Un peu partout au Canada, le français n’a pas attendu l’arrivée des lois linguistiques pour trouver mille et une astuces pour survivre dans ce monde où l’anglais domine. Bienvenue chez les Brayons, première étape de notre balade transcanadienne.
La première sortie que nous empruntons en quittant le territoire québécois pour le Nouveau-Brunswick est le Chemin du Canada, Canada Road
. Et la première rue qui croise ce chemin du Canada, à Edmundston, c’est la rue Roy. De 1694 à 1740, soit au temps de la Nouvelle-France, c’est ainsi qu’on écrivait le mot qui désigne l’être couronné.
Partir sur la route du Canada français d’aujourd’hui, c’est feuilleter des chapitres d’histoire au coin des rues, sur des panneaux de signalisation défraîchis. À l’intersection de Roy et Canada se trouve l’essentiel de l’histoire des fondements de la dualité linguistique canadienne, héritage de deux ambitions coloniales. Pendant deux siècles, les couronnes d’Angleterre et de France vont se disputer des territoires qui constituent le Canada actuel. Des colons français vont s’installer dans la colonie acadienne et en Nouvelle-France. Des colons anglais, en Nouvelle-Angleterre.
Au terme de plusieurs batailles, la France cède ses territoires canadiens
à l’Angleterre. L’Acadie, la Nouvelle-France, etc. Le monde métis, croisement d’Autochtones et de coureurs des bois canadiens-français partis à l’ouest regagner leur liberté perdue, s’effondre, lui, à la bataille de Batoche, en 1885.
Quelques siècles plus tard, comment se porte la langue que le roy de France a laissée en héritage sur ces terres canadiennes? Le dernier recensement nous apprend que le pourcentage de Canadiens pour qui le français est la première langue officielle parlée a chuté depuis 1971, passant de 27,5 % à l’époque à 22 % aujourd’hui. Le gouvernement canadien vient d’ailleurs d’adopter une réforme de la Loi sur les langues officielles qui reconnaît officiellement et pour la première fois que le français est menacé, fragile.
Ivanoh Demers et moi avons donc décidé de prendre la route du français au Canada pour aller prendre de ses nouvelles de vive voix, entendre ses accents et ses histoires. Nous n’irons pas partout, bien sûr. Mais si vous avez envie de m’écrire pour me parler de langue, chez vous, je vous lirai avec plaisir.
Notre premier arrêt de notre série intitulée Le français au bout du chemin est au pont en fesses, à Edmundston.
Il est 16 h, lundi. Il fait un temps magnifique et Sébastien Bérubé, l’auteur qui vient de remporter le Combat national des livres 2023 de Radio-Canada avec son recueil Rivières-aux-Cartouches, histoires à se coucher de bonne heure, est d’excellente humeur. Le pont, officiellement, porte le nom de Bernard Valcourt, ex-ministre conservateur
, explique Bérubé, moqueur. Mais comme le pont évoque des fesses, tout le monde ici l’appelle le pont en fesses.
L’écrivain nous explique que nous sommes, ici, dans la république du Madawaska où vivent des Brayons, et que chez les Brayons, le français se porte bien. À un moment donné, holy crisse, arrêtez d’annoncer la mort du monde. La vitalité de mon français, yé pas en péril pantoute
, déclare avec vigueur le jeune homme de 32 ans qui a décidé de prouver qu’on pouvait faire carrière comme écrivain, en français, au Canada, ailleurs qu’à Moncton ou Montréal.
Sébastien Bérubé fait allusion à la fameuse expression d’Yves Beauchemin, auteur du Matou, qui avait qualifié les francophones hors Québec de cadavres encore chauds
au début des années 1990. Je trouve ça quand même trippant de se faire annoncer sa mort aux 10 ans et de toujours être là, raille-t-il. Mon français n’est pas un français de chandail ben rentré dans les culottes pis ben peigné, mais il est pas en danger.
Devant ce pont en fesses du parc de la République où se tenait la foire brayonne, longtemps point d’orgue de la fierté francophone dans la région, Sébastien Bérubé explique que la fête à la gloire de la brayonnité était devenue l’ombre d’elle-même. À la fin, ils faisaient des shows hommages à Guns N' Roses, ça marchait plus, c’était un peu déprimant
.
Si le festival qui a fait le bonheur des jeunes et des moins jeunes de 1978 à 2019 n’a pas survécu, l'identité brayonne, elle, ne serait pas en péril, selon l’écrivain. On est loin de toutes les autres communautés francophones de l’Acadie. Il n’y a pas de homards ici. On ne parle pas le chiac. On s’est tellement fait accuser de ne pas être des Acadiens par les autres Acadiens qu’on a dit, ok, on s’est inventé une identité à défendre, l'identité brayonne.
Edmundston, 16 500 habitants, est l’endroit au Nouveau-Brunswick où la proportion de francophones est la plus élevée au Canada, à l’extérieur du Québec, 94 %. Ville mono-industrielle, point d’arrêt des voyageurs qui n’y passent le plus souvent qu’une nuit, l’endroit n’est pas joli.
De l’autre côté de la rivière Madawaska, une fumée blanche s’échappe de la grande cheminée de la papetière. Sébastien Bérubé nous raconte que cette fumée fait partie du paysage. Lorsqu’il était au primaire, les enfants faisaient des exercices pour se préparer en cas d'émanation de produits toxiques au moulin à papier derrière l’école, il fallait se réfugier au quatrième étage.
La ville est située à un jet de pierre du Bas-Saint-Laurent, mais elle est aussi voisine de l’État du Maine, qu’on peut voir de l’autre côté du fleuve Saint-Jean, qui sépare les deux territoires. La situation géographique du Madawaska explique cette histoire de société distincte brayonne et de république.
Au 19e siècle, les frontières entre les États-Unis et le Canada-Uni étaient assez poreuses et floues. Si bien qu’un colon américain du nom de John Baker veut faire de la Madawaska une république indépendante sous protection américaine. L’idée n’aboutira pas politiquement, mais elle s’installera dans l'imaginaire collectif. On s’est construit une mythologie. C’est plus facile et plus beau de s’inventer une histoire. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux? C’est flou et ce n’est pas grave, cela facilite le "Je suis"
, raconte Sébastien Bérubé, fier de faire partie d’une micro-nation qui s’est inventé un récit.
La république imaginaire a même un drapeau sur lequel on trouve un pygargue à tête blanche ainsi que six étoiles pour honorer six peuples fondateurs. Les Acadiens, les Québécois, les Autochtones, les Anglais, les Écossais et les Irlandais. Six étoiles, sur des drapeaux, mais aussi sous forme de sculpture dans le parc au centre de la ville.
La jeune trentaine, Philippe Volpé enseigne l’histoire au campus de l’Université de Moncton à Edmundston. Fils de la région, il s’est intéressé de près à ce nom de Brayons
qui désigne les habitants du Madawaska. La région s’est peuplée d’Acadiens qui ont choisi de fuir l’Acadie lorsque les Anglais en sont devenus les maîtres. Beaucoup sont partis en Nouvelle-France ou aux États-Unis. Ces Acadiens se sont mariés avec des Canadiens français, puis sont venus s’installer ici. Il y avait donc différentes identités culturelles à concilier. Un nouveau nom permettait de ne froisser personne
, explique le jeune historien.
L’ironie est que ce nom, synonyme de fierté, était à l'origine probablement péjoratif.
Il y a quelques hypothèses pour expliquer l'origine de ce nom, Brayon. Certaines sont plus vraisemblables que d’autres
, explique Volpé. L’explication la plus vraisemblable, et qui fait mal, c’est que c’était une référence à la pauvreté des vêtements des gens d’ici. Brayon se disait, à l’époque, de quelqu’un habillé en guenilles. Or, dans un dictionnaire en 1930, j’ai trouvé une occurrence qui stipule que ce mot sert à désigner les gens du Madawaska.
Une langue, c’est aussi, au-delà des mots et des accents, l’expression d’une culture fière, même si elle portait, jadis, des vêtements rapiécés.
Nous quittons le professeur Volpé devant l’édifice qui abrite l’université, un ancien collège tenu par les Eudistes, et prenons la route en direction de Baie-Ste-Anne.
D’ici au 1er juillet, nous vous donnerons des nouvelles du français au Canada tous les samedis et dimanches.