À Baie-Sainte-Anne, l’anglais a la force des éléments. Et la digue linguistique construite pour le contenir peine à y résister, malgré les vaillants efforts d’une poignée d’ardents francophones. Deuxième étape de notre balade transcanadienne sur la route du français.
Un petit bateau vert et blanc traverse l’ouverture dans la digue de roches qui protège le petit port de pêche de Baie-Sainte-Anne et prend le large, moteurs ronflant sous le soleil doux du matin.
À la poissonnerie, Gisèle Schofield, 56 ans, sort des dizaines de homards d’un bassin d’eau bouillante à l’aide d’un grand filet. D'emblée, elle ressent le besoin de s’excuser de sa langue. Mon français, yé pas bon pantoute.
Pourtant, le français, c’est sa langue maternelle, celle qu’elle parle à la maison. Mais ça me vient plus facile en anglais
(elle prononce angla).
Gisèle a un grand fils qui a eu des enfants. Sa madame pis ses enfants, c’est angla, toujours
, dit-elle. Elle a aussi une petite fille qui, elle, fréquente l’École Régionale de Baie-Sainte-Anne, une école francophone dans un océan d’anglais, une digue qui essaie de protéger une langue contre l’érosion.
Nous sommes des missionnaires de la langue française
, lance la directrice de l’école, Berthe Thériault, 75 ans.
Elle devrait être à la retraite, Berthe, mais elle a choisi de se battre pour que la langue de ses parents survive dans ce village de 1200 habitants situé à l’est du Nouveau-Brunswick. Et elle n’est pas la seule. Alors que les élèves rentrent de la récréation, quelques enseignantes discutent d’horizon linguistique avec la directrice. Elles ont toutes l’âge et assez d’ancienneté accumulée pour ne plus travailler; pourtant elles sont tous les jours à l’école.
Madame Nicole Thériault, qui enseigne depuis 45 ans, renchérit sur leur vocation : On est des missionnaires du français avec un drapeau acadien dans les mains
. Dorine Martin-Manuel ajoute : Moi, j’y crois, et je vais me battre jusqu’à mon dernier souffle
. Une autre enseignante rencontrée est, elle, est moins optimiste. Elle explique que, souvent, des parents dits francophones ne parlent qu’anglais à la maison, mais comme ils tiennent, symboliquement, à leur identité française, ils s’en remettent entièrement à l’école pour franciser leurs enfants.
Berthe Thériault embrasse le défi, mais elle n’est pas en déni. On n’est pas aveugles.
Elle nous confirme qu’il est de plus en plus fréquent de voir arriver à la maternelle des enfants ne parlant qu’anglais. On ne voyait jamais ça avant
, remarque-t-elle.
L’école de Baie-Sainte-Anne accueille des élèves de la maternelle à la 12e année. Alors que les enfants francophones ont déjà été nombreux à étudier ici, ils ne sont plus qu’une centaine. Des parents francophones choisissent d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise pour diverses raisons. Baie-Sainte-Anne est entourée de villages anglophones
, explique-t-elle, la mine triste.
Dans le gymnase, des adolescents jouent au ballon. Leur enseignant est très fier d’eux. Bien que l’école soit toute petite, elle se démarque dans la région sur le plan sportif. Nous sommes arrivés troisièmes au tournoi de volleyball masculin, c’est un exploit incroyable
, dit Colin Thériault, 51 ans, lui aussi missionnaire de la survie de la langue de ses ancêtres.
Les adolescents se mettent en cercle autour de nous. Si la langue est importante pour la génération de leurs enseignants, l’est-elle pour eux? Parmi la douzaine de jeunes présents dans le gymnase, Anna Schofield est la plus volubile. Elle parle de la déportation des Acadiens. On s’est fait déporter en 1755 parce que les Anglais voulaient pas que le français, ça continue. Moi, je trouve que c’est important de continuer à parler français parce que c’est une partie de la culture qu’on veut pas perdre, c’est notre histoire.
Le reste du groupe d’élèves est plus hésitant à s’exprimer sur la question. Les enseignants nous expliquent que certains manquent de vocabulaire, mais aussi qu’ils souffrent d’une sorte de gêne linguistique, comme s’ils avaient peur de faire entendre leur accent, leurs mots, leurs structures de phrases différentes du français normatif.
Marise Savoie, 46 ans et directrice adjointe de l'école, nous confie qu’elle aussi souffrait dans sa jeunesse de ce qu’elle appelle une insécurité linguistique. À l’Université de Moncton, j’avais honte de mon français
, se souvient-elle. J’avais peur de prendre la parole devant la classe.
À un jet de pierre de l’école, Arthur Poirier, 82 ans, prend l’air sur son perron. L’homme a été pêcheur et camionneur. J’ai souffert un stroke, v'là quek mois passés
, me dit-il pour expliquer qu’un de ses bras est inerte. Lui est allé à l’école anglaise. Il n’avait pas le choix, dit-il. Son fils parle angla. Lui, frança et angla
, dit-il.
C’est not’vie ch’cré ben
, dit l’homme fatigué par cette vie, avant d’ajouter que les bancs de poissons de Shippagan sont gone
.
Sur ce, nous quittons la côte pour pis on va header out par Moncton
, comme on dit en chiac. À la semaine prochaine.
D’ici au 1er juillet, nous vous donnerons des nouvelles du français au Canada tous les samedis et dimanches.