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Jean-Guy Tremblay inspecte la farine dans une cuve de bois.
Mauricio Garzon

Jean-Guy Tremblay est le dernier meunier à habiter son moulin au Québec. Non seulement il y habite, mais il y est aussi né, il y a 70 ans. Avant lui, son père moulait la farine sur la vieille meule… Et il y a plus de deux siècles, son ancêtre Jean-François Tremblay, seigneur des Éboulements, a fait construire le moulin banal des Éboulements, dans Charlevoix.

On a été élevé ici, nous autres. C'était notre terrain de jeux, dans le temps. Vu qu'on travaillait de bonne heure, nos amis venaient ici, pis on jouait dans le moulin à la cachette, se souvient le septuagénaire. Ses parents ont acheté le moulin en 1948 pour s’y établir. Ils ont habité la partie gauche du moulin avec leurs sept enfants.

Le moulin des Éboulements est l’un des 10 moulins à farine artisanale encore en activité dans la province. Il n’a pas beaucoup changé depuis sa construction, en 1790. Il conserve encore son mécanisme d’origine, que Jean-Guy a complètement restauré. C'est le dernier moulin au Québec qui fonctionne avec la force motrice de la grande roue toute l'année.

Au fil des ans, le moulin avait été laissé à l’abandon. C’est Héritage canadien du Québec qui l’a acheté en 1962 dans un but de préservation patrimoniale. L’organisme a embauché Jean-Guy Tremblay dans les années 1980 pour remettre le moulin en état.

L'eau de la rivière jaillit de sous un petit pont de bois.
La roue du moulin est sous le petit pont.Photo : Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand

J'ai refait la grande roue au complet, enlevé le toit, refait la bâtisse, le crépi intérieur partout blanchi à la chaux comme anciennement. Une à une, il a restauré manuellement chaque pièce du moulin.

Une fois la remise en état du bâtiment patrimonial, il fallait trouver un meunier pour le faire fonctionner. Ce choix allait de soi, explique le directeur de l’organisme, Jacques Archambault. Il est venu au monde ici. Il a vécu ici, il est parti jeune homme faire sa vie ailleurs, mais il est revenu et le fait de bien connaître le moulin, de l'avoir restauré, d'avoir déjà travaillé à l'intérieur, c'était la personne idéale.

Jean-Guy Tremblay et Mardjane Amin replacent la meule à grain.
Jean-Guy Tremblay et Mardjane Amin replacent la meule à grain.
Mauricio Garzon
Photo: Jean-Guy Tremblay et Mardjane Amin replacent la meule à grain.  Crédit: Mauricio Garzon

Un métier millénaire

C’est ainsi qu’après avoir occupé différents emplois, Jean-Guy Tremblay est revenu sur les traces de ses aïeux pour exercer un métier millénaire.

Pas le choix! Pour manger, ça prend de la farine pis de la viande! lance celui qui moud seul environ 35 tonnes de farine par année.

Depuis que l'homme a commencé à se sédentariser, à cultiver des grains et à les moudre pour les transformer en farine et éventuellement pour en faire du pain, renchérit la consultante en patrimoine Mardjane Amin.

Portrait de Mardjane Amin devant le moulin.
Mardjane Amin, la consultante en patrimoine.Photo : Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand

La jeune femme a documenté le savoir-faire du meunier des Éboulements. Au départ, la Française et le Charlevoisien avaient bien de la difficulté à se comprendre. Il m'expliquait qu'il avait jacké le shaft de la grande roue. Ça ne me parlait pas, raconte-t-elle. Au fil des semaines, son oreille s’est habituée à l’accent charlevoisien.

Même s'il est très humble et qu'il ne s'expose pas beaucoup, il a vraiment une richesse de connaissances et de sens qui se sont affûtés au fil des ans.

Les mécanismes du moulin.
Les mécanismes du moulin.Photo : Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand

Tout comme l’oreille de Mardjane pour l’accent de Jean-Guy, le meunier doit absolument avoir l’ouïe bien aiguisée pour exercer son métier.

S'il y a une courroie qui glisse, tu entends [que le moulin] va un petit peu plus vite, raconte le meunier, qui souligne que tous les sens sont importants pour exercer son métier. La senteur, c'est sûr que si tes meules sont trop serrées, ça sent la pierre qui frotte ensemble, poursuit-il. Ça vient avec le temps, c'est une habitude.

Des sacs de farine produite au moulin des Éboulements.
Des sacs de farine produite au moulin des Éboulements.
Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand
Photo: Des sacs de farine produite au moulin des Éboulements.  Crédit: Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand

Un commerce local

Le meunier des Éboulements fournit plusieurs boulangeries de sa région. Ses farines de blé et de sarrasin sont aussi en vente directement au moulin. Sa farine est plus goûteuse que celle qui sort des minoteries, selon Jean-Guy Tremblay, qui l’utilise surtout pour se faire des crêpes.

Ça goûte vraiment le blé, si tu prends un morceau de blé et que tu le mets dans ta bouche, ça goûte ça. C'est pas lavé, c'est pas blanchi, ça fait que ça garde vraiment le goût du blé.

Ici, on n'écrase pas les grains entre les pierres, on vient les cisailler, ajoute Mardjane Amin.

Pour bien cisailler, il faut régler la meule adéquatement et ça, ce n’est pas si simple. C'est à force d'en faire que t'es capable de voir si ta meule est bien ajustée. Ça a pris 2-3 ans avant qu'on soit capable de moudre pour récupérer 70-75 % du grain. C'est sûr que si ta meule est mal ajustée, tu perds de la farine, ton son n'est pas clair. C'est de l'habitude, ça prend du temps.

Toute cette expertise, Jean-Guy a mis plus de 30 ans à l’acquérir, sans compter les apprentissages faits auprès de son père alors qu’il était enfant.

Jean-Guy Tremblay s'assure du bon fonctionnement des appareils du moulin.
Jean-Guy Tremblay s'assure du bon fonctionnement des appareils du moulin.Photo : Mauricio Garzon

À 70 ans, il est bien conscient qu’il n’est pas éternel et qu’il devra un jour céder sa place. Toute chose a une fin! philosophe le meunier, qui n’a pas l’intention de prendre sa retraite tout de suite. En fait, il désire continuer tant qu’il en aura la force… et ça, il en a encore à revendre! Je passe la journée ici, pis je m'en vais au gym le soir.

L'entrée de la demeure du meunier.
L'entrée de la demeure du meunier.
Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand
Photo: L'entrée de la demeure du meunier.  Crédit: Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand

Former la relève

Même si son meunier est toujours fringant, Héritage canadien du Québec a commencé à lui chercher un remplaçant depuis déjà plusieurs années et Jean-Guy a accepté de transmettre son savoir à une éventuelle relève.

Le hic, c’est que cette dernière se fait rare.

C’est ici qu’entre en scène le Conseil québécois du patrimoine vivant. Il y avait un sentiment d'urgence, explique la coordonnatrice à la formation, Christine Bricault.

On a vu que la relève n'était pas nécessairement au rendez-vous, couplé avec le fait que les meuniers étaient vieillissants, partaient à la retraite, partaient faire autre chose. Dans la crainte de voir le métier s’éteindre, et avec lui disparaître la dizaine de moulins toujours en activité dans la province, le Conseil a créé une formation en meunerie d’une durée de quatre mois.

Le métier qui se transmettait traditionnellement de maître à apprenti s'apprend maintenant sur les bancs d'école... ou plutôt derrière un ordinateur. Vingt-cinq personnes des quatre coins de la province se sont rapidement inscrites à la formation. La première cohorte a affiché complet, les apprentis meuniers ont été diplômés au printemps.

Le groupe jette de la farine dans les airs.
Les apprentis célèbrent à la fin de la formation du printemps.Photo : Gracieuseté : Conseil québécois du patrimoine vivant

C'est un métier traditionnel, dans le sens où il est issu de la tradition, mais c'est un métier d'avenir aussi parce que c'est un métier qui est en plein dans le moment présent, explique Mme Bricault, faisant référence à la ressource naturelle utilisée pour faire fonctionner le moulin et à la consommation locale qui est valorisée par la meunerie artisanale. En effet, les grains moulus par Jean-Guy Tremblay viennent tous d’un rayon d’une cinquantaine de kilomètres.

Une fois la formation de 45 heures terminée, des apprentis meuniers ont commencé des stages notamment aux deux moulins de L'Isle-aux-Coudres et à celui de Saint-Roch-des-Aulnaies. Même si Jean-Guy a lui aussi eu l’occasion d’avoir une stagiaire issue de la formation, la transition n’a pas fonctionné.

Jean-Guy Tremblay ferme la fenêtre dans son atelier.
Jean-Guy Tremblay ferme la fenêtre dans son atelier.Photo : Mauricio Garzon

Être meunier, c'est une vocation : on ne compte pas ses heures et les vacances sont rares. Ça prend toujours quelqu'un pour le surveiller avec le barrage, c'est sûr. C'est pour ça que j'habite le moulin, parce que c'est sûr qu'avec les grosses pluies qu'on a eues, il faut que tu sois là pour ouvrir ton barrage pour pas que l'eau passe partout. Il faut que tu surveilles, explique Jean-Guy.

Il moud beaucoup moins l’hiver que pendant la saison estivale, mais il doit tout de même assurer une présence constante. L'été, c'est sûr que c'est plus pognant, c'est sûr que je ne peux pas faire de voyages, je ne suis pas tellement un gars pour voyager. Je pars en moto le matin, je reviens le soir, ma ronde est faite. Moi, j'aime ça de même, explique-t-il en soulignant que ce mode de vie n’est pas pour tout le monde et peut-être encore moins pour les générations plus jeunes, qui ont davantage envie de voyager.

Un chien dort sur le plancher du moulin.
Un chien dort sur le plancher du moulin.
Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand
Photo: Un chien dort sur le plancher du moulin.  Crédit: Radio-Canada / Marie Maude Pontbriand

Le dernier des Tremblay?

Jean-Guy sera-t-il le dernier Tremblay à habiter le moulin des Éboulements?

Le dernier de sa lignée assurément, dit-il, mais l'ultime meunier à porter ce patronyme peut-être pas. Tu sais, des Tremblay, ici, y'en a en masse, répond-il en riant.

Alors qui prendra sa relève?

Remplacer Jean-Guy, ça va être impossible, parce que c'est autant le meunier que le gardien, que la personne qui entretient, que la personne qui donne tout l'amour à ce lieu-là. Il le connaît comme sa poche, croit Mardjane Amin. Il a vraiment développé une sensibilité de sens et une expérience très très fine associée à ce moulin, donc le remplacer... il va bien falloir le faire à un moment donné, mais en soi, il sera irremplaçable.

Jean-Guy Tremblay inspecte le grain qu'il laisse tomber dans une cuve de bois.
Le meunier Jean-Guy Tremblay dans le moulin des ÉboulementsPhoto : Mauricio Garzon

Son patron, le directeur d’Héritage canadien du Québec, parle aussi d’un homme irremplaçable, même s’il tente de lui trouver un substitut depuis 2014. C’est notamment pour cette raison qu’il a embauché Mardjane Amin, qui a documenté la pratique de Jean-Guy.

Mais il reconnaît que les obstacles sont nombreux. Le moulin ne génère pas assez de revenus pour payer Jean-Guy et un apprenti. Pourtant, il faudra quelques années avant que celui-ci soit pleinement autonome. On est en démarche avec Emploi Québec pour nous aider à financer la formation de ces gens-là, ajoute M. Archambault.

Le barrage du moulin devant la petite maison blanche du moulin.
Le moulin à eau des ÉboulementsPhoto : Mauricio Garzon

On a déjà une entente avec Jean-Guy pour la suite. Il va demeurer un coach présent aux Éboulements, dans les environs. Il est aussi possible que Jean-Guy continue de rester dans la maison qui l’a vu grandir, même s’il cessait de moudre.

D'ici là, rien ne bouge au moulin des Éboulements. Les visiteurs peuvent d'ailleurs le visiter et y acheter de la farine.

Crédit pour les photos d'en-têtes : Mauricio Garzon

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