce que tu faisais et ce que tu aimais, et ça se traduisait dans son art, conclut Karen Meerovitch, la femme de Ben Kellner. Il aimait ce qui était beau. Nous avions une maison de campagne près de Sainte-Agathe et il aimait les arbres, le lac, la nature. Il voyait ce qu’il y avait de meilleur dans le monde. »

Crédits

Vincent Rességuier et Denis Wong
Entrevues et textes

Denis Wong
Photos et contenus visuels

Martin Labbé
Designer interactif

Cédric Edouard
Développement, programmation

Pierre Gauthier
Contrôle qualité

Katherine Domingue et Lore Brit
Chefs de projet numérique

Eric Langlois
Chef des opérations numériques

Claudia Timmons
Chef de contenu numérique

Yannick Pinel
Directeur, stratégie éditoriale numérique

Un gros merci à Dominique et à la famille Kellner.

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