Alors qu'ils avaient autrefois pignon sur rue dans presque tous les villages du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et de la Côte-Nord, les cabarets de danseuses ne sont plus qu’une poignée à survivre. Incursion dans ce milieu à la croisée des chemins.

Un texte de Jean-Philippe Guilbault Photographies par Sébastien Ross
Attablée devant une série de machines à sous un jeudi après-midi plutôt tranquille, Lily* est soudainement mélancolique. Quelques habitués du bar discutent avec une serveuse au comptoir et la plupart des tables sont inoccupées à cette heure. Sur les petits écrans disposés ici et là, un film pornographique joue en boucle, question de mettre la clientèle dans l’ambiance.
Des bars comme celui où elle travaille, il n’en reste que quelques-uns dans tout l’Est-du-Québec. Pour Lily, c’est tout un univers qui disparaît.
« Ça va tuer une culture! »
Lily, qui danse depuis plusieurs années, notamment ici, au cabaret Éden, à Rimouski, craint l’effacement d’une part de l’histoire de la province. Le Québec est reconnu pour ses clubs de danseuses. Quand je suis allée en Belgique et que les gens ont su que j’étais québécoise, ils me disaient : "Ah oui! Nous, on va Chez Parée!"
Lily ne se berce toutefois pas d’illusions : le milieu a bien changé. Danser en 2023, ce n’est plus du tout ce que c’était il y a une dizaine d’années. La popularité des plateformes numériques, la pandémie et les transformations sociales ont chamboulé une industrie nostalgique de son passé et qui, malgré tout, rêve encore de jours meilleurs.
* Lily et toutes les autres danseuses interviewées pour ce reportage ont préféré le faire sous leur nom de scène afin de ne pas être reconnues du grand public.


Un milieu en voie de disparition
Au début des années 2000, le bar L’Émotion à L’Isle-Verte a fermé. Puis, ce fut le tour du Clan Destin de Matane en 2018 et du bar La Fer-Tek de Fermont en 2022. Les fermetures de cabarets de danseuses se sont multipliées au fil des années. Michel Thibault, à Rimouski, les a toutes vues et s’en désole.
Depuis plus de 30 ans, il est copropriétaire du cabaret Éden, un des derniers bars de danseuses encore en activité dans tout l’Est-du-Québec. C’est plate un petit peu quand même, parce que le besoin est criant
, laisse tomber Michel Thibault, qui se veut résilient malgré tout.
La Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec (RACJ) n’a pas de données précises quant au nombre de bars de danseuses toujours en activité dans la région. Or, en consultant l’ensemble des permis d’alcool délivrés par la RACJ
dans l’Est-du-Québec, seulement trois bars de danseuses ont toujours un permis pour être en activité au Bas-Saint-Laurent.La Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec n’a pas non plus de registre précis quant au nombre de cabarets de danseuses en activité.
Il y a une quinzaine d’années, on avait environ 220 ou 225 établissements avec spectacles érotiques à travers le Québec, explique le PDG de la Corporation, Renaud Poulin. Juste avant la pandémie, déjà, il y avait une décroissance importante, et on ne sait même pas s’il en reste une soixantaine en ce moment.
Michel Thibault s’explique mal ce déclin spectaculaire. Il n’observe pourtant pas une grosse variation de son chiffre d’affaires depuis 33 ans.
« Dans les plus petits villages, c’est sûr que le bar n’était pas bien vu. Ça faisait des chicanes de couple, probablement! »
L’Éden emploie toujours aujourd’hui des portiers, des serveuses et entre 6 et 11 artistes de la scène
, selon les semaines. Il y a encore de très bonnes soirées, il y en a aussi des moins bonnes, naturellement
, raconte Michel Thibault.
Le copropriétaire de ce bar reconnaît toutefois que les choses ont bien changé… et souvent pour le mieux!
Avant ça, c’était peut-être mal vu quand tu venais aux danseuses. Les gens étaient un peu plus "colons", il y avait moins de savoir-vivre
, avance-t-il. Maintenant, les gens viennent en couple, ils consomment correctement, ils sont respectueux envers les filles.
Lily a commencé à danser pendant ses études au cégep il y a plusieurs années
. Cheveux longs et blonds, petite robe et poitrine généreuse, cette danseuse entretient le mystère autour de son âge et raconte avec aplomb qu'elle fait ce métier pour maintenir un rythme de vie dispendieux
. J’aime beaucoup les voyages, mais ça coûte cher!
, explique-t-elle.
Quand elle était au cégep, il n’y avait pas de danses contact autorisées, c’était très à distance
. On n’avait même pas le droit de déposer notre verre sur la table du client. C’était vraiment sévère
, raconte la danseuse.
Après une pause de plusieurs années alors qu’elle était en couple, Lily a décidé de retourner danser à temps partiel lorsqu’elle s’est séparée. Elle a aussi un autre emploi de jour.
« Quand j’ai recommencé, c’était vraiment un autre monde. C’était quasiment un choc culturel pour moi. »
Si elle remarque effectivement une baisse de la clientèle, elle affirme qu'elle gagne autant d’argent qu’avant puisque les clients sont beaucoup plus généreux
.
Ce n’est que depuis décembre 1999 que la pratique des danses contact au Canada est encadrée par un arrêt de la Cour suprême. Auparavant, les bars qui permettaient cette pratique étaient définis comme des maisons de débauche
au sens du Code criminel.
Or, ce n’est pas la même situation pour toutes les danseuses. Avec Lily ce soir-là à l’Éden, il y a Swana, qui est danseuse depuis une dizaine d’années. Cette femme d’origine vietnamienne s’ennuie de l’époque où les clients étaient plus nombreux.
C’est maintenant rare que les gens reviennent et deviennent des réguliers
, explique Swana Des fois, on fait juste l’équivalent du salaire minimum…
Magiciens, Jell-O et acrobates
À Montréal, Stella, un organisme de défense des droits des travailleuses du sexe, observe aussi depuis un certain temps ce lent déclin des bars de danseuses.
Avec l’aide d’Alexandra Tigchelaar, étudiante au doctorat à l’Université Concordia et ancienne danseuse, cet organisme documente d’ailleurs l’histoire de ces lieux ainsi que leurs impacts sur la culture québécoise.
Le Québec a une culture des cabarets de danseuses qui est riche, importante et qui a une valeur
, affirme sans détour la directrice générale de l’organisme, Sandra Wesley.
Ça va plus loin que simplement les danseuses nues et la sexualité : les bars de danseuses au Québec ont historiquement été des endroits uniques et intéressants qui organisaient des spectacles de variétés [...] d’artistes de partout dans le monde, ajoute Mme Wesley. Dans la même soirée, on pouvait voir non seulement des danseuses nues mais aussi un magicien et un acrobate!
Dans un échange de courriels, Alexandra Tigchelaar illustre l’étendue de ce qui pouvait être vu à l’époque dans ces lieux : lutteurs, break dancers, lutte dans le Jell-O, artistes de cabaret locaux…
Des milliers de femmes passent par ces lieux pour travailler et améliorer leur situation financière. Je dirais donc qu'il s'agit d'une histoire importante du travail des femmes
, ajoute la chercheuse, qui s’intéresse tout particulièrement à la scène montréalaise de l’époque.
En plus de l’aspect culturel et historique, Sandra Wesley évoque l’importance sociale qu’avaient ces bars à leur apogée, au tournant des années 1980 et 1990, particulièrement dans les régions du Québec.
Pour beaucoup de personnes, le bar de danseuses était aussi le bar de quartier où les gens se retrouvaient après le travail. [...] On voit donc un déclin de l’aspect social de la clientèle et un isolement [des clients]
, soulève-t-elle.
Pour Sandra Wesley, la disparition des bars de danseuses est le résultat d’une stratégie concertée, partout au Québec, pour faire disparaître l’industrie
.
On a vu une grande montée, dans les dernières années, de la haine envers les travailleuses du sexe et de cette idée que toute l’industrie du sexe, c’est uniquement une forme d’exploitation
, opine la directrice générale de Stella.
Elle ne mâche pas ses mots envers les administrations municipales qui auraient, selon elle, multiplié les embûches juridiques et réglementaires envers les cabarets.
Dans l’Est-du-Québec, les administrations municipales de Gaspé et de Rimouski ont notamment adopté des règlements qui interdisent l’ouverture de bars de danseuses et même l’affichage d’imprimés ou d’objets érotiques.
En entrevue avec Radio-Canada en 2013, le maire de Gaspé de l’époque, François Roussy, avait expliqué cette position de la Ville pour plaire à la volonté populaire
.
On est de petits milieux et ce que ça peut amener comme dynamique dans les familles et dans les relations [de couple], il ne faut pas se le cacher
, justifiait alors le maire Roussy.


À un clic de l’érotisme
Les hypothèses sont nombreuses pour expliquer le déclin des bars de danseuses au Québec. Plusieurs évoquent la démocratisation des contenus pornographiques sur Internet.
C’est sûr qu’il y a un certain pourcentage de personnes qui consomment [de la pornographie] autrement : à la maison, sur leur téléphone ou leur ordinateur
, analyse Michel Thibault, copropriétaire du cabaret Éden.
La pandémie de COVID-19 et l’obligation de demeurer à la maison pour de nombreux Québécois ont également provoqué la montée en popularité de la plateforme britannique OnlyFans, qui permet la rémunération de créateurs de contenus numériques, notamment explicites.
Entre 2020 et 2022, plusieurs danseuses ont donc décidé de faire le saut vers OnlyFans puisque les bars étaient souvent fermés au public pour respecter les mesures sanitaires.
Or, la plateforme numérique ne s’est pas avérée l’eldorado espéré pour plusieurs danseuses.
J’ai une vie de famille avec deux jeunes enfants. Je travaillais trois fois plus dur avec OnlyFans pour faire moins d’argent
, raconte Lexi, une danseuse originaire du Centre-du-Québec de passage au cabaret Éden, à Rimouski.
Le bar est aussi tranquille lors de notre deuxième visite : quelques clients sont aux tables et les danseuses s'assoient avec les habitués ou entre elles. Lexi a accepté de nous raconter son parcours quelques minutes
avant de rejoindre un client qui l’attend au bar.
Lexi, qui possède également une garderie en milieu familial, était criblée de dettes. Les premiers pas de cette jeune mère dans l’industrie du contenu pour adultes se sont faits sur OnlyFans. C'était une manière pour elle d’augmenter ses revenus.
Elle a vite déchanté devant l’intransigeance de ses clients numériques. Lexi raconte que sa jeune fille a dû être opérée à l’hôpital à Montréal.
J’avais écrit un message disant que j’avais des problèmes avec ma fille et je recevais quand même des menaces. Donc, après trois semaines, j’ai tout fermé ça!
raconte Lexi.
« À l’hôpital, je recevais des menaces de mort parce que je ne produisais pas de contenu! »
C’est son amie Coralie qui l’a invitée à aller danser avec elle dans les bars. Coralie n’a jamais eu de compte OnlyFans puisqu’elle juge qu’il devient alors difficile de complètement décrocher de la production de contenus.
Tu es toujours sur ton cellulaire à devoir gérer : lui veut ça, lui il veut telle position… C’est beaucoup trop de gestion. [...] Déjà que notre génération, avec les cellulaires, c’est assez intense, on ne décroche jamais!
explique Coralie, qui danse depuis six ans.
Les cheveux des deux amies sont coiffés en couettes symétriques. Petites tenues et string, Coralie et Lexi sont quasi identiques. Intriguées par la démarche d’un journaliste dans leur bar, elles racontent avec une certaine légèreté les hauts et les bas de leur métier. Coralie, accoudée à la table près de la scène, recherche l’anonymat dans les bars de région.
Dans un bar, tu ne peux pas prendre de photo sans le consentement, tu ne peux pas prendre de vidéos parce que notre identité est privée
, ajoute Coralie, qui vient de temps à temps à Rimouski, car c’est plus payant
.
Notre salaire, on peut le faire en une soirée plutôt que de le faire en 40 heures par semaine au salaire minimum
, illustre Coralie, qui a entamé un retour aux études pour terminer son secondaire. Elle souhaite ensuite investir l’argent gagné en dansant.
Entre faire ce job-là les fins de semaine ou travailler 40 ou 60 heures par semaine pour vivre, subvenir à mes besoins et à ceux de mes enfants, ici, je trouve ça plus facile
, renchérit son amie Lexi, qui affirme faire le double ou le triple
en un soir de danse de ce qu’elle gagne en une semaine avec sa garderie en milieu familial.
Vulnérabilité à la violence
Malgré des conditions de travail vantées par les danseuses, le milieu des cabarets mène parfois à des problèmes de consommation d'alcool ou de drogue. Il peut aussi devenir le théâtre de violences.
L’organisme En Tout C.A.S., qui regroupe des travailleurs de rue à Rimouski, œuvre directement auprès de certaines danseuses de la région.
Lorsqu’on parle de danseuses, c’est toujours un milieu qui est difficile
, note d’abord le directeur de l’organisme, Luc Jobin.
La sociologue Shirley Lacasse s'est d'ailleurs intéressée aux conditions de travail des danseuses dans la région de Montréal au début des années 2000. Elle a passé plusieurs mois en observation dans deux bars. Dans sa thèse de doctorat, elle évoque plusieurs cas de violence envers les danseuses sur leur lieu de travail.
Pendant l’exécution des danses en privé, par exemple, certains clients outrepassent largement les limites que cherchent à imposer les danseuses
, indique la doctorante dans sa thèse de 2003, intitulée Le travail des danseuses nues – Au-delà du stigmate, une relation de service marchand.
Selon Luc Jobin, le contexte des cabarets dans l'Est-du-Québec est toutefois différent de celui du reste de la province.
[En] règle générale, les bars à Rimouski, ce ne sont pas des lieux de perdition comme on pourrait s’y attendre
, précise-t-il. De ce qu’on connaît, les propriétaires de ces bars sont des gens bien, respectueux des filles.
Au fil de ses échanges avec des danseuses, Luc Jobin comprend que c’est un sentiment de renforcement de leur autonomie qui attire les femmes à se tourner vers la danse.
Elles ne se voient pas comme des pièces de viande sous le regard d’hommes avides mais plutôt comme une occasion pour elles de reprendre le contrôle. Elles regardent les hommes droit dans les yeux
, explique M. Jobin.
S’il n’écarte pas la possibilité que des événements tristes
puissent s’y être produits en cachette, Luc Jobin avance que les derniers bars qu'il reste dans l’Est-du-Québec ne sont pas à la même place que dans d’autres villes au Québec ou dans d’autres pays
.
Ni le Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) de l'est du Bas-Saint-Laurent ni celui du KRTB n'étaient disponibles pour nous accorder une entrevue. La Table de concertation des groupes de femmes Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine et le Regroupement québécois des centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel ont tous deux refusé notre demande d'entrevue.


Isoloirs et plexiglas
En 33 ans, il y a deux événements qui nous ont fait mal : la guerre des motards et la pandémie
, raconte avec passion le copropriétaire de l’Éden, Michel Thibault.
À compter du printemps 2020, le Québec a navigué avec les couvre-feux, les fermetures de bars et les différentes règles sanitaires pour freiner la propagation de la pandémie de COVID-19. Les cabarets de danseuses ont subi de plein fouet les contrecoups de ces mesures exceptionnelles.
Ç'a été un moment très difficile
, s’exclame Michel Thibault lorsqu’on lui demande de résumer les répercussions de la pandémie sur ses affaires.
Quand son bar a pu rouvrir ses portes, Michel Thibault n'a pas ménagé ses efforts pour que les activités qui s’y déroulaient respectent les normes sanitaires en vigueur. Des cloisons de plexiglas ont été installées pour séparer les chaises dans les isoloirs devant les lits érotiques. On a dû s’adapter, on n’avait pas le choix!
Avec le recul, Michel Thibault reconnaît que le plus difficile a été de faire respecter ces nouvelles règles à sa clientèle. On fait affaire avec des personnes différentes : certains croyaient à ça [la pandémie], d’autres non
, laisse-t-il tomber.
Certaines danseuses ont changé de bar pour travailler lorsque le climat est devenu trop tendu en raison des règles sanitaires. Dans un autre bar où j’allais danser, des plexiglas ont été installés entre le client et la danseuse. J’ai dû changer de bar parce que les clients ne voulaient pas, ils voulaient du contact
, ajoute Coralie.
Au plus fort de la pandémie de COVID-19, la plupart des danseuses se sont retrouvées sans emploi, à attendre que les bars rouvrent. De son côté, Lily a fait œuvre utile de son temps, misant sur son autre carrière à temps plein. Elle a suivi la formation expresse pour être préposée aux bénéficiaires. J’ai fait ça pendant un an et demi
, raconte-t-elle.
La pandémie laisse encore un goût amer à Linda Sergerie. Elle a été la gérante pendant plus de 20 ans du bar La Fer-Tek, le dernier bar de danseuses à Fermont, sur la Côte-Nord.
La distanciation sociale, ça a tué des bars, et pas juste les bars de danseuses
, dénonce Mme Sergerie, qui exploite maintenant un bar karaoké à Québec.
Pourtant, le bar La Fer-Tek était une institution à Fermont, un lieu prisé des travailleurs des mines, qui habitent souvent loin de leur famille.
À Fermont, il y avait surtout des hommes seuls, et comment pensez-vous qu'ils se divertissaient? En allant aux danseuses!
lance Linda Sergerie. Les danseuses étaient bien. Elles étaient logées, elles faisaient beaucoup d’argent.
Des danseuses voyageaient par avion – souvent de Montréal – pour travailler à La Fer-Tek.
On faisait affaire avec la plus grosse agence à Montréal, mais dans les derniers temps, il n'y avait plus de danseuses
, ajoute l’ancienne gérante.
« Durant la pandémie, c’est à ce moment-là que la décision de fermer s’est prise. »
En octobre 2022, le propriétaire Jean-Marie Mimeault a mis la clé sous la porte du dernier bar de danseuses de toute la Côte-Nord.
Un Québec plus prude
Pour Sandra Wesley, de l’organisme Stella, la pornographie et la pandémie ne sont pas les seules responsables du déclin des bars de danseuses au Québec.
Selon elle, la perception de ces bars dans le grand public a été influencée par une moralité prude et par une frange du mouvement féministe qui a gagné en popularité dans la province au début des années 2000.
Il y a un volet du mouvement féministe qui s’est vraiment mobilisé en réaction à une volonté de s’organiser des travailleuses du sexe pour amener cette idée-là que les travailleuses du sexe ne devraient pas avoir de voix, ne devraient pas avoir de droits, et d’en faire plutôt des victimes
, avance Sandra Wesley.
La Gaspésie n’a plus de bar de danseuses sur son territoire depuis la fermeture de celui de Pointe-à-la-Croix. Des femmes de la région se sont souvent organisées pour s’opposer à l'ouverture de nouveaux cabarets.
En entrevue avec Radio-Canada en 2013, la coordonnatrice de l’époque de Femmes en mouvement de Bonaventure
, Hélène Morin, racontait que cet organisme était né d’une mobilisation contre la création d’un cabaret dans les années 1980.
Selon Sandra Wesley, cette image de la danseuse qui est victime d’abus et qui travaille contre son gré doit être déconstruite.
Si elle reconnaît qu’il y a des formes d’exploitation, ce serait plutôt en raison du peu de protection dont peuvent profiter les danseuses comme travailleuses.
Les travaux de la sociologue Shirley Lacasse semblent aussi appuyer l’idée selon laquelle les danseuses seraient majoritairement consentantes pour faire ce travail.
Lorsqu’elles sont engagées dans un échange qui devient trop difficile du point de vue de la gestion des émotions, elles n’hésitent pas à y mettre un terme mais aussi à en aviser leurs collègues
, explique la doctorante dans sa thèse de 2003 intitulée Le travail des danseuses nues – Au-delà du stigmate, une relation de service marchand.
Quand je danse, j’ai toute ma tête et donc j’analyse : ce client-là, par exemple, je ne lui ferais pas trop confiance
, corrobore Coralie à l’Éden. Je viens justement ici parce que je me sens en sécurité : il y a un doorman, donc si tu as un problème, il va être là. C’est surveillé, c’est protégé.
« On est dans un bar où tu es obligé de respecter la femme. »
Il n’en demeure pas moins que les bars de danseuses toujours ouverts s’efforcent dès maintenant d’être créatifs pour se maintenir en vie et multiplient les initiatives pour éviter leur fin annoncée.
Retour aux sources pour survivre
Au bout du fil, Linda Sergerie réfléchit quelques instants. Moi, je suis certaine que les danseuses, c’est terminé
, lâche-t-elle finalement, catégorique. Au moins, on peut dire qu’à Fermont, il n’y en aura plus, de bar de danseuses.
Les défis de l’industrie seraient trop grands à surmonter pour renverser la tendance, selon l’ancienne gérante.
Tous ne sont pas de cet avis et, dans l’Est-du-Québec, les bars toujours ouverts cherchent parfois à se renouveler.
Le cabaret Le Monroe, à Rivière-du-Loup, a récemment organisé une soirée de drag queens et une autre avec des danseurs masculins.
Sandra Wesley croit d’ailleurs que c’est un retour aux origines qui peut servir de bouée de sauvetage à l’industrie.
J’ai l’impression qu’on pourrait éventuellement voir une résurgence des bars de danseuses [...], mais avec moins d’isoloirs, de danses privées et de sexualité, mais plus un retour avec ce que c’était avant, soit un endroit où on peut assister à toutes sortes de performances
, s’aventure-t-elle. Je crois que c’est vers ça qu’on va pour y ramener des foules, des groupes d’amis.
Alexandra Tigchelaar, à l’Université Concordia, espère également une renaissance des cabarets selon le modèle de l’époque.
Une des choses que j'ai remarquées – et que j’adore – chez les Québécois, c'est qu'ils aiment le spectacle vivant et varié et qu'ils l'appuient avec beaucoup d'enthousiasme
, note la chercheuse.
Du côté de la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec, on espère que l’industrie se stabilisera rapidement.
Il y a quand même une clientèle qui aime fréquenter ce genre de commerces-là. Il y aura toujours une clientèle présente
, croit Renaud Poulin.
Au cabaret Éden, Coralie abonde dans ce sens.
C’est un divertissement!
lance-t-elle. Il y aura toujours des hommes seuls, des hommes célibataires ou dans une séparation…