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Au Japon, la solitude s’immisce dans toutes les failles de la société. Elle coule jusque dans les chambres d’une jeune génération d’ermites des temps modernes, dont la vie entre quatre murs demeure entourée de mystère. Pour comprendre le mal qui afflige les hikikomoris, le journaliste Guillaume Piedboeuf est allé frapper à la porte de ceux qui ne l'ouvrent plus.
La noirceur enveloppe déjà le quartier d’Itabashi lorsque nous arrivons au pied d’un large immeuble à logements sans âme. Au loin, le ronronnement d’une moto brise le silence en ce début de soirée d'avril. Le calme tranche avec l’action incessante et les néons des quartiers animés de Tokyo.
Dans l’ascenseur nous menant au 2e étage, Hideki, mon interprète, me prévient que l’appartement risque d’être en désordre. Eli est une connaissance d’un de ses amis. Elle n’a accepté qu’on la rencontre chez elle qu’à la dernière minute.
Durant mon séjour au pays du Soleil-Levant, ce sera ma seule véritable incursion dans le monde d’une hikikomori.
Le mot désigne à la fois le syndrome – une forme sévère de retrait social – et ceux qui en souffrent. De jeunes adultes, pour la plupart, qui ne sortent pratiquement jamais de chez eux. Ils n’étudient pas, ne travaillent pas.
Selon le plus récent sondage national gouvernemental, la pandémie de COVID-19 a accéléré le phénomène. Ils seraient maintenant 1,46 million à vivre de la sorte au Japon.
Le mal a beau affliger près de 2 % de la population âgée de 15 à 64 ans, difficile de trouver des gens pour en témoigner. Aborder le sujet provoque souvent un malaise immédiat, ai-je remarqué à Tokyo. Ceux dont un proche en souffre préfèrent ne pas en parler, et les hikikomoris eux-mêmes n’ouvrent que très rarement leur porte. C’est encore plus vrai lorsqu’un journaliste étranger se trouve de l’autre côté.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Un immeuble d'appartements de Tokyo. Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Dans cette fourmillante mégalopole de 13 millions d’habitants, j’en suis venu à les voir un peu comme des fantômes. Pas du genre qu’on retrouve dans les récits folkloriques japonais, mais des fantômes quand même. Des âmes tourmentées arpentant une même pièce encore et encore sans vraiment être vues.
C’est pourtant un humain en chair et en os qui nous ouvre la porte. Eli est une jolie trentenaire au sourire timide. Maquillée et bien habillée, elle nous salue et nous invite à entrer dans son petit appartement typique d’une ville où le coût des logements est stratosphérique.
Mes yeux scannent rapidement l’unique pièce dans laquelle nous nous trouvons. Un comptoir de cuisine au coin duquel trônent un verre de bière à moitié plein, une petite table, un meuble télé et un lit. C’est entre ces quatre murs qu’Eli passe toutes ses journées. Tout est soigneusement rangé.
Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: La fameuse traverse piétonnière de Shibuya à Tokyo. Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Quand les connexions sociales court-circuitent
Comme êtres humains, les connexions sociales font partie de nous. Les hikikomoris sont des gens pour qui ces connexions ont mal tourné et qui ont comme principale caractéristique d’être isolés chez eux, quel que soit leur chez eux, m’a expliqué le psychiatre Alan Teo quelques semaines avant mon départ pour Tokyo.
Professeur à l’Université de l’Oregon, il a consacré une bonne partie de sa carrière à étudier le phénomène qui n’a jamais cessé de prendre de l’ampleur depuis qu’on a commencé à l’observer dans les années 1990, au Japon.
Psychologiquement, au Japon, se retirer de la société semble être une réaction plus commune qu’ailleurs. Une sorte de mécanisme de défense, décrit le psychiatre.
Les intersections bondées de Tokyo ne laissent pas présager les problèmes de solitude qui affligent la mégalopole.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Le mot est un dérivé de deux verbes japonais : hiku, qui signifie se retirer, et komoru, qui signifie être à l’intérieur.
Depuis 2010, le ministère de la Santé du Japon considère quiconque vivant dans une seule pièce chez ses parents depuis plus de six mois, sans contacts sociaux et sans intérêt pour le travail ou les études, comme un hikikomori.
La définition que propose Alan Teo est un peu plus souple. Le syndrome se manifeste à diverses intensités, plaide celui qui étudie spécifiquement les liens entre le retrait social et la psychiatrie.
Plusieurs des facteurs de risque que nous connaissons pour les hikikomoris sont liés à un historique de maladie mentale. Il y a beaucoup de comorbidité avec d’autres troubles psychiatriques comme la dépression majeure et le trouble d’anxiété sociale.
« Je ne pense pas qu'on peut m'aider »
Eli Sato, chez qui je viens d’arriver, a reçu il y a plusieurs années un diagnostic de bipolarité et de dépression chronique.
Si elle se dit toujours hikikomori, elle n’entre plus dans le décompte du gouvernement. Grâce à l’avènement du télétravail, elle occupe un emploi de planificatrice financière depuis quelques années. À 35 ans, un emploi stable est une première dans sa vie.
Sa situation professionnelle demeure toutefois très compliquée. Elle a commencé des études universitaires au début de l’âge adulte, mais les a vite interrompues en raison de cette immense fatigue l’empêchant de sortir de chez elle. Une fatigue qui l’afflige encore à ce jour.
Elle réussit à cacher son état à ses collègues et clients en acceptant deux ou trois rencontres en personne par mois. Elle joue le rôle de quelqu’un de normal, mais ces rencontres lui demandent un immense effort. Pour le reste, elle ne sort pas de l’appartement d’une pièce dans lequel nous nous trouvons.
Que ce soit une journée de travail ou une journée de congé, c’est exactement la même chose.
Je lui demande si elle a des loisirs. Elle me dit que non. J’insiste. Elle me dit qu’elle aime bien la télévision coréenne, mais qu’elle en écoute peu.
Comment occupe-t-elle ses journées, dans ce cas? Couchée sur mon lit, répond-elle.
Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Photo: Eli Sato, dans son appartement. Crédit: Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Assise le dos bien droit sur sa chaise, Eli répond à mes questions sans détourner le regard durant une trentaine de minutes. Elle esquisse même un sourire à l’occasion. Je peine à m’imaginer qu’elle passe l'entièreté de ses journées ici, seule. Qu’un spasme de vivre suffisamment puissant ne la force pas à sortir de chez elle.
Sa situation actuelle est une victoire en soi, affirme-t-elle pourtant. Son incapacité à être indépendante économiquement et psychologiquement créait des conflits incessants avec ses parents depuis la fin de l’adolescence. Après de multiples tentatives infructueuses de quitter le domicile familial, elle parvient à habiter seule depuis deux ans.
Elle aimerait avoir plus de contacts sociaux, mais elle s’est résolue à l’idée qu’elle en est incapable. Elle a essayé de consulter. On lui a prescrit des médicaments qui, à son avis, ne l’ont pas aidée. Elle a tout arrêté, admet-elle, ajoutant du même souffle que les problèmes de santé mentale demeurent un grand tabou dans son pays.
Eli Sato, dans son appartementPhoto : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Je lui demande pourquoi, selon elle, il y a tant d’hikikomoris au Japon. Il y a de plus en plus de gens qui pensent que personne ne les comprend, répond-elle. Ceux qui, comme elle, souffrent de dépression, mais aussi les hypersensibles et ceux qui ne trouvent pas de but à leur vie.
Son but à elle est de trouver l’amour, précise-t-elle. L’amour et le bonheur.
Mais difficile de dire comment elle y parviendra dans son cadre de vie actuel. Cet état, je ne pense pas que j’en sortirai un jour. Je ne pense pas qu’on peut m’aider. J’ai choisi de l’accepter, me lance-t-elle avant que nous nous quittions.
En sortant, je repense à une discussion que j’ai eue autour d’un café quelques jours plus tôt avec un professeur de l’Université du futur de Tokyo, Shunsuke Nonaka.
De son point de vue de chercheur, le grand nombre d’hikikomoris au Japon soulève deux questions distinctes. Pourquoi le sont-ils devenus et pourquoi sont-ils incapables de se sortir de cet état?
Une chose est sûre, m’a-t-il dit, plus on est hikikomori longtemps, moins on a de chance de s’en sortir.
iStock
Photo: Une femme seule avec son téléphone. Crédit: iStock
Un « frère à louer » pour sortir
L’organisme communautaire New Start, en banlieue de Tokyo, a justement comme mission d’aider les hikikomoris à réintégrer la société. C’est le cas depuis le début des années 1990, alors que l’on appelait encore ces gens de jeunes égarés.
Mary Kuze, qui m’a proposé de venir la rejoindre à la fin de sa journée de travail, n’a pas de titre d’emploi officiel à New Start. Ses collègues et elles travaillent sur un pied d’égalité, faisant un peu de tout.
Elle m’invite à m’asseoir avec elle à une grande table au centre de leur local, une ancienne clinique médicale à aire ouverte où les multiples bureaux, babillards, classeurs et fauteuils forment un espace de travail en courtepointe.
Ce sont généralement les parents de jeunes adultes hikikomoris qui contactent l’organisme pour recevoir de l’aide, m’explique Mary. De là s’enclenche un programme en quatre étapes où entrent en scène des frères et sœurs à louer.
Le concept peut paraître particulier, mais l’idée de payer quelqu’un pour simplement passer du temps avec soi n’est pas si exceptionnelle à Tokyo.
Sur Internet, on trouve facilement des hommes d’âge mûr ou des jeunes étudiants offrant leurs services d’amis . En échange d’un salaire horaire, vous aurez de la compagnie platonique pour magasiner, faire une promenade ou discuter en buvant un thé.
Ceux qui sont prêts à débourser davantage peuvent même faire affaire avec des entreprises offrant des familles à louer. Un vieil homme d’affaires seul peut ainsi aller souper avec sa femme et ses deux enfants. Excepté que le trio est rémunéré et n’a, dans les faits, aucun lien de parenté avec lui.
Kenji Tanaka et Mary Kuze dans les locaux de New StartPhoto : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
À New Start, le service de location a un objectif plus concret. Kenji, un collègue de Mary qui est venu se joindre à la conversation, agit comme frère à louer depuis une vingtaine d’années. Il m’explique que le premier contact avec le jeune hikikomori se fait par écrit. Il ne faut surtout pas le bombarder de questions ou tenter de devenir son ami. Il risquerait de se braquer.
Kenji, 48 ans, commence par parler de lui jusqu’à ce que le jeune ait envie de répondre et, au bout d’un certain temps, de discuter au téléphone. C’est la deuxième étape.
La troisième est de se rencontrer en personne à l’occasion. Les frères et sœurs à louer reçoivent une petite formation en amont, mais on ne souhaite pas qu'ils deviennent des thérapeutes. Les discussions doivent être les plus naturelles possibles.
Kenji me dit que les hikikomoris veulent être aidés, mais leur carapace est difficile à percer. La société japonaise demande de l’homogénéité. Elle n’accepte pas facilement la différence. Ils ont du mal à s’assumer, à être eux-mêmes, ajoute-t-il.
Il décrit le temps passé avec ses clients comme une improvisation jazz. Il n’y a pas de partition, on se fie à ce qu’on ressent. Il faut parfois les écouter, parfois les consoler, parfois les confronter. Comme un frère le ferait.
Si tout se passe bien, l’hikikomori acceptera plus tard de déménager dans le dortoir de New Start. À deux coins de rue des bureaux dans lesquels nous nous trouvons, des jeunes en voie de réintégrer la société cohabitent dans un petit édifice de trois étages.
Un employé de New Start, Nakamoto, fait la vaisselle dans la cuisine du dortoir. Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Ils ont chacun leur chambre, mais partagent une cuisine et un salon. N’ayant pas le droit d’avoir de téléphone intelligent, ils ne peuvent regarder la télévision que dans une salle commune. Plus tard, on leur demandera de faire du bénévolat dans de petits commerces du coin.
Le dortoir est la quatrième et dernière étape du programme offert par New Start. Plus du trois quarts des jeunes aidés par l’organisme retrouvent leur autonomie, affirme Mary Kuze.
C’est un peu comme réapprendre à vivre, fais-je remarquer.
Réapprendre, je ne suis pas sûr. Je pense que certains n’ont jamais appris, intervient Kenji.
Il est bien placé pour le savoir. Il est lui-même passé par le dortoir.
Après le dortoir
Kenji Tanaka a séjourné au dortoir en 2001.
Quelques années auparavant, au début de la vingtaine, il avait quitté un emploi qui ne lui plaisait pas. Il pensait s’accorder des vacances avant de se trouver autre chose. Il ne l’a jamais fait et s’est mis à sortir de moins en moins.
Cinq ans plus tard, il passait ses journées enfermé dans sa chambre chez ses parents. Ce sont eux qui ont contacté New Start.
Je ne me suis jamais senti malade, confie-t-il. C’est souvent le cas avec les hikikomoris. Le retrait social se fait graduellement, insidieusement.
Kenji a été jumelé avec une sœur à louer pendant un an avant d’accepter de déménager au dortoir. Au moment de le quitter, un an et demi plus tard, il a tout de suite voulu devenir frère à louer à son tour. Si quelqu’un pouvait comprendre les hikikomoris, c’était lui.
Son passage au dortoir de New Day a permis à Kenji Tanaka de se sortir de son état d’hikikomori. Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Le problème commence souvent dans la structure familiale, dit-il. Dans un passé pas si lointain, le Japon était un pays où trois générations d’une famille nombreuse cohabitaient sous un même toit. Aujourd’hui, la famille moyenne japonaise n’a qu’un seul enfant. Dans une société axée sur la performance, la pression mise par les parents sur leur progéniture peut devenir suffocante.
Les jeunes ont l’impression qu’ils sont forcés de suivre un parcours qui a été tracé pour eux, estime Kenji. Lorsqu’ils en dérogent, certains en viennent à la conclusion qu’ils ont raté leur seule chance de réussir.
La société n’est pas si rigide, en fait, mais les jeunes les plus sensibles ont cette impression.
C’est un troisième employé de New Start, Nakamoto, qui a été désigné pour m’amener voir le dortoir. Arrivé devant la porte, il se retourne vers moi et me fait signe de rester là. Des jeunes sont en train de finir de souper. Il doit les prévenir que je vais venir prendre des photos.
Deux minutes plus tard, lorsqu’il me fait signe d’entrer, la cuisine et le salon adjacent sont vides. Seules des paires de souliers à l’entrée et quelques assiettes sales dans l’évier trahissent la présence de résidents.
L’entrée du dortoir où habitent les hikikomoris aidés par New Start.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Tout en finissant la vaisselle, Nakamoto, 50 ans, m’assure que les hikikomoris encadrés par New Start sont plutôt autonomes. Ils savent cuisiner et rangent derrière eux. La majorité sont des gens normaux, mais très sensibles.
Lui aussi, admet-il, est un ancien hikikomori. Son histoire est similaire à celle de Kenji. Il ne s’est pas trouvé d’emploi à la sortie de l’université et il a fini par passer quatre ans dans son appartement de Tokyo en ne sortant que très rarement. Diplômé en psychologie, il est resté travailler à New Start à sa sortie du dortoir, en 2004.
Sur le chemin du retour vers le métro, je remarque le calme des petites rues de banlieue dans lesquelles nous nous trouvons. Nakamoto et Kenji n'étaient peut-être pas faits pour les plus gros quartiers de la métropole, où des centaines de milliers de travailleurs convergent chaque matin vers d’immenses tours à bureaux.
Ils se sont trouvé un monde plus petit, à échelle humaine. Ils ne l’ont plus quitté depuis.
afp via getty images / PHILIP FONG
Photo: Des chercheurs se penchent sur le phénomène de la solitude au Japon. Crédit: afp via getty images / PHILIP FONG
Le clou qui dépasse se fait frapper
Les histoires de Kenji et Nakamoto sont plutôt typiques des hikikomoris. Un échec est souvent à l’origine du retrait social, m’explique Shunsuke Nonaka, le chercheur de l’Université du futur de Tokyo. Un examen échoué, un emploi perdu, une recherche d’emploi infructueuse.
Je lui demande si Internet et la dépendance aux écrans ont empiré le phénomène.
En Corée du Sud et à Hong Kong, où l’on observe également des cas d’hikikomori en grand nombre, le syndrome est souvent associé à une dépendance aux jeux vidéo. C'est moins le cas au Japon, estime le psychiatre.
Shunsuke Nonaka, chercheur de l’Université du futur de Tokyo.Photo : Radio-Canada / Guillaume Piedboeuf
Quant à Internet, son arrivée dans nos vies a certainement facilité le retrait social, mais elle a aussi créé de nouveaux moyens d’entrer en contact avec les hikikomoris.
Alan Teo, de l’Université de l’Oregon, cite en exemple l’avènement du jeu en ligne Pokémon Go, en 2017. Au Japon, des hikikomoris qui s’enfermaient chez eux depuis des années sont finalement sortis pour attraper des Pokémon en utilisant l’outil de géolocalisation d’un téléphone intelligent.
Il existe des pistes de solution, donc, et des programmes comme celui de New Start obtiennent un certain succès. Rien de cela ne réussit toutefois à réduire le nombre de nouveaux cas d’hikikomoris.
Ce nombre continue de grandir au Japon, malgré la décroissance marquée de la population. Et de plus en plus de cas sont étudiés dans des pays occidentaux.
Le jeu Pokémon Go a été populaire auprès de certains hikikomoris. Photo : Getty Images / Tomohiro Ohsumi
Alan Teo estime qu’il y a plus d’hikikomoris qu’on ne le pense à travers le monde. Ils ne peuvent tout simplement pas nommer le mal qui les afflige, n’en ayant jamais entendu parler. La direction que prend notre société, la distance qui se crée dans certains cas... Je pense qu’il y a lieu de s’inquiéter.
Au Japon, un dicton populaire dit que le clou qui dépasse se fait frapper. Deru kui wa utareru. S’il y a une chose à apprendre du pays du Soleil-Levant, estime le psychiatre, c’est qu’une société où l’on a honte d’être différent est un terreau fertile pour les cas d’hikikomoris.
Car c’est bien de la honte qu’éprouvent généralement ces derniers. Leurs parents aussi, ajoute le chercheur Shunsuke Nonaka. Les parents n’arrivent pas à dire que leur enfant est hikikomori même à leur famille élargie. Ils le cachent.
La dynamique familiale en ressort évidemment envenimée. C’est un cercle vicieux qui crée un double isolement, celui du jeune et celui de ses parents vis-à-vis de leur entourage.
Getty Images / Carl Court
Photo: Des statues de chats. Crédit: Getty Images / Carl Court
L’impuissance d’une mère
Mon dernier rendez-vous avant de quitter Tokyo a été fixé à l'abri des regards, à Takinogawa.
Le quartier est l’un des rares de la ville qui conserve une aura d’une autre époque. Au printemps, les cerisiers en fleurs viennent y envelopper de rose le lit de la rivière Shakujii. Sur les rives, les chemins de terre qui striaient les champs de riz à une autre époque ont aujourd’hui laissé place à un labyrinthe de ruelles et d’allées zigzaguant entre de petites maisons traditionnelles.
C’est dans l’une d’elles, assis au milieu d’un salon typiquement japonais, que j’attends l’arrivée de Michelle*.
Ce n’est pas son véritable nom. Elle ne peut risquer que sa discussion avec un journaliste se rende aux oreilles de ses enfants. Son fils aurait trop honte et sa fille se fâcherait, explique-t-elle à son arrivée.
La femme de 75 ans assise devant moi ne fait pas son âge. Elle semble douce et réfléchie, mais son sourire ne réussit pas à effacer le fond de tristesse dans son regard.
Les cerisiers fleurissent un peu partout, au printemps, à Tokyo, dont dans le quartier Takinogawa.Photo : Associated Press / Eugene Hoshiko
Ses quatre enfants avaient entre 2 et 6 ans lorsque son mari est mort dans un accident de la route. Elle les a élevés seule, mais ils n’ont, à sa connaissance, jamais manqué de rien. Comme la famille a touché une pension gouvernementale à la suite du drame, elle a pu consacrer sa vie à son fils et ses trois filles.
Elle a fait du mieux qu’elle pouvait, mais elle est aujourd’hui hantée par une question : y a-t-il quelque chose qu’elle n’a pas fait correctement? Sinon, comment expliquer que deux de ses quatre enfants soient devenus des hikikomoris?
Son fils de 46 ans et sa fille de 42 ans vivent encore sous son toit. Ils ne travaillent pas et passent le plus clair de leur journée dans leur chambre. Et pour ajouter à l'incompréhension de leur mère, les deux ont toujours eu des personnalités aux antipodes.
Ren* avait 6 ans à la mort de son père et cela l’a visiblement marqué. Enfant hypersensible qui avait horreur des sorties scolaires, il a toujours eu de la difficulté à se fondre dans un groupe. Particulièrement doué en mathématiques, il a cessé d’aller à ses cours sans le dire à personne au milieu de sa première année universitaire. Michelle l’a appris l’automne suivant en voulant l’inscrire pour une deuxième année.
Peut-être qu’il a coulé un examen, s’est-elle dit à l’époque, mais son fils n’a jamais voulu lui donner d’explication. Il s’est trouvé des emplois manuels pendant un an ou deux, puis, un jour, son dernier contrat s’est terminé et il n’en a pas cherché d’autres.
Son isolement a graduellement empiré durant plus d’une décennie, mais au début de la trentaine, Michelle l’a miraculeusement convaincu d’accepter un emploi de jardinier. Il aimait bien et, pendant près d’un an, elle a cru qu’il s’en était sorti.
Puis est arrivé le tremblement de terre de 2011. Le séisme a dévasté près de 600 km de la côte ouest du Japon, faisant plus de 18 000 morts et disparus. Ren n’a pas été touché directement, mais la catastrophe a semblé remuer quelque chose en lui. Au bout de ces semaines où le pays a été paralysé, il est resté à la maison et n'en est plus jamais ressorti.
Le tremblement de terre de 2011 et le tsunami qui l’a suivi a ravagé près de 600 kilomètres de côtes. Photo : Getty Images / Chris McGrath
C’est à peu près à la même époque que sa petite sœur Sakawa* a perdu son emploi. Dans son cas, rien ne semblait la prédestiner à une vie d’hikikomori. Sakawa était trop jeune à la mort de son père pour s’en souvenir. En grandissant, sa sœur jumelle et elle étaient des filles très énergiques et enjouées, relate Michelle en souriant.
Voilà pourtant une douzaine d’années que Sakawa ne travaille plus et ne voit plus d’amies. Elle sort bien pour faire quelques courses le matin, mais elle passe ses après-midi dans sa chambre, sur son cellulaire. Elle ne se considère pas comme une hikikomori et se fâche quand sa mère lui dit que c’est le cas. N’empêche, Sakawa cache sa situation depuis plus d’une décennie aux quelques personnes avec qui elle garde contact par courriel.
C’est différent pour Ren, me confie Michelle. Lui ne sort pas du tout de la maison. Difficile de dire ce qu’il fait de ses journées, enfermé dans sa chambre, mais elle sait qu’il a arrêté de dessiner et de jouer de la guitare comme il le faisait plus jeune. Si elle tente le moindrement de le confronter, il se referme comme une huître. Il est incapable de mettre des mots sur ce qu’il ressent, incapable de s’expliquer. Mais il a visiblement honte de ce qu’il est devenu et il s'excuse souvent à sa mère.
J’ai de la difficulté à exister
Michelle m’avoue qu’elle a eu de la difficulté à ne pas se laisser aspirer dans l’isolement par ses enfants. Elle s’est forcée à continuer de sortir, à s'inscrire à des activités de groupe et à parler du sort de ses enfants à ses proches. Elle a cherché de l’aide et lu des livres sur les hikikomoris, en vain.
Je voudrais aider mes enfants, mais ils ne m’écoutent pas, se désole-t-elle. Son impuissance face à leur état est un poids immense qu’elle portera pour le reste de sa vie.
Son regard s’éteint après avoir prononcé ces derniers mots. Elle s’arrête pour boire une gorgée d’eau, laissant le silence envahir le salon.
Son témoignage bouleversant me rappelle toute la complexité du phénomène des hikikomoris au Japon. Comment régler un problème dont on ne comprend pas encore vraiment les racines?
L’état d’hikikomori de leurs enfants est un tragique casse-tête pour bien des parents, au Japon. Photo : afp via getty images / PHILIP FONG
À la fin de l’entrevue, je demande à Michelle si elle a des questions ou autre chose à ajouter. Généralement, les questions concernent le reportage à venir. Cette fois, mon interlocutrice a autre chose en tête. Elle me demande ce qu’ont dit les autres personnes à qui j’ai parlé avant elle, si je suis capable de lui expliquer l’état de ses enfants.
Je comprends qu’elle a accepté l’entrevue en partie dans l’espoir d’avoir une réponse à la question qui la ronge depuis si longtemps. Je relate mes discussions des derniers jours tout en lui disant que je doute d’être en mesure de l’aider. Michelle dit comprendre, elle s’y attendait.
Je lui demande avant de la quitter comment vont ses deux autres enfants. Ce sont des célibataires sans enfants, mais ils travaillent et sont autonomes, me répond la septuagénaire. Elle n’a pas à s’inquiéter de ce qu’ils deviendront à son décès.
Il y a une dizaine d’années, ajoute-t-elle, elle a commencé à faire du bénévolat dans un centre d’appel de prévention du suicide. La première fois qu’elle a décroché le téléphone pour répondre à une personne en détresse, elle s’est dit : Si je ne suis pas capable d’aider mes enfants, au moins je vais aider quelqu’un d’autre.
Ses mots résonnent encore dans ma tête quand je retrouve la brise de la fin d’après-midi, quelques minutes plus tard. Dans une petite rue de Takinogawa, deux enfants se courent l’un après l’autre en riant. Sous leurs pieds, des dizaines de milliers de Tokyoïtes filent à vive allure dans des wagons de métro. Au centre-ville de Tokyo, des écrans géants illumineront bientôt une autre nuit animée dans la mégalopole.
Et à des kilomètres à la ronde, sans qu’on les voie, plusieurs centaines de milliers d’hikikomoris sont assis dans leur chambre sans savoir quand ils en sortiront.
*Noms fictifs
Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.
Radio-Canada
Photo: Dessins de fleurs blanches sur fond noir Crédit: Radio-Canada
Au Japon, la solitude s’immisce dans toutes les failles de la société. Elle coule jusque dans les chambres d’une jeune génération d’ermites des temps modernes dont la vie entre quatre murs demeure entourée de mystère.