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Fred Tremblay, agenouillé à la hauteur de ses vignes.
Radio-Canada / Denis Wong

Les dernières années ont été marquées par des événements météorologiques extrêmes qui sont venus bouleverser le travail dans certains vignobles du Québec. Débrouillards, les passionnés de la vigne s'adaptent afin de préserver leurs récoltes. Rencontre avec un vigneron qui tente de prévenir l'imprévisible.

Un texte de Valérie Boisclair Photographies par Denis Wong

Bon vivant, Fred Tremblay passe d’un plant à l’autre et commente l’état de ses vignes; les inflorescences attendues, les bourgeons perdus. D’une main, il chasse Gamay, un gros chat noir qui se fraie un chemin entre les hautes herbes pour venir taquiner les Vitis vinifera.

Ces cinq rangées-là, on a eu plus de misère, lance le vigneron en désignant des plants où les bourgeons brûlés surpassent ceux d’un vert clair. Avec la couleur, tu les vois tout de suite, ceux qui ont cramé à cause du froid, explique-t-il. Du même souffle, il poursuit son analyse à la vigne suivante.

L'air de rien, le sommeil lui a manqué ces derniers jours; Fred Tremblay se remet d’une éprouvante semaine où le gel printanier l’a tenu éveillé jusqu’au petit matin. Comme plusieurs vignerons du Québec (Nouvelle fenêtre), voir le mercure baisser au beau milieu du mois de mai ne lui a pas plu.

J’avais tellement la chienne. Je pensais perdre 100 % de ma récolte, confie-t-il. Ils annonçaient zéro, et dans ce temps-là, on se dit : "C’est la catastrophe, c’est fini".

Par chance, ces nuits blanches à alimenter des feux dans l’espoir de rescaper les dizaines de rangées de vignes qui s’étendent derrière sa maison ont porté fruit. Le vigneron s’estime chanceux d’avoir perdu à peine 5 % de sa récolte.

Anticipant de nouveaux épisodes de gel les nuits suivantes, Fred Tremblay se prépare néanmoins à toute éventualité. Sourcils levés, il laisse tomber : On ne disait pas ça il y a 10 ans, mais jusqu’au 1er juin, on reste sur nos gardes.

Des rangées de vignes.
Des rangées de vignes.
Radio-Canada / Denis Wong
Photo: Sur ses 2,5 hectares de vignes, Fred Tremblay cultive trois cépages en particulier : le chardonnay, le pinot gris et le pinot noir.  Crédit: Radio-Canada / Denis Wong

Un outil de travail essentiel

À peine à une quinzaine de kilomètres de la frontière américaine, le Vignoble Camy, à Saint-Bernard-de-Lacolle, en Montérégie, a accueilli ses premières vignes en 2012, après que Fred Tremblay eut acheté la terre en décembre 2010.

La même année, cet ingénieur de formation a quitté son poste de directeur chez Bell – avec une grosse chaise en cuir et un gros salaire – pour aller faire les vendanges à 15 $ de l’heure chez un ami.

En lieu et place des champs où s'alternaient des cultures de maïs et de soya se trouvent aujourd'hui 2,5 hectares de vignes de chardonnay, de pinot gris et de pinot noir. Des pommiers sauvages permettent au vigneron une petite production de cidre, qu'il agrémente du marc de raisin autrement relégué aux poubelles.

Inutile de le lui rappeler, Fred Tremblay le sait : les cépages sur lesquels son choix s'est arrêté sont loin d'être les plus faciles à cultiver en sol québécois. Je suis l'un des seuls à être assez fous pour mettre juste des vinifera, lance-t-il en souriant.

Contrairement aux cépages indigènes et hybrides comme le frontenac, le marquette ou le saint-pépin, cette variété de vigne européenne est plus sensible au froid.

C'est personnel : je préfère la qualité des vins, justifie-t-il. Je suis allé avec les cépages les plus connus, mais aussi les plus difficiles. J'aime ça, le challenge.

Pour s'assurer que ses vignes passeront l'hiver et ne rendront pas l'âme au printemps, Fred Tremblay s'est outillé. Deux stations météorologiques et plusieurs sondes lui permettent de prélever, d'heure en heure, une série d'indicateurs : température, vent, ensoleillement, humidité, pression barométrique, point de rosée.

Des données qu'il accumule depuis 2011 et qui lui ont conféré, au fil du temps, une connaissance plus pointue du climat.

Fred Tremblay se tient à côté d'une de ses stations météorologiques.
À l'aide de ses stations météorologiques, Fred Tremblay documente la température, l'ensoleillement et l'humidité, des indicateurs qui lui permettent d'anticiper l'impact du climat sur sa récolte.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

S'il n'est pas rare de trouver des stations météo sur les vignobles du Québec, Fred Tremblay y voit un outil de travail essentiel qu'il utilise été comme hiver.

« Sans station météo, je ne peux pas faire de la vigne au Québec. Pas de Camy sans mes outils. C’est moi, c’est ma réalité, c’est ma folie. »

— Une citation de  Fred Tremblay, propriétaire du Vignoble Camy

Le propriétaire du Vignoble Camy le dit franchement : la façon dont il choisit de mener ses activités ne regarde que lui. C’est une méthode éprouvée, qu’il s’est évertué à peaufiner au cours des dix dernières années. Mais loin de lui l’envie de faire la leçon à ses camarades vignerons.

Certains choisissent d'automatiser leurs machines, mais Fred Tremblay préfère se faire réveiller en pleine nuit par les alertes de sa station qui lui signalent une température potentiellement trop basse pour la survie de ses plants.

Le gel du printemps peut être critique, explique-t-il. Quand les feuilles commencent à sortir, les tissus sont très sensibles au froid. Ça ne tue pas nos vignes, mais ça peut nous amputer de notre production annuelle.

Lorsqu'une période de gel s'annonce, le vigneron règle sa fréquence d'échantillonnage aux 15 minutes. Au son de l'alarme, il se lève pour aller activer ses machines à vent, deux imposantes tours au sommet desquelles trône une hélice. L'air en hauteur, battu par les pales, est redirigé vers le sol pour y déloger l'air froid.

Dans la nuit du 18 au 19 mai, Fred Tremblay, secondé par Diego, Rogelio et Adan, des travailleurs du Mexique qui passent sept mois par année au vignoble, ont alimenté sans relâche des feux dans de gros barils. Stoppées dans leur élan vers le ciel, la chaleur et la fumée ont ainsi été réorientées vers les vignes, dépouillées depuis la mi-avril des géotextiles qui les gardent au chaud pendant l'hiver.

C'était vraiment exceptionnel, note-t-il. En 10 ans, des feux, j'en ai fait peut-être trois fois. Alors que les tours à vent, qui permettent en général de régler le problème, je les ai fait rouler 50 fois.

J'étais aussi prêt avec le tracteur, pour faire du vent et brasser l'air de façon localisée, poursuit-il. Mais il n'y a pas tant de choses qu'on peut faire quand c'est dernière minute comme ça... à part stresser!

« Depuis le 9 mai, on a eu six nuits de gel. Les machines ont fonctionné chacune un total de près de 24 heures, ce qui est complètement inédit. »

— Une citation de  Fred Tremblay, propriétaire du Vignoble Camy

Quand la lutte contre le gel est derrière lui, Fred Tremblay s'installe devant son ordinateur, où il analyse les données des stations météo, les notes et les photos prises les saisons passées. Après m'avoir permis de me protéger, elles m'aident à ce moment-là à comprendre ce qu'il se passe, résume-t-il.

Durant l'hiver, le vigneron est à l'affût des nuits les plus froides et compare ses données avec celles qu'il a recueillies les hivers précédents. À la lumière de ces informations, il arrive d'année en année à déterminer d'avance quel impact la saison hivernale aura eu sur la survie des bourgeons au printemps.

Fred Tremblay se promène entre les allées de vignes en compagnie de son chat, Gamay.
Fred Tremblay se promène entre les allées de vignes en compagnie de son chat, Gamay.
Radio-Canada / Denis Wong
Photo: Fred Tremblay, propriétaire du Vignoble Camy, en Montérégie, se promène entre les allées de vignes en compagnie de son chat, Gamay.  Crédit: Radio-Canada / Denis Wong

Des saisons en montagnes russes

S'il ne se hasarde pas à établir des tendances fortes sur les changements climatiques, le vigneron observe toutefois qu'il a traversé des épisodes météorologiques inédits au cours des dernières années.

L'hiver 2020 a été le plus froid; l'été 2022, le plus pluvieux; et là, le printemps 2023, c'est le pire gel que j'aie connu depuis que j'ai commencé. En 12 ans, je n'ai jamais vu quelque chose proche de ça, dit-il.

Ce sont les printemps, surtout, qui attirent son attention. Les trois derniers ont été plus froids qu'à l'habitude, note-t-il. Les conséquences d'un important gel pendant cette période de l'année, au cours de laquelle la vigne atteint sa maturité, peuvent être dévastatrices pour la récolte.

En révisant ses notes, le vigneron a remarqué que l'ébourgeonnage – soit l'étape où il faut choisir quels bourgeons retirer pour favoriser une meilleure production de la vigne – commençait d'ordinaire le 15 mai. Mais les périodes de gel entraînent le report de cette opération.

Les anomalies de température du mois d'avril 2023, qui ont fait grimper le thermomètre au-delà des moyennes de saison, suivies d'un gel printanier marqué, sont un cocktail qui inquiète Fred Tremblay. C'est justement à Saint-Bernard-de-Lacolle qu'a été enregistré un record provincial de chaleur avant la mi-avril, avec 30,2 °C.

« La vigne est contente de recevoir toute cette chaleur, elle part le processus, elle débourre. Et puis là, il t'arrive une semaine très froide. C'est le pire, parce qu'elles n'ont pas le temps de s'acclimater. »

— Une citation de  Fred Tremblay, propriétaire du Vignoble Camy

La saison 2019 a quant à elle été catastrophique, selon des mots du vigneron. Des températures allant jusqu'à -20 °C ont été atteintes à la mi-novembre. Ça a été trop froid, trop vite, résume-t-il. Mes jeunes vignes, qui n'avaient qu'un an et demi, n'ont pas eu le temps de faire des réserves pour l'hiver. Donc 70 % sont mortes.

Et s'il a été épargné par les précédents épisodes de grêle, il n'est pas près d'oublier que la crise du verglas de 1998 a été particulièrement cauchemardesque pour les habitants de la région. Le triangle noir de la Montérégie, rappelle-t-il, n'était pas si loin d'ici.

À gauche, un bourgeon en santé. À droite, sur la même tige, un bourgeon asséché par le froid.
Des bourgeons ont survécu au froid, alors que d'autres ont été asséchés par le gel.Photo : Radio-Canada / Denis Wong

Pour Andréanne Hébert-Haché, chercheuse en œnologie et en viticulture au Centre de recherche agroalimentaire de Mirabel (CRAM), le froid hivernal est une menace à ne pas sous-estimer pour les vignerons.

Ça peut carrément tuer la vigne, dit-elle. Des dommages structurels, et donc profonds, peuvent être causés aux parties pérennes, qui sont censées résister à travers les années.

Avec ses collègues du CRAM, Mme Hébert-Haché documente la résistance au froid de différents cépages rustiques – réputés plus tolérants aux températures hivernales que les Vitis vinifera – dans une douzaine de vignobles du Québec. On a été capables d'analyser quelles sont les températures létales des bourgeons, puis de suivre les dangers qui menacent la vigne en hiver, résume-t-elle.

D'un cépage à l'autre, d'une année à l'autre, la tolérance des vignes au froid fluctue. Certains sites peuvent tolérer des températures dépassant les -30 °C, tandis que d'autres subiront des dommages.

La survie des bourgeons à -32 °C un hiver n'est toutefois pas garant de leur survie l'hiver suivant, indique la chercheuse. C'est important pour les producteurs de comprendre quelles sont les limites de cette résistance-là, puis à quel point ces limites-là peuvent changer, insiste-t-elle.

La pluie peut jouer les trouble-fête

Outre le froid hivernal et le gel printanier, les précipitations peuvent elles aussi venir mettre des bâtons dans les roues des vignerons. D'autant plus que les épisodes de fortes pluies ont augmenté sur le globe au rythme du réchauffement climatique et se sont faits plus fréquents, plus violents, plus longs et plus importants.

L'été 2022, ça a été désastreux. On s'est tous arraché les cheveux parce qu'on n'a pas eu de chaleur, mais beaucoup de pluie, se remémore Fred Tremblay, qui dit avoir reçu le double des précipitations habituelles.

« Avoir de fortes pluies une ou deux fois dans la saison, en soi, ce n'est pas un problème. L'enjeu, c'est la fréquence. »

— Une citation de  Fred Tremblay, propriétaire du Vignoble Camy

Une fois l'humidité installée dans les rangées de vignes, les conditions sont propices à la propagation des maladies fongiques, ennemies redoutables du vigneron.

L'an dernier, Fred Tremblay a dû jeter près d'une tonne de raisins qui ont été contaminés par le botrytis, un champignon qui s'attaque aux grappes. Le vigneron guette aussi l'apparition de l'oïdium, une maladie qui tapisse les vignes de plaques blanches. Une fois que c'est installé, c'est sûr qu'il va y avoir de la perte, explique-t-il. Et qui dit perte dit moins de revenus pour rémunérer sa main-d'œuvre.

Fred Tremblay regarde l'état de ses vignes après une période de gel.
Fred Tremblay regarde l'état de ses vignes après une période de gel.
Radio-Canada / Denis Wong
Photo: Fred Tremblay constate l'état de ses vignes, qui étaient recouvertes jusqu'à la mi-avril de géotextiles pour assurer une protection hivernale.   Crédit: Radio-Canada / Denis Wong

Ne pas pouvoir anticiper les conséquences représente des coûts importants pour toute l’industrie, souligne de son côté la chercheuse Andréanne Hébert-Haché.

« Les changements climatiques vont amener des extrêmes et une plus grande occurrence d’événements qui vont être imprévisibles. Et ça, ça ne va être que du négatif. »

— Une citation de  Andréanne Hébert-Haché, chercheuse au CRAM

Pour un vigneron comme Fred Tremblay, qui s’évertue à réviser ses données et à parcourir son vignoble sept jours sur sept pour se prémunir contre les imprévus, ce n'est pas une bonne nouvelle.

La station est un remède contre l'insécurité, une façon de déterminer comment il peut agir plutôt que subir. Au plus profond de moi-même, c'est pour ça. Je veux comprendre les trucs que je ne maîtrise pas. Prévoir ce que je ne contrôle pas.

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