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À Tokyo, où toute une industrie a vu le jour pour combler les besoins des personnes seules, le célibat n’a jamais été aussi séduisant. Mais lorsqu’un peuple cesse de chanter les louanges de la vie à deux, l’amour devient une affaire d’État.
Un verre de Moutain Dew à moitié plein devant moi, un casque d’écoute sur la tête, je dépose le micro alors que s'égrènent dans mes oreilles les dernières notes de Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion. Un choix audacieux dans un salon de karaoké de Tokyo, mais dans ce cas-ci, je peux être sûr que mon interprétation n’a déçu personne.
La raison est simple : je suis le seul à l’avoir entendue.
En plein cœur du quartier de Shinjuku, à deux pas de la station de métro la plus achalandée au monde, 1Kara est un des nombreux établissements de karaoké solo de Tokyo. J’y suis pour rencontrer une dénommée Jun Kaneko, mais j’ai préféré jouer moi-même les clients pour y entrer. Me voilà donc dans un minuscule local insonorisé où, devant moi, les paroles de Ring of Fire de Johnny Cash commencent maintenant à s’afficher.
Love is a burning thing, peut-on lire sur un petit écran accroché au mur alors que je me décide à sortir explorer le corridor par lequel je suis arrivé. En tendant l’oreille, on entend, tel un murmure, les chants des clients qui, derrière chaque porte, se délient les cordes vocales en toute intimité.
À travers la petite fenêtre de la porte de son studio, j’aperçois Jun, debout le micro à la main, entonner un hymne punk-rock japonais. Elle seule entend la musique sur laquelle elle chante. De mon point de vue, c’est une scène intense de chant a capella.
Jun Kaneko dans son studio de 1KaraPhoto : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Je suis vraiment heureuse que ça existe, me lance-t-elle en sortant quelques minutes plus tard.
À 40 ans, Jun est une célibataire endurcie et une introvertie autoproclamée. Elle n’a jamais été friande des endroits bruyants ni des activités de groupe, un mauvais mélange pour une soirée karaoké entre amis. C’est un peu trop stressant pour moi de chanter en sachant que les autres m’écoutent. Je suis trop gênée.
Depuis qu’elle a découvert 1Kara, elle a toutefois pris goût à venir chanter seule. Quand le travail devient trop stressant, je viens ici chanter des chansons punk. Plutôt que de me fâcher contre les clients, je viens crier ici, lance Jun, qui travaille comme ingénieure adjointe au sein d’une entreprise spécialisée dans l’implantation de réseaux informatiques.
Le karaoké solo, ajoute-t-elle, est aussi une activité qu’elle pratique quand elle se sent d’humeur romantique. Évidemment, je choisis des chansons d’amour.
L’amour, c’est justement ce dont je veux lui parler. Car au Japon, ce que Johnny Cash décrivait comme une chose brûlante est plutôt devenu une patate chaude.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Chapitre 1. Quand le gouvernement joue les entremetteurs Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Quand le gouvernement joue les entremetteurs
Le Japon est aux prises avec une population vieillissante et le plus bas taux de natalité de la planète, si bien que le pays vit depuis une douzaine d’années une décroissance de sa population. On y a enregistré en 2022 le plus faible total annuel de naissances en plus d’un siècle, soit 770 747, contre 1,56 million de décès.
Cette tendance inquiétante pour l’économie du pays ne peut qu'être mise sur le dos de la pandémie. Un sondage national distribué tous les cinq ans avait déjà permis de noter une forte augmentation du nombre de célibataires entre le début des années 1990 et 2015.
Dans ce contexte, le gouvernement japonais tente de plus en plus de jouer les entremetteurs en ce qui a trait aux relations amoureuses. Des séances de rencontres express (speed dating) subventionnées par l’État sont organisées d’est en ouest du pays. Des municipalités ont commencé à concevoir leurs propres applications utilisant un algorithme pour mettre en contact des célibataires aux profils similaires.
À Yamanashi, en banlieue de Tokyo, on propose aux célibataires de se rencontrer en réalité virtuelle sur le métavers. À Miyazaki, une ville du sud du pays, on y va plutôt à l’ancienne. On les invite à déposer des lettres d’amour anonymes dans une boîte postale installée à cet effet.
La boîte postale destinée aux lettres d’amour à MiyazakiPhoto : Twitter / @MiyazakiCity_PR
Qu’à cela ne tienne, le nombre de mariages célébrés en 2022 a connu un creux historique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Un signal d’alarme dans ce pays où le mariage est encore vu comme un passage obligé pour avoir des enfants.
À 40 ans, Jun Kaneko fait partie du nombre grandissant de Japonaises qui, en plus d’être célibataires, rejettent l’idée de se marier un jour.
J’ai été élevée par des parents assez traditionalistes, donc quand j’étais enfant, je me voyais me marier, avoir une maison et des enfants. Je croyais en ces choses-là. Je ne connaissais rien d’autre, me raconte-t-elle entre deux chansons de karaoké.
C’est en voyant certaines de ses amies se marier et fonder une famille, au début de l’âge adulte, que sa vision a changé. Dans ces mariages, une dynamique de genre très traditionnelle s'opérait. L’homme héritait du rôle de faire vivre la famille, la femme de celui de s’occuper des enfants et des tâches domestiques.
Plus j’observais les couples autour de moi, plus j’avais envie de demeurer célibataire, surtout qu’au Japon, divorcer est quelque chose de très compliqué.
Jun Kaneko déambule dans le quartier de Shinjuku.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Cela n’a pas empêché Jun d’avoir quelques relations amoureuses, mais sa plus récente a pris fin il y a trois ans. Son rejet du mariage et des rôles traditionnels homme-femme la place dans une situation difficile pour rencontrer un partenaire de vie.
La quadragénaire ne semble pas s’en plaindre. Elle a choisi la liberté. Elle vit en colocation et les options d’activités solos sont de plus en plus nombreuses à Tokyo. J’aime être seule, dit-elle.
Le désir de liberté est souvent revenu dans les discussions que j’ai eues avec des étudiants et des étudiantes sur le campus de l’Université de Tokyo.
Désireux de sonder de jeunes adultes sur leur vision des relations amoureuses, j’y ai passé deux après-midi à errer avec mon calepin entre les bâtiments gothiques et les arbres centenaires. N’ayant pas d’interprète avec moi, je me suis dit que le plus prestigieux établissement universitaire du pays était un bon endroit pour trouver des Japonais capables de parler dans la langue de Shakespeare.
Je pense que de nos jours, beaucoup de jeunes Japonais ne veulent rien devoir à personne, m’a expliqué Eléanor, une étudiante en enseignement de 26 ans. Si je me mariais, je ne suis pas sûre que je serais en mesure de garder mon emploi. Je pense que certaines femmes choisissent de ne pas se marier pour cette raison.
Une étudiante déambule sur le campus de l’Université de Tokyo.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Quelques mètres plus loin, Ishiro (nom fictif) était plutôt d’avis que c’est l’économie vacillante du pays qui refroidit les ardeurs amoureuses des jeunes hommes. Se marier, ça veut dire avoir des enfants, et il faut avoir de l’argent pour bien prendre soin de ses enfants.
Moi qui m'attendais à entendre parler du désir de tomber amoureux, j’ai plutôt été confronté à une vision très pragmatique du couple, même chez les jeunes. Ce constat n’a pas surpris la sociologue Akiko Yoshida, une spécialiste de la question du mariage au Japon.
La question économique et celle du partage des rôles dans le couple découlent d’un même problème, estime-t-elle. Malgré l’évolution de la société japonaise, l’effondrement de l’économie au début des années 1990 et l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, les normes sociales ne se sont pas ajustées, m’a expliqué la professeure émérite à l’Université du Wisconsin à Whitewater.
Pourquoi ne pas être un peu plus flexible? C’est tout à fait acceptable d'avoir deux salaires et de partager les tâches domestiques, mais c’est tellement attaché à leur conception de la masculinité que les hommes se sentiraient comme des échecs. Un grand nombre de jeunes hommes n’arrivent pas à se trouver un bon travail et se croient donc incapables d’être en couple.
La montée des hommes herbivores
Inventé par le chroniqueur Maki Fukasawa, le terme sōshoku danshi, ou homme herbivore en français, désignait initialement les hommes n’ayant aucun intérêt à se marier ou à être en couple. Au tournant des années 2010, les médias se sont toutefois mis à l’utiliser pour désigner le nombre grandissant de Japonais qui disent ne pas être intéressés par la sexualité.
Alors chercheur à l’Université de Tokyo, Peter Ueda faisait partie d’une équipe qui a entrepris de quantifier la montée de la virginité au Japon en utilisant des sondages nationaux effectués tous les cinq ans entre 1987 et 2015. C’était le plus haut niveau d’inexpérience sexuelle jamais constaté dans une étude, relate l’épidémiologiste. Un taux incomparable avec celui enregistré dans les pays occidentaux où des études similaires avaient été menées.
Et la tendance se poursuit, si on se fie aux chiffres mis à jour en 2022. On estime qu’au Japon, 19,8 % des hommes et 15,3 % des femmes de 20 à 49 ans n’ont jamais eu de partenaire sexuel. Chez les 20 à 29 ans, cette proportion monte à 43 % chez les hommes et à 29,7 % chez les femmes.
Deux jeunes hommes discutent sur le campus de l’Université de Tokyo.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Est-ce un choix? La sociologue Akiko Yoshida en doute. « En général, c’est un peu bizarre de dire que des êtres humains ont de moins en moins d’intérêt à avoir des relations sexuelles. C’est quelque chose de naturel et nous n'évoluons pas biologiquement en 10 ou 20 ans », m’a-t-elle fait remarquer.
Quant à Peter Ueda, il estime que la notion de choix est quasi philosophique. Quand on regarde les chiffres chez les hommes, les personnes qui disent ne plus avoir aucun intérêt pour des relations amoureuses sont celles qui ont le moins d’éducation et les situations d’emploi les plus précaires, détaille-t-il.
Certains sentent qu’ils n’ont pas vraiment la possibilité de rencontrer quelqu’un en raison de leur statut socioéconomique, donc ils abandonnent cette facette de leur vie.
Cette vision des choses n’est pas tout à fait infondée, précise le chercheur. Les chiffres montrent que les femmes gravitent encore vers les hommes qui ont de bons revenus, au point où, sur plusieurs applications de rencontres, le profil des hommes contient leur photo, leur nom, leur âge et leur revenu annuel.
Les hommes doivent révéler leur revenu pour s’inscrire et doivent prouver que le montant est exact. On ne demande pas la même chose aux femmes, précise Akiko Yoshida.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Chapitre 3. Des substituts aux vraies relations Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Des substituts aux vraies relations
Petit havre de calme au cœur de la mégalopole, le campus de l’Université de Tokyo renferme en son centre un étang entouré d’un boisé. Je m’y suis retrouvé par hasard au détour de mes discussions avec des étudiants. J’ai décidé de m’y poser quelques minutes pour observer le ballet sous-marin des carpes blanches tachetées d’orangé.
L’étang Sanshiro, ai-je appris, tient son nom d’un roman du célèbre écrivain japonais Natsume Sōseki.
L’étang Sanshiro a été creusé en 1638, mais il a été rebaptisé au courant du XXe siècle. Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
L’histoire est celle d’un jeune homme de milieu rural, Sanshirō Ogawa, qui débarque à Tokyo pour entamer ses études universitaires. Au bord de l’étang de l’Université, il fait la rencontre d’une jeune femme, Mineko.
Leur relation demeure ambiguë tout au long du récit. Il y a une attirance mutuelle, mais leurs avenirs sont incompatibles. Mineko est courtisée par des hommes plus riches et plus âgés, alors que la mère de Sanshiro insiste pour qu’il marie une jeune fille de son village. Les protagonistes laissent donc mourir leur histoire d’amour potentielle. Mineko finit par épouser une connaissance de son grand frère.
Publié en 1909, le roman de Natsume Sōseki dépeint les relations de couple telles qu’elles ont longtemps été au Japon. Les mariages n’étaient pas fondés sur l’amour, mais les rencontres étaient, en un sens, plus simples.
Pendant longtemps, c’est ta famille ou tes collègues de travail qui te trouvaient un partenaire si tu étais célibataire. Maintenant, c’est devenu une responsabilité individuelle, et il semble qu’une partie de la population ne soit pas capable de le faire, relate le chercheur Peter Ueda.
La culture japonaise, fait-il remarquer, est moins individualiste que celle occidentale. L’idée de se vendre, ce qui est inévitable sur le marché des rencontres, est peut-être plus difficile à mettre en pratique.
La sociologue Akiko Yoshida abonde aussi en ce sens. Il y a tellement d’attentes, même pour ce qui est des rendez-vous galants, que pour certains Japonais, je pense que c’est peut-être trop de travail.
Le célibat, en un sens, est la solution facile. Surtout qu’une industrie s’est formée autour des besoins des célibataires, que ce soit en matière de logement et de divertissement ou dans le domaine des partenaires virtuels. Il y a toute une sous-culture autour des personnages animés, pointe Peter Ueda.
Au pays du Soleil-Levant, des entreprises comme Bishojo conçoivent depuis des décennies des jeux vidéo dont le but est d’entretenir une relation avec une flamme virtuelle. Ces jeux peuvent inclure, avec la montée des lunettes de réalité virtuelle, des scènes de sexe de plus en plus interactives.
Une femme utilise une application de rencontre avec un personnage virtuel.Photo : afp via getty images / KAZUHIRO NOGI
Sans compter la véritable industrie du sexe japonaise. Selon les résultats obtenus par Peter Ueda et ses collègues, 48 % des hommes japonais auraient déjà fait affaire dans leur vie avec une travailleuse du sexe.
Il y a de plus en plus de substituts aux vraies relations, de moins en moins de pression pour être en couple et toute une industrie autour de la vie solo. C’est beaucoup plus confortable de rester célibataire au Japon qu’en Occident, résume Peter Ueda.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Le quartier de Shinjuku en début de soirée. Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Il faut être seul pour entrer
Pour quiconque visite Tokyo, un détour par Shinjuku est pratiquement incontournable. Le quartier est bondé de jour comme de nuit, mais c’est vraiment lorsque le soleil se couche qu’il se révèle. Une marée humaine s’y agglutine sous les néons et les écrans géants tel un nuage de moustiques sous les lampadaires. On mange, on boit, on se divertit.
Shinjuku est devenu si populaire dans la dernière décennie que la Ville a senti le besoin de revamper les secteurs moins fréquentables. Le vice n’est toutefois jamais bien loin, me lance mon interprète Hideki en m’entraînant au bout d’une grande allée de bars, de restaurants et de salons de jeux vidéo.
Quelques tournants plus tard, nous voilà sur une petite artère où se reflètent sur l'asphalte les enseignes illuminées de love motels. À peine dans l’ombre, des travailleuses du sexe discutent avec des hommes dont les cravates desserrées trahissent l’état échevelé.
Nous passons à côté d’eux sans dire un mot. L’immeuble que nous cherchons est un peu plus loin. Arrivé devant ce qui semble être une tour de bureaux, Hideki me guide jusqu’à une porte d'ascenseur s’ouvrant sur la rue. C’est ici que nos chemins se séparent pour ce soir, m’indique-t-il. Le bar Hitori se trouve au septième étage, mais y arriver accompagné contreviendrait à la seule règle de l’établissement : il faut être seul pour y entrer.
Deux minutes plus tard, je découvre derrière une imposante porte en bois un bar minuscule où cinq hommes prennent place le long d’un comptoir exigu. Tous me dévisagent alors que je m’assois au seul tabouret libre pour commander une bière.
J’aurais dû m’en douter, me dis-je en soupesant le silence autour de moi. Dans le seul bar de la ville exclusivement réservé aux personnes seules, les hommes viennent boire en silence.
Mais à peine ai-je eu le temps de me faire la réflexion que, déjà, l’homme à ma gauche m’aborde dans un anglais approximatif. D’où viens-tu? me questionne-t-il tout sourire en s’assurant que Mikki, la serveuse, dépose une pinte bien froide devant moi.
Mon interlocuteur est heureux d’apprendre que je suis canadien. Il est allé à Vancouver et à Toronto en voyage de noces, il y a une vingtaine d’années.
Le bar Hitori est un rare établissement exclusivement réservé aux personnes seules à Tokyo.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Teppei, 43 ans, est vendeur d’assurances. Il est toujours marié et aujourd’hui père de deux enfants. C’est sa première fois au bar Hitori, me dit-il. Il voulait essayer même si c’est assez loin de chez lui. Il va souvent au bar seul, mais il est parfois difficile de converser avec d’autres clients. Ici, s’est-il fait dire, c’est plus simple.
À ma droite, un autre client visiblement désinhibé par l’alcool se joint à notre discussion pour confirmer. Satoshi, 31 ans, travaille dans le milieu hospitalier. Il est célibataire et fréquente le bar Hitori presque chaque semaine depuis l’ouverture de l’établissement, il y a cinq ans.
C’est un endroit où on peut discuter avec des gens en tout genre, de professions diverses, de différents coins de la ville, m’explique-t-il.
Une heure plus tard, il ne reste plus que lui et moi autour du bar et je vois bien que ce ne sont pas que les clients qui l’attirent au bar Hitori. Il n’a d'yeux que pour Mikki, la serveuse de longue date de l’établissement, qu’il qualifie ouvertement de magnifique créature.
Satoshi fanfaronne et tente par tous les moyens de la faire sourire. Au moment où je règle mon addition, il en est à imiter maladroitement la chorégraphie d’une jeune youtubeuse diffusée sur la petite télévision du bar. Cela fait rire Mikki de bon cœur. C’était visiblement le but de Satoshi.
En sortant, je me demande s’il lui a déjà proposé un rendez-vous galant. Qui sait, peut-être que leur romance n’attendait que mon départ de l’établissement? Mais j’en doute. J’ai plutôt l’impression que Satoshi revient chaque semaine la faire rire en espérant allumer une étincelle sans avoir à dire un mot.
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Photo: La lune est magnifique, n’est-ce pas? Crédit: afp via getty images / PHILIP FONG
La lune est magnifique, n’est-ce pas?
La légende raconte que lorsqu’il travaillait comme professeur d’anglais, l’écrivain Natsume Sōseki, l’auteur du roman Sanshiro, aurait un jour demandé à un étudiant de traduire la phrase I love you en japonais.
Insatisfait de la traduction trop directe de son élève, Sōseki lui aurait plutôt proposé la formulation suivante pour exprimer l’amour : tsuki ga kirei desu ne. Ce qui peut être traduit en français par : La lune est magnifique, n’est-ce pas?
S’il est difficile de confirmer la véracité du récit, cette référence à la lune demeure à ce jour associée à la difficulté qu’ont les Japonais à révéler explicitement leurs sentiments amoureux.
Des amoureux au parc Ueno de TokyoPhoto : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Dans la société japonaise, nous ne sommes pas encouragés à montrer nos émotions , fait remarquer Ishiro, l’étudiant de l’Université de Tokyo. Même dans le monde des affaires, les discussions ne doivent jamais être trop directes, trop franches. Il y a des choses qu’il faut exprimer de manière indirecte.
Chez les jeunes, la solution consiste bien souvent à éviter les discussions en personne, ajoute Ken, un étudiant préuniversitaire de 19 ans. C’est plus facile de discuter par écrit et, en ligne, on peut facilement trouver des gens qui partagent nos intérêts. Donc il n’y a plus vraiment de raison de se rencontrer en personne.
Se rencontrer en personne, n’est-ce pas là la base d’une relation amoureuse? Probablement, mais ça me rend un peu mal à l’aise. On essaie de parler comme on se parle en ligne et c’est bizarre, répond le jeune homme.
Je pense qu’on est en train de perdre quelque chose d’important , ajoute à ses côtés son amie Kaori. Au plus profond d’eux-mêmes, croit-elle, les Japonais veulent être en couple. Au bout du compte, personne ne veut mourir seul.
Épilogue
La mort.
Ce sujet est revenu plus souvent que je ne l’avais anticipé en m'envolant pour Tokyo afin de documenter la solitude des jeunes Japonais. Comme si la perspective d’affronter seul la Grande Faucheuse était plus angoissante que celle de vivre seul.
Est-ce déprimant qu’une jeune étudiante de 19 ans parle d’une possible mort dans la solitude comme incitatif à se trouver un partenaire? Ne devrait-elle pas me parler du désir d’aimer et d’être aimée?
Ces questions me trottaient encore dans la tête dans le wagon de métro bondé me ramenant vers Shinjuku. Ce n’est pas que les Japonais n’aiment pas s’amuser et socialiser. Au contraire, ils sont de plus en plus nombreux à délaisser le carcan rigide du couple pour pouvoir profiter de la vie comme ils l’entendent.
Deux personnes âgées traversent ensemble la célèbre intersection Shibuya, à Tokyo.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Les plaisirs et les divertissements ne manquent pas à Tokyo et les jeunes sont en quelque sorte tombés amoureux du célibat. Pour le meilleur et pour le pire.
Peut-être est-ce une façon de déroger de ce chemin tracé d’avance par la société japonaise? De se soustraire à cette pression sociale qui finit par en broyer certains au point où ils s’enferment dans leur chambre et n’en sortent plus?
N’empêche, cette tendance n’est pas unique au Japon. Plusieurs des phénomènes de société qui émergent au pays du Soleil-Levant sont destinés à gagner l’Occident.
La société vieillissante, les hikikomoris, les jeunes de plus en plus inactifs sexuellement et de plus en plus nombreux à demeurer célibataires. Ce sont tous des courants qui ont déjà commencé leur traversée du Pacifique pour venir nous frapper, m’a fait remarquer le chercheur Peter Ueda.
Dans les grandes villes modernes où des millions d’humains s’entassent les uns sur les autres, l’avenir semble s’écrire au singulier. Que les gouvernements le veuillent ou non.
Des immeubles illuminés du quartier de ShinjukuPhoto : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Cette perspective peut sembler sombre, mais aucune noirceur ne résiste aux néons de Shinjuku, me suis-je dit en sortant du métro.
J’ai rangé mon calepin pour m’enfoncer dans une rue bondée. Pour m’enfoncer dans ce paradoxe qu’est Tokyo, une mégalopole où la solitude cohabite avec le divertissement, où la détresse se cache pour ne pas déranger.
Aveuglé par les lumières du centre-ville, je n’ai pas réussi à trouver la lune dans le ciel de Tokyo. J’ai tenu pour acquis qu’elle était magnifique.
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.
Radio-Canada / Sophie Leclerc
Photo: Transitions fleurs noir et blanc Crédit: Radio-Canada / Sophie Leclerc
Au Japon, la solitude s’immisce dans toutes les failles de la société. Elle coule jusque dans les chambres d’une jeune génération d’ermites des temps modernes dont la vie entre quatre murs demeure entourée de mystère.