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Illustration d'un jeune homme seul et désespéré devant un soleil levant assis sur un téléphone géant qui lui sert de radeau dans une mer mouvementée.
Radio-Canada / Sophie Leclerc

Texte et photos : Guillaume Piedboeuf Illustrations : Sophie Leclerc

Un festival de bébés qui pleurent. Des mannequins déchus payés pour essuyer des larmes. Du clavardage pour sauver les jeunes suicidaires. Dans une société japonaise où l’on garde ses problèmes pour soi, le remède à la solitude serait-il une épaule sur laquelle pleurer?

Deuxième volet d’une série de trois sur la solitude au Japon

En ce chaud samedi d’avril à Tokyo, le printemps semble déjà vouloir céder sa place à l’été. Le vent des dernières semaines a emporté avec lui les derniers pétales de fleurs des cerisiers, dérobant leur touche rosée aux rues de la mégalopole.

Koki Ozora, l’un des premiers Japonais à avoir milité publiquement en faveur de la création d’un ministère de la Solitude, m’a donné rendez-vous dans les bureaux de l’organisme qu’il a fondé, Anata no Ibasho.

Par la fenêtre, j’observe du coin de l'œil les allées et venues des clients d’un dépanneur voisin. Les rafraîchissements ont la cote en cette journée parfaite pour se prélasser au soleil dans un parc.

Devant moi, deux hommes et deux femmes ont décidé de consacrer leur journée de congé à une tout autre cause. Sous une rangée d’horloges indiquant l’heure dans diverses grandes villes de la planète, ils pianotent en silence sur des ordinateurs. Le regard impassible, ils échangent des messages avec de jeunes Japonais aux prises avec des pensées suicidaires.

Koki Ozora tape sur son ordinateur portable.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Koki Ozora dans les bureaux d’Anato no Ibasho.  Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

D’autres bénévoles, des membres de la diaspora japonaise, font pareil un peu partout à travers le monde. Je vois leurs visages s’afficher sur un grand écran de visioconférence installé au bout d’un bureau.

Soudainement, une lumière rouge se met à clignoter au-dessus de l’écran. Il s’agit d’une alerte, m’indique-t-on. Un jeune avec qui conversait l’un des bénévoles pourrait être passé à l’acte.

Dans un cas comme celui-ci, la plateforme abandonne sa promesse d’anonymat. L’appareil électronique utilisé par le jeune en détresse peut être géolocalisé pour envoyer des secours. C’est malheureusement courant, m'apprend Koki Ozora.

C’est à l’aube de la pandémie, en 2020, que ce dernier a eu l’idée d’un service de clavardage accessible 24 heures sur 24. Le taux de suicide venait de remonter pour la première fois en 10 ans, au Japon, et les étudiants étaient les plus durement touchés.

Il existait déjà des lignes téléphoniques d’urgence pour les personnes suicidaires, mais les jeunes ne parlent plus au téléphone, rappelle Koki Ozora. Alors âgé de 21 ans, il a lui-même conçu un site web. Quelques amis ont proposé de l’aider au moment de la mise en ligne.

Dès la première journée, 40 jeunes en détresse leur ont écrit. On a tout de suite compris qu’on ne réussirait pas à répondre à la demande, relate celui qui, trois ans plus tard, dirige une quarantaine d’employés et quelque 700 bénévoles.

L'écriteau d'Anato no Ibasho à l'entrée de ses locaux.
Croissance oblige, l’organisme Anata no Ibasho compte aujourd’hui deux bureaux à Tokyo et un à Osaka. Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Un véritable organisme à but non lucratif est maintenant nécessaire pour répondre aux plus de 1000 personnes qui écrivent quotidiennement au clavardage Ibasho. De jeunes Japonais dont les messages permettent de dresser un constat clair.

Les gens qui nous écrivent ont tous des pensées suicidaires, mais ils ne veulent pas s’enlever la vie pour une seule raison. Il y en a plusieurs, relate Koki Ozora, laissant son propos en suspens quelques secondes.

Je pense que le sentiment de solitude est la racine de tous leurs problèmes.

Une femme assise seule dans un parc avec des écouteurs.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Chapitre 1. « Je me sens trop seul pour mourir seul. »  Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

« Je me sens trop seul pour mourir seul »

Au milieu des années 2000, l’auteure et anthropologue nippo-américaine Chikako Ozawa-De Silva en est venue à une conclusion similaire quant au lien entre le suicide et le sentiment de solitude. Elle surveillait alors les discussions sur des forums en ligne où de jeunes Japonais venaient discuter de l’idée de s’enlever la vie. Dans certains cas, ces forums devenaient un endroit où se concluaient des pactes de suicide.

Il faut dire que, culturellement, au Japon, le suicide a longtemps été vu comme un libre choix de mourir. Ce n’est que lorsque le taux de suicide a bondi de 35 % en un an, en 1998, que les autorités ont réellement commencé à chercher des explications.

La crise économique qui frappait le pays a vite été montrée du doigt pour expliquer la hausse du nombre de suicides chez les hommes d’âge mûr. La hausse encore plus marquée chez les adolescents demeurait toutefois inexpliquée lorsqu’Ozawa-De Silva a commencé à s’y intéresser, quelques années plus tard.

Pendant des années, je pensais que mon livre porterait sur le suicide chez les jeunes Japonais, m’a-t-elle raconté lorsque je l’ai jointe au téléphone, ce printemps.

Un homme marche seul dans le métro de Tokyo.
Un homme marche seul dans le métro de Tokyo.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Au bout d’un certain temps, elle a plutôt constaté que le suicide était le symptôme d’un problème plus grand, au Japon. La majorité des utilisateurs de forums qu’elle suivait se sentaient terriblement seuls. Au point où certains cherchaient, même dans la mort, d’autres personnes pour les accompagner.

Les mots d’un utilisateur ont particulièrement marqué l’anthropologue : Je me sens trop seul pour mourir seul.

Ozawa-De Silva venait de trouver son réel sujet de recherche. C’est un livre intitulé L’anatomie de la solitude qu’elle a publié 15 ans plus tard, en 2021.

Se sentir seul n’est pas une pathologie. Tout le monde se sent seul à l’occasion, rappelle-t-elle. C’est lorsque ce sentiment se prolonge trop longtemps qu’il devient un réel problème. Un problème, selon l'anthropologue, qui n’est pas tant créé par l’individu que par la société qui l’entoure. Le Japon, en ce sens, peut servir de cas d’étude.

Deux hommes se croisent sans se regarder le soir à Tokyo.
Radio-Canada / Guillaume Piedbœuf
Photo: Deux hommes se croisent sans se regarder le soir à Tokyo.  Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedbœuf

Trouver quelqu’un à qui parler

Comme la langue française, la langue japonaise a un mot pour désigner la solitude, kodoku, mais elle n’en a pas pour désigner spécifiquement l’état de quelqu’un qui se sent seul. Ce que les anglophones appellent loneliness.

La question peut sembler sémantique, mais elle m’a rapidement heurté dans mes lectures et entretiens en préparation de mon périple au Japon. En ne me concentrant que sur les hikikomoris, ces jeunes qui s’enferment dans leurs chambres durant des années, j’avais l’impression de passer à côté d’une partie du problème.

Cette erreur est aussi celle que fait trop souvent le gouvernement japonais, estime Koki Ozora. Toutes les politiques publiques se concentrent sur l’isolement, mais la plupart des gens qui se sentent seuls ne sont pas isolés. Ils ont des gens autour d’eux, mais des gens à qui ils n'arrivent pas à parler ou à demander de l’aide.

Portrait de Koki Ozora devant une rue.
Koki Ozora est bien placé pour savoir qu’avoir quelqu’un à qui se confier peut changer bien des choses dans la vie d’un adolescent. Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Le jeune fondateur d’Anata no Ibasho en sait quelque chose. Adolescent, il a lui-même tenté de s’enlever la vie.

Après le divorce de ses parents, il s’est retrouvé à Tokyo avec sa mère et son nouveau mari, me raconte-t-il d’une voix douce. Ils avaient leur propre vie dans laquelle je n’avais pas de place. Je ne connaissais personne à Tokyo. Je n’avais pas d’ami. Partager un repas avec ma mère et son mari, je n’ai jamais connu ça.

Pendant un temps, Koki a réussi à se convaincre qu’il aimait être seul. Il a appris à refouler ses problèmes, ses angoisses.

Mais lorsque sa mère malade s’est divorcée à nouveau à la fin de son adolescence, le fils s’est retrouvé avec le fardeau de la faire vivre. Ses trois emplois à temps partiel l’empêchaient d’aller à l’école. Sa mère ne lui adressait la parole que pour déverser sa colère.

Koki a décidé de mettre fin à ses jours, mais avant de passer à l’acte, il a voulu prévenir un professeur qui l’avait pris sous son aile un an plus tôt. Il lui a écrit pour lui dire qu’on ne le reverrait plus jamais à l’école.

Ce professeur s’est présenté chez moi dès qu’il a reçu le courriel. Il m’a parlé de lui, des difficultés et de la détresse qu’il avait lui-même ressenties plus jeune. Il s’est simplement ouvert à moi et j’ai eu envie d’en faire autant. Pour la première fois, j’avais quelqu’un à qui je pouvais tout dire, à qui je pouvais me confier quand je n’allais pas bien, raconte Koki Ozora.

J’ai réalisé à ce moment-là que c’était un miracle d’avoir quelqu'un à qui l’on peut parler, mais ça ne devrait pas l’être.

Au Japon, aucune tranche de la population ne se sent plus seule que celle des jeunes adultes, ajoute-t-il. C’est ce qui ressort du premier sondage national mené sur la question, à la fin de l’automne dernier. Les résultats ont été dévoilés quelques semaines avant notre rencontre, mais le jeune directeur général d’Anata no Ibasho les connaissait déjà. Il a lui-même plaidé auprès du gouvernement pour qu’une question en ce sens soit posée.

Jusqu’à tout récemment, l'idée que les jeunes se sentaient seuls n’était pas du tout discutée au Japon. C’était seulement un problème de personnes âgées, explique-t-il.

Cinq personne dans une salle de réunion vitrée.
Koki Ozora en réunion avec des employés d’Anata no IbashoPhoto : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Maintenant que le phénomène est chiffré, Koki Ozora a plusieurs solutions à proposer. Mais il estime qu’un changement sociétal doit d’abord s’opérer pour couper le problème à sa racine. Un changement dans toutes les tranches d’âge de la société japonaise.

Au Japon, être capable de régler ses problèmes soi-même, sans demander d’aide, est vu comme une vertu. Les gens ont honte de demander de l’aide. Ils ont peur d’être vus comme faibles, relate-t-il.

On dit encore aux jeunes garçons qu’ils ne devraient pas pleurer parce qu’ils sont des garçons. C’est comme ça qu’un préjugé se forme. Car les bébés ne naissent pas avec la notion que pleurer est une mauvaise chose.

Deux lutteurs sumo tiennent des bébés.
Getty Images / Junko Kimura
Photo: Chapitre 2. Les bébés qui pleurent grandissent plus forts  Crédit: Getty Images / Junko Kimura

Les bébés qui pleurent grandissent plus forts

Un coup d'œil à ma montre, en sortant du métro, me confirme que je suis en retard. Mon passage dans les bureaux d’Anata no Ibasho a duré plus longtemps que prévu.

Une odeur de yakitori sur le grill flotte dans l’air du quartier historique Asakusa alors que je tente de me frayer un chemin jusqu’au bout d’une longue allée de boutiques en tout genre où fourmillent les touristes. Devant moi, une immense arche marque l’entrée du plus vieux temple de la ville.

Sérieusement endommagé par les bombardements durant la Seconde Guerre mondiale, le complexe entourant le temple Senso-ji a depuis été complètement reconstruit. L’endroit est à la fois un symbole du passé et de la renaissance du pays. Ce n’est toutefois pas l'histoire des lieux qui m’intéresse, plutôt l’étrange compétition qui y est tenue aujourd’hui : le festival Nakizumo.

Une allée extérieure bondée de passants.
L’allée de boutiques aux abords du temple Senso-ji.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Une fois par an depuis plus de 400 ans au Japon, des parents superstitieux se rassemblent avec leurs bébés dans l’espoir de les voir pleurer. 

Derrière le temple Senso-ji, on enfile à chaque bébé un pagne de lutteur sumo, un mawachi. Puis la tradition veut que de véritables lutteurs sumos portent les nourrissons deux par deux sur une scène où un maître de cérémonie est chargé de les effrayer avec des masques de démon.

Outre le caractère étrange de l’événement, c’est le principe de la compétition qui m’a attiré ici : le premier nourrisson commençant à pleurer est déclaré gagnant.

Le tout est basé sur un vieux proverbe japonais : naku ko wa sodatsu (les bébés qui pleurent grandissent plus forts). Traditionnellement, dans la religion shinto, on croit que les pleurs sonores d’un nouveau-né éloignent les mauvais esprits. Ses larmes et ses cris le libèrent des démons qui l’habitent.

J’ai déjà manqué la première ronde de la compétition. Je me dépêche donc d’aller m'asseoir aux abords de la scène, où, selon des informations glanées sur le web, la deuxième ronde est sur le point de commencer.

Pour cette première édition post-pandémique du festival Nakizumo, on a jugé que les parents étaient plus qualifiés que les lutteurs sumos pour tenir leur bébé. Ce n’est que ma première déception.

Un bébé soulevé dans les air qui pleure.
Getty Images / Tomohiro Ohsumi
Photo: Un bébé pleure durant le festival Nakizumo, en 2019.  Crédit: Getty Images / Tomohiro Ohsumi

À mon arrivée, le maître de cérémonie, que je reconnais à son élégante tunique mauve, a été relégué à un banc. La scène où pleuraient les nourrissons il y a encore quelques minutes est désormais occupée par un grand paravent gonflable derrière lequel un homme est étendu au sol. Une équipe d'ambulanciers s’affaire à le glisser sur une civière.

L’histoire ne dit pas comment l’homme est tombé dans les pommes, mais il commence à reprendre ses esprits lorsqu’il est évacué de la scène. Derrière, une femme suit les ambulanciers en tenant un bébé dans ses bras.

Je comprends que l’incident vient de mettre fin prématurément à la journée. Dans le petit parterre de chaises autour de moi, des parents incrédules attendent de remonter sur la scène pour une photo souvenir avec leur enfant.

Je n’aurai pas vu de bébé pleurer.

Ailleurs dans la ville non plus, d’ailleurs. En pratique, naku ko wa sodatsu n’est pas vraiment un proverbe cher aux Japonais. Au contraire, un bébé pleurant en public vaut généralement à sa mère des regards accusateurs.

En 2016, une essayiste tokyoïte a lancé une campagne de sensibilisation après s’être fait crier après par un inconnu parce que son bébé pleurait au restaurant. En collaboration avec un site Internet consacré à la maternité, elle s’est mise à distribuer des autocollants sur lesquels on pouvait lire : Les pleurs ne me dérangent pas. La phrase était inscrite sous l’image d’un bébé, mais elle aurait tout aussi bien pu l’être sous un visage adulte.

En 1997, une rare étude internationale sur le sujet a sondé des répondants de 37 pays sur la fréquence à laquelle ils pleuraient. Les Japonais arrivaient parmi les derniers.

Ce classement peut paraître anecdotique, mais ils sont de plus en plus nombreux dans la sphère scientifique à s'intéresser aux bienfaits mentaux et physiques des larmes.

Et au pays du Soleil-Levant, certains pensent que les Japonais gagneraient à pleurer davantage.

Une femme pleure dans une foule.
Getty Images / Chris McGrath
Photo: Chapitre 3. Quand faire pleurer devient un gagne-pain   Crédit: Getty Images / Chris McGrath

Quand faire pleurer devient un gagne-pain

Pour un excentrique homme d’affaires, l’homme sirotant un café devant moi n’a pas vraiment le look de l’emploi. Avec ses petites lunettes et son complet noir, il semble même un peu trop sérieux pour la clientèle du bar à smoothies où nous nous sommes donné rendez-vous.

Hiroki Teraï n’a rien d’un scientifique, mais lorsqu’il est question de faire pleurer les Japonais, il en connaît un rayon. Il en a fait sa mission et son gagne-pain.

Beaucoup de Japonais ont du mal à laisser tomber leur masque et avoir un vrai contact humain avec les autres. C’est prouvé que pleurer est une des meilleures manières de faire tomber ce masque, lance-t-il avant de commencer le récit de son parcours d’entrepreneur.

L’histoire commence en 2009, alors que ce vendeur de formation a eu l’idée de fonder une entreprise organisant des cérémonies de divorce. Des cérémonies non officielles culminant avec une scène finale pour le moins particulière : les deux ex-mariés devaient empoigner ensemble une masse et fracasser leurs alliances.

Un moment cathartique après lequel les hommes divorcés étaient généralement pris de sanglots incontrôlables. Comme si les émotions refoulées liées à leur divorce étaient finalement libérées, relate celui qui dit avoir officié plus de 750 cérémonies du genre.

Portrait d'Hiroki Teraï souriant.
Hiroki Teraï a lancé son entreprise d'abord pour célébrer des cérémonies de divorce. Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Les hommes semblaient toujours vraiment soulagés après avoir pleuré et ça m'a fait réaliser la puissance des larmes. C’est là que j’ai eu l’idée de créer une entreprise pour faire pleurer les gens, raconte-t-il.

Je suis déjà familier, il faut dire, avec l’étrange concept qu’Hiroki Teraï s’affaire à m’expliquer. Son entreprise, Ikemeso Danshi, qu’on pourrait traduire par beaux hommes qui pleurent, a fait l’objet d’un court documentaire américain il y a quelques années.

Les beaux hommes en question sont des mannequins ou des acteurs dont la carrière n’a pas particulièrement levé. Hiroki Teraï les recrute pour diriger des ateliers de groupe destinés à faire pleurer ses clients. Ou plutôt ses clientes, comme ce sont en grande majorité des femmes qui s'inscrivent à ces séances de rui-katsu, la thérapie par les pleurs.

Dans une salle de réunion ou en visioconférence, le bel animateur commence par diffuser de courtes vidéos touchantes. Des extraits de films, des hommages à un animal de compagnie décédé ou autre vidéo du genre facilement trouvable sur les réseaux sociaux. Parfois, il fait aussi la lecture d’une nouvelle triste. Puis, inévitablement, il se met à pleurer. Les femmes devant lui aussi.

Un homme essuie les larme d'une femme qui pleure.
Une photo promotionnelle de l’entreprise Ikemeso DanshiPhoto : Ikemeso Danshi

Souvent, ces femmes ne veulent pas pleurer devant leur famille, leur mari ou leurs collègues. Elles ont trop honte. Pleurer avec un inconnu, c’est plus facile, m’explique mon interlocuteur. 

Je lui demande pourquoi les animateurs qu’ils engagent doivent être beaux? Une thérapie fonctionne mieux avec du beau que du laid, me répond-il tout sourire. Durant les séances, il demande même aux beaux mecs d’essuyer avec un mouchoir les larmes de ses clientes

Il tente de vendre un produit, après tout.

Initialement, rappelle-t-il, ce sont les hommes qu’il voulait faire pleurer. Mais l’idée de pleurer en groupe ne concordait pas avec l’image de la masculinité que se font la majorité des Japonais. Ils ont peur d’être jugés, estime Hiroki Teraï. C’est pourquoi il s’est tourné vers la clientèle féminine et les beaux animateurs.

C’est dommage, ajoute l’entrepreneur, parce que les hommes gagneraient à pleurer davantage. Ou plutôt ils gagneraient à le faire en présence d’autrui. Lorsque tu pleures devant quelqu’un, tu surmontes certains blocages qui te permettent ensuite de t’ouvrir. Je pense que les hommes japonais pleurent autant que les femmes, mais ils se cachent pour le faire.

Des personnes appréciant la vie nocturne de Tokyo dans des petits restaurants de rue.
afp via getty images / RICHARD A. BROOKS
Photo: Chapitre 4. Un signal d’alerte comme la soif ou la faim   Crédit: afp via getty images / RICHARD A. BROOKS

Un signal d’alerte comme la soif ou la faim

Au fil de mes rencontres à Tokyo, j’ai souvent pensé à la théorie évolutive du défunt chercheur américain John Cacioppo. Celui qui se faisait appeler Dr. Loneliness a été le premier à suggérer que le sentiment de solitude chez l’humain était un signal d’alerte biochimique similaire à la soif ou la faim.

Durant des milliers d’années d’évolution de l’être humain, les connexions sociales ont été essentielles à la survie et au développement de l’espèce. D'après Cacioppo et ses collègues en neuroscience sociale à l'Université de Chicago, le corps en est venu, en évoluant, à demander ces connexions en nous faisant ressentir la solitude.

Mais ce processus biologique fonctionne uniquement si nous parvenons à le satisfaire. Dans sa forme chronique, le sentiment de solitude modifie notre perception des autres et nous rend plus méfiants envers les contacts sociaux. C’est un cercle vicieux. Ceux qui ressentent de la solitude depuis trop longtemps ont tendance à se retirer eux-mêmes de la vie sociale, consciemment ou inconsciemment.

Au Japon, ce retrait est particulièrement apparent dans le cas des hikikomoris, qui s’enferment dans leur chambre. Pour d'autres, le retrait semble plus subtil. Il est davantage émotionnel que physique.

Il y avait tellement de problèmes dans ma famille quand j’étais jeune que, inconsciemment, je pense que j’ai fait le choix de ne plus rien sentir, m’a raconté Nazuna Hashimoto, une jeune femme d’Osaka qui a tenté de s’enlever la vie en 2021.

Nazuna Hashimoto prend la pose en regardant vers l'horizon.
Après sa tentative de suicide, Nazuna Hashimoto a décidé de partager son histoire en ligne. Photo : Gracieuseté / Nazuna Hashimoto

Comme elle n’avait jamais parlé de sa détresse à quiconque, pas même à son copain, elle s’est mise à prendre des notes à propos de ses états d’âme sur son téléphone. Comme testament, raconte la femme de 23 ans, au cas où elle passerait à l’acte.

Elle a réalisé qu’écrire lui faisait du bien. Elle tient aujourd’hui un blogue et planche sur un projet d’application pour démocratiser l’accès à un psychologue au Japon.

Les jeunes de sa génération, estime-t-elle, doivent briser le moule homogène de la société japonaise. Les gens qui se sentent différents ne sont pas capables d’être eux-mêmes. Il y a une peur de la différence. Il faut être comme les autres.

Épilogue

Il n’y a évidemment pas qu’au Japon qu’on souffre en silence. C’est vrai un peu partout dans le monde. N'empêche, ils sont nombreux dans la société japonaise à avoir l’impression que c’est ce qu’on attend d’eux. D’enfouir leurs peines, leurs angoisses ou leur mal de vivre.

Pour l’anthropologue Chikako Ozawa-De Silva, ce problème est le symptôme d'une société où les gens se sentent remplaçables. Si notre unique valeur est notre productivité, une quelconque difficulté qui l’altère est vue comme une faiblesse qui pourrait nous valoir d’être rejeté, dit-elle.

Une perspective particulièrement inquiétante pour les jeunes adultes qui se questionnent encore sur leur place en société et le but de leur vie.

Une personne sur le quai du métro avec un train qui passe à vive allure.
Un récent sondage national montre que les jeunes adultes sont ceux qui se sentent le plus seuls au Japon.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

La solution, croit Ozawa-De Silva, est à la fois simple et complexe à appliquer à l’échelle sociétale : faire preuve de plus d’empathie. Faire en sorte que chacun sente qu’il sera accepté même s’il commet une erreur ou s’il a un moment de faiblesse.

L’amour et l’attention qu’on nous porte est notre barrière contre la solitude. Le problème arrive lorsque nous ne recevons pas cet amour et cette attention. Fondamentalement, nous nous sentons seuls lorsque nous ne sommes pas aimés. Lorsqu’on ne s’occupe pas de nous. Lorsqu’on ne se sent pas accepté.

Au pays du Soleil-Levant, cette prise de conscience est toute récente. La pandémie de COVID-19 a marqué un virage dans la vision de la solitude des Japonais. En 2021, le gouvernement japonais est devenu le deuxième au monde, après le Royaume-Uni, à se doter d’un ministère de la Solitude.

Ceux qui se sentent les plus seuls, les jeunes, ont décidé de prendre la parole. Au reste de la société maintenant de les écouter. Et si possible, de les imiter.

Un homme seul sur une traverse piétonnière, vu de haut.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Un homme traverse la célèbre intersection Shibuya, au centre-ville de Tokyo.  Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf

Car malgré la détresse des jeunes adultes, la majorité des suicides au Japon sont encore commis par des hommes de plus de 40 ans. La plupart sont des travailleurs de la classe moyenne, rappelle Koki Ozora, le fondateur du clavardage Ibasho.

Ces hommes-là ne vont pas commencer à s’ouvrir parce qu’une jeune célébrité les incite à pleurer et parler de santé mentale. Ça doit venir des personnes en position d’autorité, les politiciens et les dirigeants d’entreprise.

Mais là réside un paradoxe, estime-t-il. Au Japon, les personnes en position d’autorité sont aussi des hommes d’âge mûr. La vitesse à laquelle tomberont les préjugés dépend donc, en un sens, de ceux qui en ont le plus.

C’est d’ailleurs le message qu’avait Koki Ozora pour le premier ministre Yoshihide Suga lorsque ce dernier l’a convoqué en 2021, en amont de la création d’un ministère de la Solitude.

Je lui ai dit : ''Vous êtes le premier ministre du Japon. Vous devez être la personne la plus seule au monde. Pourquoi ne le dites-vous pas?''

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

Dessins de fleurs
Radio-Canada
Photo: Transitions fleurs noir et orange  Crédit: Radio-Canada

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