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L'intellectuel, écrivain et scénariste Jean-Marie Nadeau.
Radio-Canada / Ivanoh Demers

Un texte de Émilie Dubreuil Photographies par Ivanoh Demers

L’usage du français décline au Canada. Mais encore? Au-delà des statistiques, comment se vit la francophonie canadienne? Émilie Dubreuil et Ivanoh Demers ont pris la route du français. Arrêt, cette semaine, au Nouveau-Brunswick, où les francophones ont maille à partir avec le gouvernement de Blaine Higgs.

Il fait une chaleur étouffante dans le parc de Moncton où nous attend Jean-Marie Nadeau en fumant une cigarette. À 74 ans, l’homme a le regard perçant de ceux qui réfléchissent beaucoup et qui ont raffiné l’art de se tenir debout.

Le hasard a fait qu’il est né un 15 août, jour de la fête nationale des Acadiens. J’étais prédestiné à être un militant acadien, à la vie, à la mort. Le peuple acadien mérite d’être défendu et épanoui, dit l’intellectuel, scénariste et écrivain.

Je lui propose de nous asseoir, au frais, à l’intérieur du centre culturel Aberdeen pour discuter un peu. L’édifice était, il y a cent ans, une école secondaire anglophone. Aujourd’hui, artistes et employés d’une vingtaine d’organismes acadiens y travaillent, y créent en français.

On a fait des bonds en avant, constate le militant. Mais il reste des luttes à mener. Au Nouveau-Brunswick, en 1960, les francophones formaient 38 % de la population, et là, on est rendus à 30 %. L’érosion du français m’horripile, me désarçonne. C’est dû en grande partie à l’assimilation.

Nadeau croit que l’heure est grave. Quand c’est rendu qu’un Trudeau déclare qu’il y a un déclin du français, c’est qu’il y a péril en la demeure, comme on dit, car c'est bien loin du style du père, il faut le dire.

Des bernaches devant le site de l’Université de Moncton.
Des bernaches devant le site de l’Université de Moncton.Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Le combat que mène actuellement Nadeau s’inscrit dans cette inquiétude. C’est un de mes plus beaux combats et j’en ai mené pas mal, dit celui qui veut faire changer le nom de l'Université de Moncton, institution francophone créée en 1963 et qui a largement contribué à sortir les Acadiens de la grande misère économique qui était leur lot depuis la Conquête.

C’est la grande institution acadienne. Ça nous a permis d’avoir des cerveaux, des artistes, résume Nadeau.

Le motif de Jean-Marie Nadeau a le mérite d’être clair : Monckton, c’est le bourreau en chef de la déportation des Acadiens. À 74 ans, l’homme de lettres n’a pas attendu que ce soit la mode de déboulonner les statues de tortionnaires célébrés par l’histoire pour sortir sa clé anglaise.

Le général Robert Monckton est né, ironiquement, le jour de la fête nationale des Canadiens français, le 24 juin 1726, dans le Yorkshire. Administrateur colonial et chef militaire dans l'armée de l'Amérique du Nord britannique, il a organisé l’exil des Acadiens en 1755, ce que les historiens s’entendent pour qualifier de nettoyage ethnique.

Il y avait 18 000 Français en Acadie en 1755 quand le régime britannique décide de les relocaliser ou tout simplement de les conduire vers une mort certaine. 12 000 ont été déracinés de force, 8000 sont morts avant d'arriver à destination à cause des épidémies, du froid, de la faim ou lors de naufrages. Il y a eu aussi des assassinats brutaux.

Nadeau emploie un mot chargé : La déportation des Acadiens, c’est un génocide. Les Anglais ont scalpé des Acadiens. Ils ont violé des femmes acadiennes. C’était pas un voyage touristique.

En 1755, les troupes britanniques ont imposé l'exil aux Acadiens.
Dessin montrant le début du Grand Dérangement en 1755.Photo : Getty Images / Hulton Archive

Jean-Marie Nadeau a lancé le mouvement l’hiver dernier et plus de 1000 personnes ont signé une pétition en faveur du changement de nom de l’Université de Moncton, qui connaît incidemment un certain boom sur ses différents campus grâce aux étudiants internationaux.

Des Acadiens célèbres comme Zachary Richard, Édith Butler, Lisa Leblanc et Antonine Maillet ont signé la pétition pour évacuer la figure du lieutenant-général Robert Monckton de l’histoire. Ce serait, symboliquement, croit Nadeau, une façon d'affirmer notre fierté d’être Acadiens aujourd’hui et notre maturité comme peuple.

En réaction à la pétition, l’Université de Moncton a mis sur pied, en avril, un comité spécial pour évaluer les avantages et les inconvénients d’un éventuel changement de nom. Un simple état des lieux, sans recommandations. Pour l’instant.

La mentalité de colonisé existe encore

Avant de quitter Montréal pour le Nouveau-Brunswick, nous avions demandé une entrevue au recteur de l'Université de Moncton, le Dr Denis Prud'homme. Nous voulions notamment aborder avec lui les défis de l’éducation universitaire en français au Canada. La réponse fut oui. Mais lorsque nous avons spécifié vouloir aussi parler du changement de nom de l’Université, la direction de l'établissement a fait une volte-face et ce fut un bref : Nous allons décliner votre demande.

Vue de l'extérieur de l’Acadie, cette frilosité à seulement aborder le sujet étonne.

Le militant Jean-Marie Nadeau, lui, n’en est pas surpris. Il a cette hypothèse. La mentalité de colonisé existe encore. Certains Acadiens ont peur de déplaire aux Anglais, avance-t-il. Cette mentalité s’explique, selon lui, par le fait que jusqu’à récemment, au Nouveau-Brunswick, être francophone était mal vu.

« Tu sais qu’à Moncton, avant, un Leblanc devait s’appeler White pour travailler au CN. Un Lebrun devenait un Brown, etc. pour obtenir un job. Ça laisse des stigmates. »

— Une citation de  Jean-Marie Nadeau

Nadeau pense ainsi qu’une certaine élite acadienne a assimilé la haine de soi.

À mon avis, il y a des millionnaires acadiens qui rencontrent le recteur et qui le menacent de couper les dons parce qu’ils ont beaucoup fréquenté les élites anglophones qui méprisent les Français, lance-t-il.

La veille de ma rencontre avec Jean-Marie Nadeau, j’avais rendez-vous avec le jeune président de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB), l’organe de représentation politique des Acadiens. J’avais décidé de m’y rendre à pied. J’ai marché à partir de mon hôtel, une douzaine de coins de rue, le soir, au centre de la ville de Moncton. L’endroit était quasi désert. Les habitants de la ville, apparemment, ne marchent pas beaucoup.

Le parc Gérald Leblanc, nommé en l'honneur de ce poète grand défenseur de la culture acadienne.
Le parc Gérald Leblanc, nommé en l'honneur de ce poète grand défenseur de la culture acadienne.Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

La terrasse du restaurant où nous devions nous rencontrer était installée, d’ailleurs, à même un stationnement auquel elle avait grugé un peu d’espace. Des policiers y faisaient une intervention auprès de sans-abri.

Alexandre-Cédric Doucet a tout juste 28 ans. Il vient de terminer ses études de droit. Je serai assermenté dans deux semaines, me dit-il, souriant. Le jeune président est en costume-cravate. Il a eu une longue journée de rencontres à Fredericton, la capitale de la province.

Le président de la SANB ne désire pas se prononcer à propos du changement de nom. Il préfère attendre que ses membres prennent une décision sur ce dossier lors d’une assemblée générale qui doit se tenir à la mi-juin. Par contre, le jeune Acadien en a long à dire sur le gouvernement conservateur de Blaine Higgs, peu empathique, et c’est un euphémisme, à la francophonie de sa province.

Blaine Myron Higgs est né en 1954. Ingénieur de formation, il a travaillé dans l’empire de la famille Irving qui domine la vie économique du Nouveau-Brunswick pendant plus de 30 ans. Avant de rejoindre les rangs conservateurs, Higgs s’est présenté à la course à la direction du parti Confederation of Regions Party, en 1989. La formation politique est connue pour être contre le bilinguisme officiel de la province.

Le premier ministre est en train de permettre un peu ce qu’on a vu avec Donald Trump aux États-Unis, avance le jeune avocat. Il autorise, d’une certaine façon, aux discours haineux de s’afficher. Les gens qui sont contre les francophones se sentent légitimés de s’exprimer à nouveau.

En 1981, le Nouveau-Brunswick adoptait la loi 88 qui fait de cette province un territoire non seulement bilingue, mais aussi biculturel. La loi reconnaît, en effet, l'égalité des communautés linguistiques anglophone et francophone de cette province canadienne.

Blaine Higgs assis, les mains jointes.
Blaine Higgs, le premier ministre du Nouveau-Brunswick, en entrevue à Radio-Canada Acadie, le 21 décembre 2022 à Fredericton.Photo : Radio-Canada

Depuis son adoption, il n'y a pas manqué de voix anglophones pour la dénoncer, mais l'arrivée de Higgs a monté la barre d'un cran. Son gouvernement conteste en cour l’obligation de bilinguisme pour le lieutenant-gouverneur. Une rupture plus que symbolique alors que le poste, il n’y a pas si longtemps, était occupé par le poète acadien Herménégilde Chiasson.

Des extrémistes, il y en aura toujours, mais les anti-francophones s’affichaient moins avant Higgs, mettons, dit le président de la SANB.

Doucet raconte avoir dû protester formellement en 2022 pour dénoncer la nomination au comité de révision de la Loi sur les langues officielles de Kris Austin, un ministre ouvertement hostile au fait français. Ce pasteur a dirigé le People’s Alliance, un parti qui a prospéré dans les intentions de vote en 2018 en promettant d’éliminer l’obligation pour le gouvernement de fournir des services dans les deux langues officielles et d’éliminer le bureau du commissaire aux langues officielles du Nouveau-Brunswick.

En plus, le premier ministre, qui ne parle pas un mot de français, se dépeint comme une victime du bilinguisme, laisse tomber Doucet. Il a déjà dit qu’il a été puni parce qu’il était unilingue anglophone et se donnait comme mission de protéger des anglophones qui auraient des problèmes parce qu’ils ne peuvent pas parler les deux langues.

Malgré le feu qui l’habite, l’avocat hausse les épaules, calmement, cependant qu’à côté de nous, un policier essaie de convaincre gentiment un sans-abri d’être amené dans un refuge.

Le jeune politicien m'explique que les Acadiens ont longtemps été dans la misère parce qu'ils parlaient français, mais qu’aujourd’hui, les anglophones qui habitent en régions rurales sont très pauvres, plus pauvres que les francophones diplômés de l’Université de Moncton et bilingues. Un véritable revirement de situation depuis l'époque de la Sagouine et qui alimente le ressentiment anti-francophone.

Les anglophones du Nouveau-Brunswick, ce sont des descendants des loyalistes qui ont quitté les États-Unis quand le pays est devenu indépendant. C’est les perdants de la guerre d’indépendance américaine. Ils n’ont jamais été contents qu’il y ait des Français sur leurs nouvelles terres. Y a de ça qui reste, dit le jeune politicien acadien qui évoque, pour l’illustrer, ses rencontres avec des députés anglophones de l’Assemblée législative.

Il y a un grand manque d’éducation. Combien de fois, par exemple, je m'assois avec un député anglophone qui croit que je suis un monstre à quatre têtes, un extrémiste du français et, finalement, ils me disent : ah! J’ai beaucoup appris.

Doucet et son amoureuse attendent un premier enfant. Ils cherchent une place en garderie, en français. Mais c’est pas évident. Il y a pénurie de places en anglais, imaginez en français. Le président de la SANB croise les doigts. Il tient vraiment à ce que son enfant à naître grandisse en français à l’extérieur de la maison.

D’ici au 1er juillet, nous vous donnerons des nouvelles du français au Canada tous les samedis et dimanches.

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