À Vallée-Jonction, le train a cessé de siffler depuis longtemps. Et maintenant, c’est le grondement de l’usine Olymel qui s’éteint, un bruit sourd et rassurant qui emplissait le ciel. Le village est à l’arrêt, inquiet, mais aussi aux aguets. On tend l’oreille : et si la bonne fortune revenait? À Vallée-Jonction, on entend siffler le train.

Un texte de Olivier Bourque En collaboration avec Bernard Leduc Photographies : Patrick André Perron
Il est tout près de 9 h aux abords de l’usine d’Olymel. Ici, tout le monde l’appelle l’abattoir. C’est un véritable mastodonte, le plus gros employeur de la Beauce. Juste à côté coule l’imprévisible rivière Chaudière, qui a envahi les champs en ce mois d’avril. Le printemps tarde à venir, il va pleuvoir toute la semaine et tout le monde a le cœur gros.
C’est l’heure de la pause, les travailleurs en profitent pour sortir. Andrée Rancourt fume une cigarette dans une petite tente aménagée à l’extérieur. La pluie tambourine sur son abri. À 60 ans, elle espérait conserver son emploi jusqu’à sa retraite, mais la fermeture a changé ses plans.
Il me restait cinq ans. Ça ne sera pas facile de recommencer ailleurs, se faire d’autres amies. Vu l’âge que j'ai, ce n’est pas tout le monde qui va vouloir m’embaucher, ça me fait peur
, dit la travailleuse, petite voix posée, ses yeux bleus cachés derrière ses larges lunettes.
Depuis sept ans, la femme originaire de Saint-Georges-de-Beauce fait le trajet jusqu’à Vallée, environ 35-40 minutes.
Vous savez, on travaille au froid. Mais même si on a les pieds gelés, on aime ça, on s’amuse. J’ai pensé à cela, j’ai déjà travaillé dans une shop de bois, peut-être qu’on va me donner une chance. C’est plus chaud qu’à l’abattoir et ça sent bon
, dit-elle avant de partir rapidement. Ma pause est finie
, glisse-t-elle avant de s’engouffrer dans l’usine.
Ici, chaque travailleur a son histoire, mais nombreux sont ceux qui partagent le même sentiment. Un mélange de rage et d’incompréhension face à la fermeture. Pourtant, les Beaucerons sont reconnus pour avoir la couenne dure, mais la nouvelle a eu l’effet d’un coup de massue.
Je l’ai appris aux nouvelles, c’est ce qui me choque le plus. On a l’impression que tout le monde le savait sauf nous
, souffle un travailleur, la mine basse, entouré de ses collègues.
On se fait remercier de même, on n’a rien à dire et on subit, lance un autre, les yeux rougis. Je devrai me trouver un autre emploi, je n’ai pas le choix, j’ai trois enfants. J’ai eu de la rage, un peu de découragement. Lors de l’annonce, plusieurs sont partis, ils devaient se défouler, j’en ai vu beaucoup pleurer.
Olymel se défend. L’entreprise affirme qu’aucun journaliste n’a été informé avant l’annonce officielle du vendredi 14 avril. Pourtant, une journée avant, plusieurs médias rapportaient la nouvelle, semant la consternation, non seulement à Vallée-Jonction, mais partout dans la vallée de la Chaudière.
Je l’ai appris à la télé. Je ne suis pas contre que les journalistes le savent avant, mais on aurait dû avoir plus de respect. [...] Une fermeture aussi grosse, ça va amener des divorces, des maladies et même des suicides
, affirme un autre travailleur, encore ébranlé.
Perdre son emploi, tous en même temps
Plusieurs couples vont perdre leur emploi au même moment, en décembre prochain, lors de la fin des activités de l’usine. C’est le cas de Richard Bailey et Chantal Picard qui demeurent à Scott, à environ 20 minutes de l’usine.
Ils nous ont annoncé cela dans la cafétéria, on avait 15 minutes pour décanter, et après, on devait retourner à notre poste de travail. Mais nous, on a décidé de partir à midi
, raconte Chantal.
Ils nous ont sacré une claque sur la gueule. Une bonne claque
, poursuit-elle. Plusieurs de ses collègues, réunis dans sa maison pour discuter de la fermeture devant un café chaud, hochent la tête.
Son conjoint n’en revient pas de la façon avec laquelle Olymel a fait son annonce. Selon ses dires, les travailleurs n’ont pas eu la possibilité de s’exprimer.
Quand les grands boss l’ont annoncé, on ne pouvait pas poser de questions. Ils ont fait l’annonce et se sont dépêchés à défaire le micro. Ils sont repartis tout de suite
, dit-il.
Richard en a gros sur le cœur, d’autant qu’il s’est donné pour Olymel, et qu’il en a payé le prix. En 2021, il s’est blessé sur le plancher de l’usine d’Olymel. Le doigt est entré dans la scie et il a été coupé. Je me suis fait opérer, il y a eu des complications. Je me suis ramassé avec le doigt noir, il y avait une bactérie qui est entrée.
Il a été en arrêt de travail pendant plusieurs mois. Il venait tout juste de retourner à l’usine lorsque la nouvelle est tombée.
À 64 ans, il craint la suite des choses. En raison de sa blessure, les tâches qu’il peut accomplir sont plus limitées. Qui va m’embaucher maintenant?
, se demande-t-il. J’ai de la douleur tout le temps. C’est comme avoir un doigt dans un étau, 24 heures sur 24
. Chantal lui fait écho : Ça me fait peur. J'ai 58 ans, c’est plus dur de se placer quand on monte en âge.
À leurs côtés, leur amie Carole Moisan, dix ans de vie consacrés à Olymel, vit aussi des heures difficiles. Dans un contexte d’inflation, comment trouver un employeur avec un bon salaire?
Qu’est-ce qu’on va devenir? On se couche et on a de la misère à dormir. J’ai une maison à payer, un char, j’ai une petite fille de six ans.
Des travailleurs âgés forcés de vieillir au travail
Si plusieurs envoient déjà leur CV dans les nombreuses PME de la région, pour les employés plus âgés, la situation sera plus complexe.
En 2007, on a perdu presque 40 % de notre salaire et notre fonds de pension. Alors maintenant, ce n'est pas compliqué, plusieurs travailleurs doivent rester à l’ouvrage pour avoir une retraite décente
, confirme le président du syndicat, Martin Maurice.
Paul-Émile Turmel, 65 ans, ne souhaite d’ailleurs pas prendre sa retraite dès maintenant.
On a fait des concessions importantes. C’était une perte de 10 000 $ par année. C’était un gros effort que les travailleurs ont fait pour que les opérations continuent. C’est très décevant, tout ce qui se passe
, lance celui qui œuvre depuis 45 ans à l’usine.
M. Turmel l’admet. Le boulot est rude, souvent au froid. Un travail à la chaîne qui use, même les plus résilients. Ce n’est pas n’importe qui qui peut travailler là. Il faut être fait fort
, dit-il.
Malgré le labeur, un bon nombre d’employés a plus de 60 ans. J’en ai même qui ont 70 ans et qui sont encore là
, note le président du syndicat.
Ce sont des jobs physiques, il y a des travailleurs blessés. On fait quoi avec ce monde-là? Comment on va réussir à les replacer?
se demande-t-il.
Le syndicat se questionne encore sur la fermeture des installations de Vallée-Jonction, longtemps vues comme le vaisseau amiral du groupe.
Dans les dernières semaines, on a vu les chiffres d’Olymel. On est les plus rentables. En santé et sécurité, on a fait des modifications sur le plancher, on est les meilleurs. On a réussi à garder notre monde
, analyse M. Maurice.
Selon une source consultée, Olymel effectuait des travaux de rénovation et de peinture jusqu’à tout récemment. Ils rénovent, ils dépensent et ils décident de fermer!
nous lance un travailleur.
Olymel, qui appartient à la coopérative Sollio, soutient qu’elle aurait dû investir 40 millions $ dans ses installations de Vallée-Jonction, plus vieillissantes. L’entreprise a aussi dû réduire sa capacité d’abattage en raison des conditions défavorables dans le marché du porc.
Le député de Beauce-Nord, Luc Provençal, était prêt à délier les cordons de la bourse, mais il avoue avoir été pris de court.
Si Olymel avait voulu avoir de l’aide et maintenir les activités à Vallée, j'étais prêt à les aider à faire de la représentation pour eux
, dit-il.
Une municipalité qui encaisse le coup
Toute la région va souffrir de la fermeture, mais c’est Vallée-Jonction qui encaisse le coup le plus dur. Avec Olymel, c’est 1000 travailleurs qui vont et viennent, des quatre coins de la Beauce, même de Québec. Ils participent à la prospérité de la ville, qui fête cette année son 125e anniversaire de fondation.
C’est une catastrophe pour notre village, c’est le plus gros employeur de la Nouvelle-Beauce
, lance François Cliche, conseiller municipal et fondateur du musée ferroviaire de Beauce.
On parle d’une usine qui a opéré à partir de 1965 avec 10 employés, ça a monté à 1200 il y a quelques années. Au début, ils abattaient 100 porcs par semaine, et là, c’est 7000 par jour.
Les prochains mois seront déterminants et le milieu doit trouver un repreneur pour l’usine. Mais la tâche risque d’être ardue.
Il y a un impact à prévoir, mais tout dépendamment comment les gens vont se revirer de bord. Il y a un comité qui est en cours avec la mairie, les députés, plusieurs intervenants, l'industrie du porc, afin de voir s’il y a une relance possible de l'usine afin de garder les emplois
, dit-il.
La jeune mairesse, Patricia Drouin, veut rassembler les gens d’affaires. On a beaucoup de rencontres, on est en négociations. J’ai des propositions à faire au conseil municipal, j’ai plein d’idées en tête
, lance-t-elle, en entrevue avec Radio-Canada.
On a une force de caractère, on est capables de passer au travers. On veut aller de l’avant pour continuer à développer notre région
, poursuit-elle.
Loin d’être affolés, les commerçants rencontrés demeurent positifs, malgré le contexte morose.
Bien sûr que ça nous inquiète, mais les travailleurs d’Olymel, ce n’est pas 80 % de ma clientèle, c’est peut être 5 %. Alors, on est en attente. On verra l’impact lors des prochains mois
, affirme Denis Leclerc, propriétaire de la Boucherie Le Jarret Noir.
Non loin de là, au centre du village, Constance Pajot, propriétaire du Pied de cochon, un établissement de charcuteries françaises, espère que la fermeture soit porteuse de changements.
J’aimerais tellement que le repreneur de l’usine d’Olymel connaisse le porc et qu’on fasse une coupe respectueuse de l’animal. Le porc du Québec, c’est le meilleur. Je ne peux pas croire qu’on ne peut avoir une usine qui nous permettra de nous approvisionner auprès des producteurs locaux. C’est mon rêve
, lance-t-elle.
Mais pour d’autres, l’avenir s’annonce plus sombre. C’est le cas de Sylvain Roy, propriétaire de l’épicerie les Marchés Tradition, qui prévoit une baisse de son chiffre d’affaires.
On ne s’attendait pas à cela. Juste avant que j'achète, il y avait eu une grève chez Olymel qui s’était réglée, on s’était dit, on est correct, on va passer au travers, mais malheureusement ça n’a pas été le cas
, croit-il.
La municipalité aux 60 trous
Pour Sylvain, comme pour plusieurs riverains, la fermeture est un deuxième coup dur après les inondations de 2019, des crues historiques qui ont changé le paysage autour de la rivière Chaudière.
Nous, on a dû fermer six mois, on a tout rénové à grandeur, on a ouvert les murs, on a isolé les murs tout le tour à quatre pieds, on a mis des membranes sous le solage, on a mis des barrières qui s’installent dans les portes si l’eau monte. On espère être waterproof
, dit-il, en souriant malgré tout.
Dans plusieurs municipalités de la Beauce, le gouvernement a racheté des bâtiments en zone inondable et a dédommagé les riverains.
Si plusieurs applaudissent la mesure, l’opération a tout de même créé un traumatisme chez des citoyens. Plus de 700 maisons et bâtiments ont été rasés dans la vallée de la Chaudière lors des dernières années, de Scott à Beauceville.
Les signes destructeurs des inondations sont visibles partout. À plusieurs endroits, on aperçoit des entrées de maison asphaltées menant à des terrains vagues. Seulement à Vallée-Jonction, 60 bâtiments ont été détruits.
On ne peut pas reconstruire sur ces terrains. On ne peut pas faire 60 parcs alors qu'il n'y a pas 60 rues ici! Est-ce qu’on revend des terrains? Est-ce qu’on peut permettre des choses?
s’exclame François Cliche.
Le conseiller déplore que des bâtiments patrimoniaux aient été détruits, notamment la Maison Chabot, construite en 1885 et située aux abords de la gare de Vallée-Jonction. Là-bas, quelques célébrités y sont passées, notamment le chanteur de charme Tino Rossi, venu casser la croûte.
Il y a une partie de l’histoire de la Beauce qui n’est plus. Des bâtiments de plus d’un siècle sont disparus. On a des terrains vacants, mais il n’y a plus rien pour raconter notre histoire
, se désole-t-il.
Dans l’intervalle, des résidents ont dû quitter la municipalité, faute de pouvoir se loger. Kevin Cliche a eu la chance de demeurer à Vallée-Jonction, son village natal.
On aimait notre maison, on aimait la place. Les 60 maisons laissent un gros trou. Plusieurs ont quitté et j’y ai pensé moi aussi. Mais je veux rester ici, pour mon enfant. Je ne veux pas qu’il change d’amis, d’école, de groupe de hockey
, lâche-t-il.
Le député Provençal le promet, il sera là pour aider à redynamiser les communautés, notamment Vallée-Jonction. Il y a des gens qui ne se sont pas remis de l’événement 2019, et là, on ajoute la fermeture d’Olymel
, dit-il.
Le train sifflera-t-il à nouveau?
Durant la belle époque du transport ferroviaire, Vallée-Jonction était une plaque tournante du réseau Québec central, bien placé entre Lévis et Sherbrooke. Pendant des années, les trains ont transporté de la marchandise, mais aussi des passagers, et ce, jusqu’à la fin des années 1960.
Lors des derniers mois, l’ancien pont ferroviaire a été détruit après avoir été endommagé durant les inondations de 2019. Une autre structure sera construite en hauteur. Elle ne fait toutefois pas l’unanimité, mais elle permettra le transport notamment des résidus miniers. Les autorités ont bon espoir de revoir le train jouer un rôle de premier plan.
La construction va commencer cette année et la réhabilitation de la voie ferrée, ça va amener les entreprises à s'établir tout près
, espère le député Provençal.
La municipalité misait toutefois sur Olymel pour stimuler le transport ferroviaire.
On aurait espéré que l’entreprise soit un partenaire majeur pour le retour du chemin de fer. On comptait sur eux pour l’utiliser de façon importante. Mais j’ai bon espoir que les employeurs vont se rattacher à la voie ferrée
, assure la mairesse de Vallée-Jonction.
Le village veut aussi jouer sur son prestigieux passé ferroviaire. La petite gare de 1917 a été préservée et accueille chaque année des touristes curieux, qui peuvent même visiter un abri antinucléaire.
On veut amener plus de création d’emplois, de touristes. On doit miser sur ce qu’on a déjà
, assure François Cliche, qui a fondé le musée ferroviaire dans les années 1990.
On a rajouté du matériel roulant, une locomotive à vapeur de 1914, on a une belle collection, on a bien des projets en vue
.
Derrière lui, la gare se tient depuis plus de 100 ans au même endroit, témoin du temps qui passe. Les Beaucerons, on ne baisse jamais les bras, mais c’est sûr que ce sont des gros défis
, dit-il, l’œil brillant.
Le sort des travailleurs étrangers
Il y a toujours plus de 120 travailleurs étrangers, principalement de Madagascar et de l’île Maurice, qui travaillent pour Olymel. Le député fédéral de Beauce, Richard Lehoux, souhaiterait modifier leur contrat afin qu’ils puissent rester en Beauce et travailler pour un autre employeur ou dans un autre secteur que l’agroalimentaire. Le dossier est complexe
, nous a dit une source.
Certains, comme Nick Natasha Andrianariseheno, sont ici depuis plus longtemps et ont obtenu leur résidence permanente. Elle pourra donc travailler plus facilement pour une autre entreprise. Elle espère qu’on pourra régulariser la situation de ses collègues qui possèdent un contrat de travail spécifique à Olymel.
Je demande l’amabilité des usines et des employeurs ici en Beauce afin qu’ils ouvrent leurs portes pour nos amis immigrants, pour leur trouver du travail et obtenir un permis
, dit-elle dignement.
Pas de primes pour les travailleurs
Les voix s’élèvent afin qu’Olymel verse des primes aux travailleurs licenciés. J’espère qu’ils vont nous verser un montant, ce serait la moindre des choses
, lance Paul-Émile Turmel, qui travaille à l’usine depuis 45 ans.
Mais pour l’instant, ce n’est pas l’intention du producteur de porcs, qui dit respecter la convention collective et le contrat de travail. Il y a toutefois encore des discussions avec l’employeur, nous a confirmé le syndicat.
En octobre dernier, Olymel annonçait une réorganisation et la suppression de 177 postes de cadres. L’entreprise n’a pas souhaité dire si ces employés ont pu bénéficier d’une indemnité de cessation d'emploi. Chaque contrat peut faire l'objet de conditions particulières qui demeurent confidentielles
, soutient le porte-parole, Richard Vigneault.