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Isolée du reste du monde, elle laisse rouler ceux qui voyagent, permet aux familles dispersées de rester en contact, aux amoureux de se (re)trouver. Mal-aimée, elle est un passage obligé. Longue, interminable, elle divise, elle suscite l’inquiétude, elle blesse et elle tue.
Croisez la route de survivants qui l’ont empruntée, qui l’ont parcourue sans se douter du long combat qui les attendait au tournant, de la mort qui rôdait au prochain kilomètre.
Le masque à oxygène ne tient pas. Son visage est trop petit. Dayvon ne pèse que 640 grammes. Il est né beaucoup trop tôt, 14 semaines trop tôt. Il fait un froid de canard dehors. Dans l'ambulance immobilisée sur le bord de la 117, Marlène s'évertue à donner un premier souffle à l'enfant.
La mère observe la scène, terrorisée. Il est peu probable que son minuscule fils, placé dans un sac Ziploc pour le garder au chaud, se réveille, qu’il vive. Jusqu'au moment où Marlène lève l'enfant dans les airs, plonge son regard dans celui de la mère et s’exclame, à bout de souffle : Il respire!
29 décembre 2010 3 h du matin
Les ambulancières Julie Roy et Marlène Buteau ne travaillent habituellement pas ensemble. L’une a un peu plus de 22 ans de service. L’autre est sortie de l’école il y a moins d’un an. Ce soir, le duo improbable se verra toutefois uni par quelque chose de plus grand qu’elles, pour des années à venir.
Le 29 décembre est loin d’être une « journée de coin de rue » pour les deux paramédicales. Des jambes cassées, des sorties de route, un temps glacial. Toute cette nuit-là, ça a été une nuit d’enfer, se souvient Marlène.
Reste quatre heures à faire au quart de travail. La radio sonne. Code 24. Priorité 1. Transport prioritaire pour une femme enceinte. L’ambulance est en marche, direction Lac-Simon.
2 h du matin
Des contractions foudroient Jo-Ellen Papatie, 23 ans, une Anichinabée de la communauté de Lac-Simon, en Abitibi. Mère de deux autres enfants, enceinte d’à peine 26 semaines, elle n’y croit pas : Il me semble que c’est trop tôt. Mais elle le sent. La venue si tôt de son troisième enfant semble inévitable. Son conjoint est aussi abasourdi qu’elle. Un enfant qui traverse le mur du monde à 26 semaines, c’est ce qu’on considère en médecine comme un « très grand prématuré ».
Il n’était pas supposé sortir, tu comprends. Il était dû pour le mois d’avril. Le 6 avril, précise aujourd’hui Jo-Ellen. Pourtant, tout est beau, lui avait dit le médecin, lors du dernier suivi.
3 h 30 du matin
Les gyrophares éclairent la petite maison du couple. Jo-Ellen est incapable de se lever. Les jambes lui manquent. Julie et Marlène entrent dans la demeure.
Je me souviens d’avoir vu un matelas en plein milieu du salon. Tu étais couchée là, Jo-Ellen, pointe Marlène en ne quittant surtout pas la jeune mère des yeux. Jo-Ellen, à cet instant, lève pour une première fois les yeux et regarde les deux ambulancières. Elle est attentive – elle souhaite dissiper la brume d’un souvenir trop flou.
Pétrifiée par la douleur et la peur, Jo-Ellen est transportée de la maison jusqu’à l’ambulance dans une civière. Carrément impossible pour elle de marcher.
Pis nous, dans notre tête, on s’en va là-bas et c’est moi qui embarque à l’arrière, ajoute Julie. Marlène était conductrice sur ce shift-là. Ce n’était pas censé se passer de même, dit-elle. Aucune contraction, aucune poussée. Il n’allait rien se passer. On croyait qu’on pouvait s’en aller tranquillement à l’hôpital de Val-d’Or, ajoute-t-elle.
Erreur.
Route 117. L’ambulance dévale les 31 kilomètres qui séparent la petite communauté anichinabée de la ville.
À un moment donné, je n’étais plus capable, dit Jo-Ellen. Au croisement de la route 113, elle hurle désespérément : Il y a quelque chose qui pousse dans mon ventre et ça s’en vient, ça s’en vient!
Je n’ai même pas pu lui dire “respire”, rien, se remémore Julie.
Radio-Canada / Angie Landry
Marlène n'a eu d'autre choix que de stationner l'ambulance sur le côté, au croisement des routes 117 et 113.
Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Marlène n'a eu d'autre choix que de stationner l'ambulance sur le côté, au croisement des routes 117 et 113.
Photo : Radio-Canada / Angie Landry
« »
Pourtant, tout est beau, avait dit le médecin lors du dernier suivi.
13 novembre 2018
Les trois femmes se retrouvent, presque neuf ans plus tard.
Je n’ai pas entendu Julie crier tout de suite, admet Marlène. Ce n’est que lorsqu’elle réalise pleinement ce qui se trame à l’arrière qu’elle immobilise le véhicule.
« »
Julie Roy et Marlène Buteau ont retrouvé Jo-Ellen Papatie et son fils Dayvon presque 9 ans après l'événement. Lors des retrouvailles, les paramédicales étaient profondément émues de revoir la jeune mère.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Paradoxalement, pendant que les trois femmes se racontent cette histoire à retenir son souffle, les enfants de Jo-Ellen, eux, débordent de vie. Ils sont bourrés d’entrain, gigotent et grimpent un peu partout autour de la table.
À ce moment précis, Dayvon vient s’asseoir dans le giron de sa mère et l’écoute revivre la nuit du 29 décembre 2010, comme s’il pouvait sortir de l’enveloppe de son être et se regarder de haut, pour mieux comprendre d’où il vient.
Il fallait partir pour Val-d’Or. J’ai sauté dans le trou du milieu de l’ambulance, me suis faufilé en avant. À cette température-là, pas moyen de perdre une once de chaleur. J’ai pris le volant et on a dit : “OK, go!”, raconte à son tour Julie.
À ce moment-ci de la discussion, Jo-Ellen se lève de la table, discrètement. Julie et Marlène arrêtent poliment de parler. La mère revient, une photo à la main. Sur celle-ci, le petit Dayvon, le jour de sa naissance. Emballé dans un Ziploc. Peux-tu t’imaginer comment il était petit? demande Marlène, la voix nouée.
Dans cette nuit glaciale, Marlène a dû insérer le minuscule fils de Jo-Ellen dans un sac Ziploc pour conserver sa chaleur.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Jo-Ellen est silencieuse. Elle écoute les deux femmes qui ont sauvé sa vie et celle de son fils avec une telle tendresse, comme si le 29 décembre 2010 était revenu dans un grand coup de vent.
« »
Mais tu as été vraiment calme, répond Marlène.
Les yeux de Jo-Ellen brillent. Son regard soutient celui de l’ambulancière. Marlène insiste : Je la remercie, aujourd’hui, parce que j’ai pu garder mon calme et soigner le petit. Je n’aurais pas été capable de gérer une mère en panique, un grand prématuré et un père, en avant, en pleurs.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Julie écoute attentivement Marlène raconter ce soir de décembre. Jamais elle ne pourra l'oublier.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Julie écoute attentivement Marlène raconter ce soir de décembre. Jamais elle ne pourra l'oublier.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Ce genre d’événement, c’est beau quand tu le vois aujourd’hui. Mais au moment où ça se passe… Ça reste en mémoire. On a quand même eu peur de le perdre ce petit bébé-là. On a eu peur de ne pas avoir fait la bonne affaire, raconte Julie, visiblement encore ébranlée, malgré ses 31 années comme paramédicale.
Le choc, les deux ambulancières le revivent chaque fois qu’elles entendent un code 24 à la radio. À en avoir mal au ventre.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Jo-Ellen regarde son fils Dayvon tendrement.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Jo-Ellen regarde son fils Dayvon tendrement.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Pour Jo-Ellen, le choc a fait place à la peur et à l’inquiétude lors du premier souffle de Dayvon, mais s’est transformé au cours des années en une sérénité. J’y pense tout le temps. Avoir accouché chez nous, sans Marlène et Julie, je ne suis pas si sûre que mon bébé serait là, aujourd’hui.
Elle regarde son fils, le regard attendri, et renchérit : C’est mon miracle à moi.
Tout compte fait, le médecin avait raison lors du dernier suivi.
Un jeune conducteur de 17 ans. Broyé et recraché par la 117.
Le diagnostic tombe. La famille Gilbert aussi. Emmanuel sera quadriplégique.
Le 4 janvier 2001, Emmanuel est seul dans sa voiture, il avale les kilomètres de route qui le séparent de sa famille depuis qu’il étudie à Saint-Jérôme. Les heures sont interminables. Ce soir, c’est enfin Noël chez les Gilbert. Onze journées en retard, c’est vrai. Mais peu importe, c’est Noël chez les Gilbert. Le souper est au four et la table est mise. Ne manquait que bébé-fils, raconte aujourd’hui Richard, en parlant du cadet de cette fratrie tissée serrée qu’il a élevée avec Hélène, sa conjointe.
Mais ce soir-là, le téléphone sonne. Richard décroche le combiné.
[À votre place], je ne perdrais pas mon temps. Je viendrais tout de suite, dit le médecin au bout du fil. Au kilomètre 296, au beau milieu de la réserve faunique de La Vérendrye, c’est un pan complet de la vie d’Emmanuel Gilbert qui vole en éclats.
Dans cette tristement célèbre courbe située tout près du lac Pythonga, la voiture d’Emmanuel, dans son élan vers Val-d’Or, a dérivé vers la voie de gauche. Le temps a dérapé. Les épaules raides, le souffle manquant, les mains agrippées au volant, sans contrôle : Emmanuel s’est faufilé in extremis entre les deux poids lourds qui arrivaient en sens inverse.
Un bruit sourd dans la neige.
Le véhicule, de tout son poids, et son si jeune conducteur se sont écrasés en un fracas sur une imposante paroi rocheuse. La voiture, dans cette multiplication de mouvements imprévus, s’est soulevée une fraction de seconde et a finalement frappé le sol de plein fouet pendant que le toit, lui, s’écrasait et s’affaissait sur la jeunesse d’Emmanuel.
Chez les Gilbert, Noël allait encore devoir attendre. Parce que sur la route, le temps presse. Si le cadet des Gilbert est transporté d’urgence à Maniwaki, c’est qu’il ne tiendra pas jusqu’en Abitibi. Six réanimations plus tard, son état se stabilise.
« »
Mais les ambulanciers n’y comprennent rien. Ils ont senti le jeune homme partir. À deux reprises, ils ont perçu ce souffle qui tire l’âme vers le haut. Emmanuel est plongé dans le coma. Il est de nouveau transféré. On actionne les sirènes. Direction Hôpital de Hull, en Outaouais.
Après 413 kilomètres de silence, le clan Gilbert entre à l’urgence avec un grand vertige. Richard ignore qui sont ces personnes qui l’agrippent par le bras, qui le reconnaissent dès son entrée, qui lui demandent de les suivre. Dans la salle d’opération, il y a les flaques de sang. Il y a les chiffons imbibés. Un dur combat a eu lieu entre ces murs.
« »
Pendant trois jours, Richard, Hélène, Sébastien et Nancy veillent « bébé-fils » 24 heures sur 24. Pendant qu’Emmanuel reste plongé quelque part entre la lumière et l’obscurité, les Gilbert se sentent impuissants. À force de jongler avec les scénarios, la peur leur déchire lentement le cœur.
Au début, les médecins ne voulaient pas nous parler du tout, raconte Richard. Ils nous disaient : si Emmanuel est encore là demain, on va en parler.
Avec l'autorisation de la famille Gilbert
Richard et son fils Emmanuel, alors alors encore hospitalisé.Photo : Avec l'autorisation de la famille Gilbert
Richard et son fils Emmanuel, alors alors encore hospitalisé.Photo : Avec l'autorisation de la famille Gilbert
Finalement, après 72 heures à retenir leur souffle, les proches du jeune homme peuvent enfin avaler une grande bouffée d’air : dans l’incompréhension la plus totale, Emmanuel ouvre les yeux sur une vie au goût amer.
« »
C’est l’imperméabilité du regard de son fils qui fait comprendre à Richard que tout est à refaire, que le lien est rompu, que son fils est brisé.
Reconnaître, parler, marcher, se laver, se souvenir, vivre.
Emmanuel doit tout réapprendre.
Quatre mois après l’accident, au sortir de l’Hôpital de Val-d’Or, Emmanuel, convaincu que la vie allait reprendre exactement là où elle avait été suspendue, se bute à un premier obstacle de sa nouvelle réalité. Si la maison familiale est littéralement située à deux minutes en voiture du centre hospitalier, le jeune homme, accompagné d’une thérapeute en réadaptation, prend un peu plus de deux heures pour retrouver son chemin. Il y a eu, il faut le dire, beaucoup de périodes de “pleurage”, raconte son père.
C’est qu’il faut braver la pluie avec le fils pour qu’il marche un peu plus. Et il faut des amis pour confronter les montagnes russes. Il faut essuyer son orgueil après une chute dans le bain. Et il faut éponger les larmes d’un fils qui ignore comment aller plus loin.
Chez les Gilbert, il faut accepter la douleur et refuser la facilité. Richard doit dire à son cadet d’aller lui-même chercher son verre d’eau.
Ça pouvait lui prendre 20 minutes pour se rendre. En plus, il échappait toujours son verre sur le plancher de céramique. Laissez-moi vous dire qu’on en a acheté, des verres…
« »
Aujourd’hui, presque 20 ans après cette sentence de quadriplégie qui allait chambouler l’entièreté de son existence, Emmanuel Gilbert s’étonne encore des rebondissements de son récit. Aux yeux des professionnels de la santé, on le voyait comme « un handicapé sur les prestations » pour le reste de sa vie. On lui prédisait un avenir sans nouveau diplôme à encadrer, on le voyait manger avec une paille, on s’attendait à ce qu’il doive planifier son transport adapté juste pour aller à l’épicerie.
Maintenant, contre toute attente, Emmanuel marche. Il court, même.
Celui-ci est toutefois catégorique : ce sont les tapes dans le dos qui l’ont propulsé vers ses victoires personnelles, malgré son parcours atypique. Il y a eu ces moments où je ne voulais plus rien faire, avoue Emmanuel. Quand j’étais tanné, que je n’en pouvais plus, j’entendais : “Let’s go, on se botte le derrière.”
Emmanuel a recommencé à faire du vélo de montagne à peine un an après son accident.Photo : Avec l'autorisation d'Emmanuel Gilbert
« »
Et la ténacité a eu raison de tout : des découragements, de la douleur, de la colère. À peine le chemin vers la guérison entamé, Emmanuel a misé beaucoup : il voulait retourner aux études, quel qu’en soit le coût. On me disait que je n’étais pas apte, que je n’étais pas rendu à cette étape. Emmanuel a fait la sourde oreille et s’est inscrit au cégep, peu importe la dérape. Bilan d’une première session en pleine réadaptation : sur trois cours, il en a échoué deux. Alors, j’ai décidé de me réinscrire et j’en ai pris quatre!
Même si le chemin a été parsemé d’embûches et de larmes, celui qui se destinait à l’informatique avant son accident enseigne aujourd’hui dans la communauté autochtone de Kitcisakik. Dans ce que j’avais comme possibilités de choix de carrière, c’est ce qui me donne la chance, aujourd’hui, d’avoir un plus grand impact, constate-t-il. Je me dis que j’aide les enfants à cheminer pour qu’ils puissent bâtir, du mieux qu’ils le peuvent, leur petite vie.
Si la route glacée du 4 janvier 2001 a ruiné Noël cette année-là pour les Gilbert, Emmanuel reste persuadé que l’accident a aussi fait dévier sa trajectoire professionnelle. Famille, amis, psychologue, médecin, thérapeute en réadaptation : c’est cette constellation de personnes qui a permis que les étoiles de sa vocation s’alignent. En voyant que je voulais, eux, ils voulaient encore plus, dit-il. Ça allait au-delà de leur simple job. C’est quelque chose qui m’a motivé à devenir quelqu’un qui a le pouvoir d’être influent dans la vie d’une autre personne.
Aujourd’hui, Emmanuel est enseignant en éducation physique.
Avec l'autorisation de la famille Gilbert
Emmanuel et sa thérapeute pendant le processus de réadaptation physique.Photo : Avec l'autorisation de la famille Gilbert
Emmanuel et sa thérapeute pendant le processus de réadaptation physique.Photo : Avec l'autorisation de la famille Gilbert
Tout ce dont Emmanuel se souvient de l’accident qui l’a plongé dans le coma il y a 18 ans, c’est ce qui lui a été raconté par la voix des siens. Quand j’étais coincé dans l’auto, un témoin est arrivé devant moi. J’ai juste dit “Emmanuel” et paf!, je suis parti, dit-il.
Les souvenirs du jeune homme, eux, ont été balayés en même temps que s’éparpillaient les éclats de voiture dans la neige. Quelques secondes ont suffi pour balancer 17 années de vie dans le flou et effacer l'empreinte d'une année entière, celle qui précède l'accident. Emmanuel n’en reverra d’ailleurs jamais la lueur.
Mais survivre avec une mémoire trouée fait parfois bien les choses. Entêté pendant longtemps à vouloir se souvenir, à vouloir comprendre, Emmanuel avoue ne plus du tout ressentir le besoin de prendre part à la violence de sa collision. Les bribes d’histoire qui lui sont parvenues comme des réminiscences suffisent. Je n’aurais aucun intérêt à me souvenir d’être coincé dans mon auto.
Emmanuel ne croit plus en l’utilité de ressentir, ad vitam aeternam, les pinces de désincarcération congelées qui le sortent d’une carcasse de voiture froissée.
La voix nouée, son père avoue lui-même ne pas toujours réaliser l’ampleur de ce que son fils a vécu au cours des 18 dernières années, surtout après avoir cru, une fraction de seconde, à la fin de son plus jeune fils. Cet enfant-là, je vous le dis, il a été tenace. Moi, j’aurais lâché, à sa place.
Près d’un an après son accident, Emmanuel a choisi de reprendre possession de sa vie après une visite marquante à la caserne des paramédicaux, située près du Domaine, dans la réserve faunique de La Vérendrye. « Je voulais qu’il remercie ceux qui lui ont sauvé la vie », dit Richard.
Abasourdi de le voir se tenir debout, chambranlant, mais debout, un des paramédicaux qui avait vu Emmanuel partir deux fois plutôt qu’une le 4 janvier 2001 l’a alors regardé droit dans les yeux.
« »
Radio-Canada / Angie Landry
Au restaurant du Domaine, où tout est figé dans le temps, on arbore une vieille carte géographique artisanale qui démontre aux voyageurs l'étendue de la réserve faunique de La Vérendrye et des municipalités avoisinantes.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Au restaurant du Domaine, où tout est figé dans le temps, on arbore une vieille carte géographique artisanale qui démontre aux voyageurs l'étendue de la réserve faunique de La Vérendrye et des municipalités avoisinantes.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Ce qui est arrivé, dit Richard, c’est qu’Emmanuel a pris conscience de la vie. Au départ, il avait tout contre lui. Il a décidé qu’il s’en allait par en avant.
Pour faire mentir les pronostics, il aura fallu au moins une bonne année de réadaptation, des mois de reconstruction de cette confiance envers la vie, mais aussi un solide coup de pouce de la part du département des miracles.
Broyé et recraché par la 117. Le diagnostic est tombé.
Ils sont des survivants. Deux députés de la circonscription de Labelle, à deux époques différentes. Ils sont sortis indemnes d’une brutale collision, mais solidement secoués.
La 117 a raté ses proies.
Sylvain Pagé et Chantale Jeannotte sont entrés, tour à tour, en guerre contre l'axe routier. Ils ont compris la frayeur. Ils ont compris la peine, la colère. Ils ont compris l’incompréhensible. Ils ont compris la route. Ses différents visages. Ils connaissent la 117 par cœur et par peur.
Avril 1985
Ce jour-là, du nord vers le sud et du sud vers le nord, la route 117 est bondée de camions chargés qui montent en Abitibi, de Montréalais en quête d'air frais, de cousins qui filent vers les réunions de famille. Sylvain Pagé et sa conjointe quittent Mont-Laurier, direction New York. Sylvain, impatient, active son clignotant de gauche. Je filais à toute vapeur. À l'époque, c'était permis de dépasser sur la Côte-de-Pierre, se rappelle-t-il. Et ce matin-là, devant le couple, une voiture, en tête de peloton, est immobile.
Au beau milieu de la voie.
Radio-Canada / Mélanie Picard
L'intersection du boulevard Albiny-Paquette et de la montée des Soucy, dans le secteur de Mont-Laurier, est trop souvent le théâtre d'accidents graves.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
L'intersection du boulevard Albiny-Paquette et de la montée des Soucy, dans le secteur de Mont-Laurier, est trop souvent le théâtre d'accidents graves.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Un bruit qui fait mal déchire la quiétude du paysage. L'impact est violent. Puis, un silence glacial s’installe à la hauteur de la Montée des Soucy.
« »
S’il est surpris d’être en vie, Sylvain croit encore voir la mort arriver dans son rétroviseur. Le poids lourd qu'il vient pourtant d'évincer de son champ de vision dévale la Côte-de-Pierre à vive allure.
« »
Des blessés? Oui. Des morts? Aucun.
Ce qui s'annonçait comme le prochain drame des Hautes-Laurentides est devenu digne d'un grand miracle de la fin de semaine de Pâques.
Survivre aux griffes de la 117 est possible.
Octobre 2001
À l’automne 2001, Sylvain Pagé est élu député péquiste de la circonscription de Labelle. Dans cette victoire, il y a un vertige : il doit désormais prendre soin de 18 000 km carrés de territoire. Le tronçon le plus meurtrier de la route 117 est maintenant entre ses mains.
L’ancien député s’en fait un point d’honneur : garder la route 117 à l’oeil et réduire les données accablantes. Il sait que, pour les habitants des Hautes-Laurentides, la 117 est un passage obligé, avec ses pentes abruptes, ses courbes serrées, sa visibilité difficile, surtout l’hiver, avec la poudrerie.
Sylvain Pagé, ancien député péquiste de la circonscription de Labelle, parle de son accident avec beaucoup de difficulté.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Pendant ses 17 années de mandat, Sylvain Pagé milite, pleure, écoute.
J’en parle aujourd’hui avec une certaine émotion. Parmi ces chiffres, il y a des gens que l’on connaît bien, des gens près de nous, des gens que l’on côtoyait, raconte aujourd’hui Sylvain.
Cela fait presque 20 ans que Sylvain Pagé roule entre Mont-Laurier et Québec.
La 117, j’ai dû l’emprunter 600 fois pour faire l’aller-retour, estime-t-il. Témoin des dépassements à risque, des embardées, des sorties de route, des courbes qui ne pardonnent pas, Sylvain Pagé a fait de la route 117 son cheval de bataille.
« »
Pendant son mandat, il a fait ajouter des zones de dépassement sécuritaires et fait retirer celles qui n’avaient aucune logique. Des vies en ont été épargnées. Il a cofondé le comité de vigilance SOS 117. Il a lutté, revendiqué, exhorté. Il a vu naître les voies de contournement de Labelle et de Rivière-Rouge, aussi controversées fussent-elles. Grâce à lui, le monstre de la 117 a perdu quelques plumes. Mais les démarches pour ce genre de changements sont toujours longues et ardues.
Il peut parfois s’écouler de 8 à 10 années... Je comprends les gens de s’impatienter, reconnaît maintenant Sylvain, avec un certain recul.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Sylvain regarde la route et reprend son souffle. Chaque fois qu'il roule sur cette portion de la 117, il ressent un grand frisson.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Sylvain regarde la route et reprend son souffle. Chaque fois qu'il roule sur cette portion de la 117, il ressent un grand frisson.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Sur l’accotement qui borde le kilomètre 216, celui qui est désormais l’ancien gardien de la circonscription de Labelle fixe au loin ses souvenirs. Il regarde la Côte-de-Pierre les yeux baignés de larmes.
« »
Entre 2000 et 2017, 31 989 accidents ont eu lieu entre l’échangeur Décarie et l’Abitibi. Ce sont 235 personnes qui y ont perdu la vie. Entre 2011 et 2017, ont été rédigés 15 rapports d’accidents mortels survenus entre les kilomètres 146 et 220.
Sylvain avoue de pas avoir tout à fait dompté la route. Il lui aura tout de même arraché quelques dents.
Octobre 2018
Le raz-de-marée caquiste qui déferle sur le Québec donne à Chantale Jeannotte la chance de prouver aux habitants des Hautes-Laurentides qu’elle est la femme de la situation, celle qui veillera à leurs intérêts.
Après avoir martelé pendant 39 jours de campagne que la sombre fatalité de la route 117 devait être anéantie, elle devient la nouvelle défenderesse de Labelle. Ce soir-là, le cœur serré, Sylvain lui remet les gants pour aller au combat. La nouvelle députée comprendra vite contre quel monstre elle devra dorénavant se battre.
Novembre 2018
Il fait noir. À mi-chemin entre ses deux bureaux de circonscription, Chantale Jeannotte est au volant, la tête dans un nuage depuis le soir de sa victoire.
Mais la douceur de ce nuage s’éclipse tout à coup : difficile pour Chantale de comprendre le reflet des phares de la voiture qui arrive en sens inverse. Elle ne réalise pas que la conductrice de l’automobile devant elle se bat pour freiner la valse de ses pneus d’été.
C'est sur la route entre Mont-Laurier et Mont-Tremblant que Chantale Jeannotte a eu son accident.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Une fine couche glacée recouvre sournoisement l’asphalte de ce monstre routier, et Chantale doit se rendre à l’évidence : elle devra donner un violent coup de volant vers le tas d’épinettes noires si elle ne veut pas que la 117 l’engouffre.
Mais elle manque de temps pour faire dévier la trajectoire de sa voiture.
Cette collision frontale fait comprendre à Chantale la dangerosité de cette route. Un peu comme Sylvain, si elle ignore encore pour quelle raison elle est restée en vie, la nouvelle députée, toujours portée par son nouveau rôle, prend conscience, bouchée par bouchée, de l’immensité du monstre.
Chantale Jeannotte le dit aujourd’hui avec un grand frisson qui lui traverse le corps en entier :
La routine. André nettoie la route des terribles traces d’un face-à-face entre une voiture et un poids lourd. Encore. Une dame vient alors à sa rencontre et lui remet un sac à main. Celui de la jeune femme qui a été éjectée de son véhicule et qui gisait encore au sol il y a à peine une heure.
André s’arrête. Il pense reconnaître ce sac.
Il fixe la Cavalier Z22 froissée, déchirée, éclatée, placée sur la plateforme de sa remorqueuse. Un modèle qu’il connaît bien. C’est un autocollant de la fée Clochette dans le pare-brise qui lui fait comprendre que sa vie vient de prendre un violent tournant. Son cœur s’emballe. Sa tête se ferme. Ses jambes, elles, flanchent.
La voiture qu’il vient d’accrocher à sa remorqueuse, c’est celle de sa fille.
Radio-Canada / Angie Landry
Les milliers d'automobilistes qui empruntent la route 117 doivent passer par Grand-Remous pour se rendre en Abitibi-Témiscamingue ou pour revenir à Montréal.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Les milliers d'automobilistes qui empruntent la route 117 doivent passer par Grand-Remous pour se rendre en Abitibi-Témiscamingue ou pour revenir à Montréal.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Attendre les drames. C’est ce qu’André Nantel fait de son quotidien.
Les clés oubliées dans la voiture, les pannes sèches, les accrochages et les chevreuils en plein pare-brise sont peut-être plus fréquents que les catastrophes, mais le remorqueur, un peu comme les ambulanciers, attend toujours en bordure de la route, le pire en suspens.
André sillonne trop souvent la 117 entre Lac-Saguay et Mont-Laurier, passe par Nominingue ou Rivière-Rouge, s’écarte entre Grand-Remous ou Saint-Faustin-Lac-Carré. Parfois, il lui arrive de partir de l’échangeur Décarie pour apporter une voiture en Abitibi.
Le soir du 19 août 2001, après une douzaine d’heures derrière le volant, André regarde une xième voiture remorquée descendre lentement le long de sa plateforme. Épuisé, il n’entend même plus le bruit agressant du câble qui retient le bolide. Il espère seulement que la fatigue ne l’emportera pas et qu’il parviendra à terminer le trajet Montréal-Nominingue sain et sauf.
Il est 1 h. S’il ne lui reste que 16 km avant d’enfin arriver chez lui, le remorqueur devra toutefois patienter. Entrave majeure à Rivière-Rouge.
Radio-Canada / Angie Landry
Avant l'inauguration de la voie de contournement de la route 117, en 2011, la route passait directement dans le petit village de Rivière-Rouge, dans les Hautes-Laurentides.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Avant l'inauguration de la voie de contournement de la route 117, en 2011, la route passait directement dans le petit village de Rivière-Rouge, dans les Hautes-Laurentides.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Ça flashait de partout, se rappelle aujourd’hui André.
« »
Tout au bout du détour qu’il emprunte, un camion du ministère des Transports bloque l’accès au tronçon. Le gars du Ministère m’a fait signe de venir, d’aller retrouver l’autre remorqueur de ma compagnie, raconte encore André. Malgré cette journée interminable, le remorqueur a passé le cordon de sécurité.
La scène qui s’offre alors à lui ne donne pas froid dans le dos. Elle glace le sang.
Au premier regard, André aperçoit la carcasse d’une petite berline qui n’a visiblement eu aucune chance contre la force d’un poids lourd. Mais le camion, lui, porte des marques improbables : une roue perdue, le réservoir à essence arraché, un pare-choc littéralement coupé. Sur les lieux, on murmure qu’il serait quasi impossible que la jeune conductrice de l’automobile s’en soit sortie. Éjectée lors de l’impact.
Les témoins murmurent que la jeune femme a perdu trop de sang, et le regard des ambulanciers sur place laisse présager le pire.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Une fusée de détresse déposé par terre par les secouristes, à la suite d'un des nombreux accidents de la route survenus sur la 117.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Une fusée de détresse déposé par terre par les secouristes, à la suite d'un des nombreux accidents de la route survenus sur la 117.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
André descend de sa remorqueuse. Il balaie l’asphalte brûlant de Rivière-Rouge, dans cet air qui sent fraîchement la tragédie. Ce n’est pas la première scène macabre qu’il nettoie. Il dégage la voiture de la route. Il est presque impossible de comprendre, à première vue, de quel modèle il s’agit.
« »
Mais le remorqueur continue sa besogne sans trop se poser de questions. Après tout, le travail d’André n’est pas d’investiguer. Il faut plutôt effacer les tragédies orchestrées par la 117, adoucir sa brutalité. Il faut recoller les morceaux pour ceux qui rouleront à travers les drames sans jamais s’en rendre compte.
Je faisais ma job. Après une demi-heure, une madame est venue me voir pour me donner une sacoche, se remémore André. Il y a quelque chose de familier dans le tissu du sac à main qu’André tient. Impossible de dire pourquoi. C’est là que j’ai été voir l’auto sur ma tailgate. J’ai regardé le côté le moins magané. Pis j’ai regardé en dedans. Il jette un dernier regard en direction de ce qui reste de la vitre arrière. Il espère se tromper. C’est l’autocollant de la fée Clochette qui confirme le pire au remorqueur.
André, ce grand gaillard aux traits sévères, s’effondre.
« »
Cette nuit d’été, avec ce qu’il lui reste de courage, il appelle sa sœur. C’est avec elle qu’il ira rejoindre Valérie, 17 ans, déjà en direction de l’unité de traumatologie de l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. En chemin, les ambulanciers, eux, doivent s’arrêter dans trois hôpitaux pour stabiliser l’état de la jeune femme.
Au Sacré-Cœur, André et sa sœur entrent par inadvertance dans la salle où l’on prodigue des soins intensifs à Valérie. Je la voyais à travers les portes battantes… elle était comme en morceaux. Tout le personnel qui était avec elle sortait et entrait à la course. Ça pressait. Tout le monde courait autour d’elle, se souvient André.
Pendant un moment, le besoin de personnel pour secourir Valérie est tel qu’il serait difficile de croire qu’il lui en reste encore pour longtemps. Son père, lui, refuse de lâcher l’espoir qu’il porte.
Le médecin s’avance enfin vers les Nantel, le regard éteint. Il leur fait signe d’entrer dans une salle. S’il n’a encore rien dit, cette façon d’isoler André et sa sœur du reste du monde n’augure rien de bon. Le médecin explique qu’il est impossible de savoir si la jeune femme sera sauvée. La jeune conductrice de 17 ans perd trop de sang. André reste de glace.
M. Nantel, je pense que vous ne comprenez pas ce qui se passe, dit le docteur.
Je comprends très bien, lui assure alors André, calme et posé.
Quelques semaines plus tôt, lors de la diffusion d’un reportage sur le Grand Prix de formule 1 à Montréal, le remorqueur apprenait que les grands accidentés du circuit Gilles-Villeneuve étaient secourus par une des meilleures équipes de traumatologie au monde : celle de l’Hôpital du Sacré-Cœur.
« »
Vingt minutes passent. Il est 4 h. Le médecin revient vers André et sa sœur. Son regard s’est rempli de confiance. Il sourit.
On est venus à bout d’arrêter l’hémorragie., lance le médecin dans un soupir de soulagement.
Ces mots résonnent encore, près de 20 ans plus tard, dans le cœur d’André. Je le dis aujourd’hui, mais c’est comme si j’y étais encore. Comme si c’était hier.
En sauvant sa fille, le personnel médical du Sacré-Coeur a estompé les vertiges, a pansé toutes les plaies. Cette grande plaie qui s’était ouverte le long de la poitrine d’André, ce soir-là, a tranquillement guéri, au gré de la réadaptation de sa Valérie.
Elle a été bien meilleure que je ne l’aurais été, avoue André. Entre le mois d'août 2001 et les Fêtes de cette même année, le remorqueur n’a cessé de s’épater devant les progrès de sa fille, devant sa résilience, son sourire surtout. Elle a même réussi à se faire un chum quand elle était à l’hôpital! Si ce n’est pas ça vouloir vivre, je ne sais pas c’est quoi!
Un peu plus de 5000 voitures et camions empruntent la route 117 chaque jour.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Aujourd’hui, André conduit toujours sa remorqueuse. Aussi souvent, aussi longtemps qu’avant. Parce que des clés sont encore oubliées dans les voitures et qu’il y a encore des pannes sèches, et que les accrochages et les chevreuils en plein pare-brise sont toujours plus fréquents que les catastrophes.
En bordure de la route, le remorqueur attend toujours les drames, en craignant toujours le pire.
Parce que chaque fois qu’il accroche une carcasse de voiture à sa remorqueuse, il comprend que, derrière, se trouve un père, une femme ou un ami qui, comme lui, s’effondrera d’impuissance devant la tragédie.
Avertissement : certains passages de ce texte peuvent être difficiles à lire. Nous préférons vous en avertir.
Des corps brûlés. Une femme en morceaux. Le dernier souffle d’un enfant.
Ces scènes d’horreur, elles sont racontées par des ambulanciers, un poids dans le ventre, le cœur serré, les larmes sur le point d’exploser.
Si, dans l’histoire de la 117, des prématurés survivent, des handicaps s’annulent et des personnes plongées dans un coma se réveillent, les paramédicaux, eux, l’ignorent trop souvent. Après l’hôpital, ils repartent sans regarder derrière, sans connaître la suite de l’histoire.
Pire encore : pour les anges de cette route maudite, rares sont les histoires qui finissent bien.
Radio-Canada / Angie Landry
Marc-André Provost a quitté sa région natale pour venir travailler en Abitibi-Témiscamingue en 2013. En près de six ans, il dit avoir été témoin de choses extrêmement difficiles à voir. Il estime précieux le lien qui se créé entre les travailleurs du milieu, qui leur permettent notamment d'échanger sur les émotions vécues face à certains cas.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Marc-André Provost a quitté sa région natale pour venir travailler en Abitibi-Témiscamingue en 2013. En près de six ans, il dit avoir été témoin de choses extrêmement difficiles à voir. Il estime précieux le lien qui se créé entre les travailleurs du milieu, qui leur permettent notamment d'échanger sur les émotions vécues face à certains cas.Photo : Radio-Canada / Angie Landry
Ronde de sécurité mécanique effectuée, inventaire des médicaments fait. L’ambulance est prête. Une fois la porte de la caserne d’ambulances franchie, les paramédicaux n’ont plus aucune emprise sur le reste de leur journée.
« »
Marc-André Provost a bien voulu s’ouvrir sur les souvenirs qu’il garde, comme ses collègues, habituellement profondément enfouis.
Pour nos ambulanciers, les journées sont souvent longues. Parfois sans fin. Et trop souvent douloureuses.
Quand on s’en va pour un accident, ça arrive qu’on ne se parle pas. Mais le hamster, lui, il pédale, raconte Yvan Gélinas, paramédical à la caserne d’ambulances située tout près du lac du Gabbro, dans la réserve faunique La Vérendrye. Ceux qui y travaillent vivent dans une petite maison en bordure de la 117, aménagée spécialement pour eux, isolée de toute civilisation.
Yvan regarde vers Denis Hamel et Claude Gagnon, attablés dans la cuisine. Les trois hommes se comprennent.
Yvan Gélinas travaille depuis 21 ans dans la Réserve faunique de la Vérendrye comme paramédical. C'est en voyant un reportage à la télévision qu'il a eu envie de faire ce métier. Selon lui, c'est une vocation.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
C’est parce qu’on ne sait jamais sur quoi on va tomber, répond Denis, la voix tremblante. À la retraite depuis deux ans, il tenait à témoigner, lui aussi, de cette profession. Les souvenirs qu’il en garde l’ont marqués au fer rouge.
Il y a de ces appels qui brisent en mille morceaux les ailes de ces anges de la 117.
Il y a l’été 2000, qui reste violemment gravé en Claude et en Denis.
Dans ce qui restera un des pires événements de leur vie, ils ont dû assister à l’après-collision de la voiture d’une petite famille avec un camion forestier. Ils racontent qu’à l’impact, l’essence de l’automobile s’est échappée. Combustion fatale avec le bois fraîchement coupé.
Ils étaient codés “noir”. Dans notre jargon à nous autres, ça veut dire que la ou les personnes sont mortes. On ne pouvait plus rien faire. Mais là, tu dois t’occuper des autres sur la scène, qui eux, sont vivants. Pis là, tu passes pour un sans-cœur. Parce que les témoins de la scène croient que le bruit qui sort des flammes, ce sont des cris. Mais c’est impossible. Ces cris qu’ils pensent entendre, c’est le son du bois qui craque, le son du crépitement.
Denis raconte difficilement la scène. La voix lui manque.
Claude, assis en face, l’écoute. Il hoche la tête, silencieux, le regard baissé vers la table. Sa douleur est si palpable que l’on voudrait la prendre dans nos mains, la lui arracher. Un échange de regards avec ses collègues fait couler une larme sur sa joue. Une rivière de chagrin vient de s’activer.
« »
En ville, tu claques des doigts, tu peux tout avoir. Les ambulances, les pompiers, les policiers. Tu peux tout avoir. Ici, t’as beau claquer des doigts comme tu veux, ça prend une heure avant que les pompiers puissent arriver, parvient-il à formuler.
À l'été 2000, une collision entre une voiture et un camion forestier a causé tout un émoi. Lors de l'impact entre les deux véhicules, les quatre occupants de la voiture, deux fillettes et leurs parents, ont perdu la vie sur le coup.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Claude se cache le visage dans les mains. Il ne veut pas qu’on le voie pleurer. Il s’excuse.
Je me souviens qu’après avoir tenté de prodiguer les soins à ceux dont la vie pouvait être encore sauvée, le chef des pompiers est venu me voir. Il m’a dit : “Viens icitte.” Un « viens icitte » que l’on redoute, qui rappelle aux ambulanciers qu’il faudra, au bout de cette journée interminable, ramener les corps à l’Hôpital de Val-d’Or.
Claude se souvient du père dans la carcasse de la voiture. Il se souvient qu’il était encore cramponné au volant, l’air terrifié et impuissant. La mère à ses côtés.
L'ambulancier éclate en sanglots, mais ne se cache plus le visage.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Claude Gagnon travaille à la fois dans la réserve faunique de la Vérendrye, mais aussi dans le secteur de Rouyn-Noranda. Après une vingtaines d'années de métier, il avoue que le travail de paramédic est plus difficile en vieillissant. « À la longue, ma carapace, mon armure, elle s'est amincie », dit-il.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Claude Gagnon travaille à la fois dans la réserve faunique de la Vérendrye, mais aussi dans le secteur de Rouyn-Noranda. Après une vingtaines d'années de métier, il avoue que le travail de paramédic est plus difficile en vieillissant. « À la longue, ma carapace, mon armure, elle s'est amincie », dit-il.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
« »
L’impuissance dans toute sa violence. Yvan en sait quelque chose. Quand on perd du monde, surtout dans l’ambulance, ça nous remet en question, avoue-t-il.
Il y a cet événement lointain qui lui reste en travers de la gorge. Un face-à-face brutal. Tout va bien aller, disait Yvan à cette dame qui risquait de perdre sa jambe. En chemin vers Mont-Laurier, elle a fixé le regard du paramédical jusqu’au moment où l’ambulance entrait dans le garage de l’urgence.
« »
Et puis elle a rendu son dernier souffle.
Pour ces superhéros en uniforme qui souhaitent sauver des vies, trop souvent, la mort l’emporte. L’impuissance, je l’ai vécue dans un autre accident, ailleurs sur la 117, raconte Denis, les larmes aux yeux. Un gars de Gatineau était exceptionnellement mon partner ce soir-là.
Il se souvient encore de la voiture coincée sous un camion et d’une fillette en train de lutter pour sa vie.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Denis Hamel a travaillé 24 ans comme ambulancier. À la retraite depuis deux ans, il a accepté de revenir sur les événements qui l'ont le plus marqué. Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Denis Hamel a travaillé 24 ans comme ambulancier. À la retraite depuis deux ans, il a accepté de revenir sur les événements qui l'ont le plus marqué. Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
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Denis Hamel
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C’est la culpabilité qui est là, même si tu te fais une armure, dit Marc-André. C’est le poids de l’uniforme. C’est ce poids qui lui pèse, même lorsqu’il n’est pas en devoir.
Marc-André se souvient, comme si c’était hier, d’un matin froid de novembre, aux aurores, alors qu’il n’était pas en service. Il s’était rangé pour venir en aide à ses collègues sur les lieux d’un accident grave. Il a sauté sans hésiter dans l’ambulance où reposait un jeune père, brisé par les pinces de désincarcération.
Radio-Canada / Mélanie Picard
Quelques années après cet accident qui a profondément marqué Marc-André, ce dernier sait, rationnellement, qu'il a tout fait pour tenter de sauver le jeune père. « J'ai fait tout ce que j'ai pu, mais tu sais... c'est sûr et certain que tu te poses la question quand même », soutient-il.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Quelques années après cet accident qui a profondément marqué Marc-André, ce dernier sait, rationnellement, qu'il a tout fait pour tenter de sauver le jeune père. « J'ai fait tout ce que j'ai pu, mais tu sais... c'est sûr et certain que tu te poses la question quand même », soutient-il.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Le patient m’a agrippé l’avant-bras et il m’a serré tellement fort que j’en avais mal. J’ai retiré ses doigts un par un. Au même moment, il est tombé en arrêt cardiorespiratoire. Il est mort comme ça. Marc-André est encore secoué. Même si sa raison lui dit qu'il n'est pas responsable, que c'est un morbide hasard, son cœur, lui, doute encore.
« »
Marc-André Provost
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Le choc.
Il y a une explosion dans le ventre de Marie-Charelle, en route vers le premier accident mortel de sa jeune carrière. Sur le balayeur d’ondes, le policier de la Sûreté du Québec prévient les secouristes. Ça vient de cogner fort sur la 117.
« »
Une fois sur les lieux, elle voit ce que l’être humain ne devrait pas voir. Elle doit retenir la peur, contenir sa frayeur. Agir pendant des heures et revenir à la maison. Accrocher son uniforme, puis tomber.
Marie-Charelle Joseph, 20 ans, est officiellement devenue travailleuse paramédicale il y a moins d'un an. À peine deux mois après son entrée en poste, elle a dû œuvrer sur les lieux d'une violente collision. L'événement l'a marquée au point où elle s'est questionnée sur son avenir dans le domaine.Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
« »
Marie-Charelle Joseph
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La ténacité.
Prendre du recul, se retrousser les manches. Remettre l’uniforme et recommencer. Chaque jour, Marie-Charelle regarde les morceaux d’asphalte de la 117 grugés par la remorque du poids lourd de cette journée d’été.
Au bout de chaque course du véhicule d’urgence, elle continue pour ceux qui s’accrochent, pour ceux qui, grâce à elle, ont obtenu un sursis. Marquée pour la vie, mais toujours un peu plus portée par la compassion.
L'empathie et ses frontières.
Le recul est nécessaire pour digérer les émotions. Pour laisser les mots prendre la place des images gravées dans le cœur. Des corps brûlés. Une femme en morceaux. Un enfant qui rend son dernier souffle. Malgré le temps qui passe, ces scènes d'horreur racontées par les ambulanciers continuent de les habiter. Ils auront toujours un poids dans le ventre, le cœur serré, les larmes sur le point d'exploser.
On les surnomme « les anges de la 117 ».
Ils sont ceux qui survolent, au quotidien, les cicatrices gravées dans l'axe routier; les marques de freins, les garde-fous froissés, les croix de chemin. Toutes ces entailles que plus personne ne voit.
Il faut croire, toutefois, que malgré les pertes, malgré les âmes qui partent, les paramédicaux, eux, s’accrochent à la lumière de ceux qui restent.
Claude Gagnon et un collègue ont tenté de sauver la vie d'une victime de la route à l'été 2018, mais en vain. Ils ont tout de même patienté avant d'amener le corps de la personne à l'hôpital, l'ont nettoyé et disposé de façon à ce que la famille puisse garder « un souvenir moins violent », dit Claude. Les travailleurs ont par la suite reçu une lettre de remerciements, où il était inscrit à la fin : « Vous êtes les anges de la 117. »Photo : Radio-Canada / Mélanie Picard
Une question demeure en suspens.
Était-il nécessaire de ranimer le passé, de creuser les blessures, de parler tout haut de ce qui se dit habituellement tout bas, « entre deux calls »?
À peine quelques heures après la rencontre, les mots de Claude, par texto, font croire que oui.
Ce n’est pas évident de raconter tout ce qu’on vit… Mais ça fait du bien d’en parler. On ne le fait pas souvent, s’ouvrir comme ça. Ça fait revivre des souvenirs, des choses pas faciles, mais d’en jaser, ça fait évacuer ce qu’on garde pour nous. Alors merci à Mélanie et toi de nous avoir donné la chance de le faire, de parler du plus beau métier du monde.
Radio-Canada / Angie Landry
Photo: La route 117 s'étend sur 663 kilomètres. Crédit: Radio-Canada / Angie Landry
Équipe
Angie Landry Journaliste
Mélanie Picard Photographe
Jessica Prescott Édimestre
Josée Bilodeau Révision
Martin Labbé Designer interactif et infographiste
Mykaël Adam Premier développeur, développement numérique
Émilie Larivée-Tourangeau Conseillère aux formats numériques
Katherine Domingue et Lore Brit Chefs de projets, développement numérique
Éric Langlois Premier chef de production numérique
Philippe de la Chevrotière Premier chef, Radio-Canada Abitibi-Témiscamingue