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Churchill, hôte du seul port arctique en eau profonde en Amérique du Nord, et récemment désigné comme l’une des 50 plus belles destinations du monde, se trouve à la croisée des chemins. Le village du nord manitobain veut à la fois accroître le tourisme en valorisant la richesse de sa nature et poursuivre l’expansion de son port industriel. Deux vocations qui ne sont pas nécessairement compatibles.
Un ours polaire est assis devant un « Tundra Buggy » de Frontiers North Adventures, à Churchill. (Archives)Photo : Radio-Canada / Cameron MacIntosh
En descendant les escaliers qui mènent directement sur le tarmac balayé par des vents arctiques qui frappent le nord du Manitoba, les touristes inspirent leur première bouffée d’air froid et visqueux. Emmitouflés dans leurs énormes parkas neufs, ils traînent avec eux un surprenant mélange de sacs pour appareil photo et de valises Louis Vuitton.
Ils ont été séduits par Churchill, destination touristique du bout du monde, souhaitant y voir des bélugas, des aurores boréales et bien sûr des ours polaires.
Churchill au ManitobaPhoto : Datawrapper
Les travailleurs amusés observent ces visiteurs avec des sourires bienveillants. Ils sont rapidement menés dans des minibus qui feront le trajet d’une dizaine de minutes jusqu’au village de 900 personnes qui, selon le magazine Time, est l’une des 50 plus belles destinations touristiques de la planète, en 2023.
La route longe trois paysages qui se rejoignent à cet endroit : la toundra, la forêt boréale et la baie d’Hudson. Mais, ce dont se souviendront également les touristes, c’est un gigantesque rectangle de béton qui trône sur les interminables étendues blanches de nature vierge recouvertes par la neige et la glace.
Les touristes ébahis photographient le bâtiment qui domine les environs.
Ce bâtiment abrite les silos à grain du port de Churchill. Long comme trois terrains de football, il sert à entreposer les récoltes de fermiers de l’Ouest canadien avant qu’elles soient chargées dans des cargos aux dimensions tout aussi démesurées à destination des quatre coins du monde.
Radio-Canada / Gavin Boutroy
Photo: Le port de Churchill est le terminus de la voie ferrée de la baie d’Hudson. Crédit: Radio-Canada / Gavin Boutroy
Le colosse du nord
C’est la première chose que tu vois quand tu arrives à Churchill. Tout le monde qui vient ici veut voir le port. Des fermiers, des touristes, peu importe, dit Randy Spence, qui gère actuellement les installations du port.
Mécanicien-monteur, responsable de l’entretien, chargé du fonctionnement, chef de la sécurité : le sexagénaire cumule les tâches.Il y a beaucoup de rôles à remplir, résume-t-il.
Derrière sa barbe, ses lunettes fumées et sa casquette, c’est un puits intarissable d’information. Une question anodine sur un quelconque levier devient rapidement une leçon à part entière sur l’histoire du port, inauguré en 1931.
Randy Spence a été embauché comme mécanicien-monteur en 1981. Il y a travaillé quelques années avant d’aller vivre ailleurs pendant 10 ans. Il est revenu en 1995.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy
Randy Spence explique que, lorsque le port est en pleine activité, 60 employés y travaillent. « Nous avons d’autres agences comme les douanes. C’est probablement 100 personnes en tout [...] C’est vraiment beaucoup de monde, pendant des journées de 16 heures, jusqu’à ce que le navire soit rempli. »
Il faut charger les navires le plus rapidement possible, puisque la baie d’Hudson est gelée la plupart de l’année. Les bateaux peuvent seulement accoster entre le 21 juin et le 31 octobre, comme le précise Randy Spence.
La privatisation du port en 1997 et le démantèlement de la Commission canadienne du blé au cours des 15 années qui ont suivi ont entraîné une importante réduction de l’envoi de grains.
Puis, au printemps 2017, un autre cataclysme a frappé la communauté. Une inondation a gravement endommagé le chemin de fer déjà précaire, car il est situé sur des poches de pergélisol et des tourbières.
S’en est suivie une bagarre médiatique entre Churchill, élus fédéraux et capitalistes américains, propriétaires du port. Finalement, un consortium de communautés du nord du Canada, Arctic Gateway, a signé une entente pour acquérir le port et le chemin de fer en 2018.
Les activités du port ont été suspendues en 2021 pour des réparations, mais sa réouverture est prévue pour le courant de 2023.
Radio-Canada / Gavin Boutroy
Photo: Environ 900 personnes habitent à Churchill toute l’année, mais, durant la saison touristique, la population peut grimper et atteindre des milliers de personnes, avec les touristes et les travailleurs saisonniers. Crédit: Radio-Canada / Gavin Boutroy
Churchill, le visage du tourisme manitobain
Alors que le port affrontait les aléas du climat, des marchés et de la politique, Churchill s’est tourné vers l’industrie touristique.
Dès les années 1980, des organisateurs de voyages touristiques ont commencé à inviter les visiteurs à venir voir les ours polaires. En novembre, les ours se rassemblent sur la côte en marge du village pour attendre le gel de la baie d’Hudson. Quelques mois plus tard, en mars, il est possible de voir les mères sortir de leur tanière avec leurs petits dans le parc national Wapusk.
En été, les touristes peuvent admirer les bélugas et ont même l'occasion de les toucher en sortant en kayak dans l’estuaire de la rivière Churchill.
Au cours des dernières années, le village a commencé à développer le tourisme lié aux aurores boréales, qui illuminent le ciel du village environ 300 nuits par an.
Les aurores boréales sont visibles à Churchill environ 300 nuits par an. (Photo d’archives)Photo : Frontiers North Adventures
À l’attrait de la nature s’ajoute une histoire riche liée aux peuples autochtones. Le lieu est habité depuis plusieurs millénaires par les peuples pré-Dorset, puis par les Thulés, ancêtres des Inuit. Par la suite, le territoire est devenu un lieu de commerce pour les peuples déné, cri et inuit.
C’est à l’embouchure de la rivière Churchill que les premiers Européens ont fait leur apparition avec l’arrivée du Danois Jens Munck. York Factory, non loin de là, est devenu le quartier général de la Compagnie de la Baie d’Hudson et a joué un rôle essentiel dans la traite des fourrures.
Ce mélange d’écotourisme et d’histoire à Churchill fait vivre l’Arctic Trading Post. Le commerce est dans un bâtiment d’un étage, sorti tout droit du décor d’un western, situé dans la seule rue commerciale du village.
Nous sommes ici depuis 44 ans, explique Penny Rawlings, la propriétaire aux cheveux argentés. Ses yeux bleus pétillent dans la lumière diaphane créée par les congères qui montent jusqu’au ras des fenêtres du bâtiment.
Le commerce de Penny Rawlings dépend largement des achats de touriste.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy
Notre commerce existe depuis longtemps à Churchill, nous travaillons avec des artistes locaux et nous créons des chaussons, des mitaines et des mukluks [des bottes d’hiver traditionnelles, NDLR] dans l’atelier d’arrière-boutique, explique Penny Rawlings, ajoutant que les touristes représentent une portion importante de son chiffre d’affaires.
Avant la pandémie, Voyage Manitoba estimait que le tourisme à Churchill injectait directement plus de 30 millions de dollars dans l’économie manitobaine. Un touriste dépense en moyenne environ 200 $ par jour quand il se rend dans le nord de la province, selon l’agence.
Terminus d’un corridor économique
En sortant de l’Arctic Trading Post, le port est immanquable. De l’extérieur, le bâtiment est couvert de lézardes, stigmates ondulants d’un siècle de tempêtes arctiques.
À l’intérieur, au premier étage, il y a un petit bureau. Les seuls signes de vie sont un pot de beurre d’arachide à moitié vide et un sac de pain à la date de péremption douteuse. Un grille-pain repose sur une étagère flottante fixée à un mur d’interrupteurs. De vigoureux rayons de soleil transpercent d’anciens rideaux en loques.
Sur l’un des murs, il y a un panneau blanc qui ressemble à une feuille de calcul. Dans chacune des cellules sont inscrits une année et le nombre de wagons de grain qui ont été déchargés au port. En 1951, il y avait 5009 wagons, en 1976, 16 041 wagons, et en 2020, seulement 1000.
Ce panneau montre le nombre de wagons de grain qui ont été déchargés dans le port chaque année depuis 1951.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy
Ce port est comme un cheval de course, dit Randy Spence sur un ton philosophe. Il doit s’étirer, s’entraîner, il doit se mettre à courir, à respirer. Une fois que tout est en marche, tout se passe bien, c’est l’état parfait pour son corps.
Il termine la course jusqu’à la ligne d’arrivée. Notre ligne d’arrivée, c’est le 31 octobre. [...] Le repos est bon, mais trop de repos, ce n’est pas bon pour le port, ajoute-t-il.
Il fait le tour des installations tous les jours pendant la pause hivernale forcée. Le béton agit comme un frigo et il peut facilement faire -30 ou -40 degrés Celsius dans le bâtiment. Tout en haut du port, un observatoire reste chauffé. Cette salle permet de surveiller les activités et d’arrêter la machinerie en cas de besoin.
En y entrant, on se croirait dans un loft d’artiste à New York, un peu comme une usine convertie. Des rideaux fleuris couvrent les carreaux d’immenses fenêtres sur un mur de la pièce. Il y a une radio qui pend à un vieux crochet. Tout d’un coup, elle s’allume, et de la musique country remplit la salle, avant de s’éteindre d’elle-même.
Randy Spence soupçonne un condensateur en fin de vie, à l’intérieur de la radio, d’être à l’origine de cette musique fantomatique.
Dans les corridors interminables, des travailleurs ont gravé leurs noms dans le béton centenaire. On peut lire « Wild Bill, 1969 », « D Vosper, 1961 » ou, dans un style moins évocateur, Ted. Randy Spence remarque qu’il doit être un des seuls travailleurs du port à ne pas avoir écrit son nom.
Depuis la dernière saison d’activité du port, en 2020, ils ne sont plus qu’une vingtaine à s’occuper de l’entretien du lieu. Les fermetures à répétition ont provoqué le départ des travailleurs les plus expérimentés.
Peu à peu, ces installations perdent leur rôle de manne économique. Or, le rôle du moteur économique de Churchill est récemment revenu à l’ordre du jour.
Radio-Canada / Gavin Boutroy
Photo: Le port compte quatre places d’amarrage. Crédit: Radio-Canada / Gavin Boutroy
Des pétrolières à Churchill?
Avec la guerre en Ukraine, de nombreux pays occidentaux souhaitent réduire leur dépendance au pétrole et au gaz naturel russe. La destruction de cultures en Ukraine, grenier de l’Europe, a aussi fait augmenter la demande pour le blé canadien sur le plan international.
Non seulement Churchill est le port le plus proche des provinces des Prairies productrices de grain et d’énergie, mais il offre aussi un accès direct, sans fleuve ni écluse, à l’océan.
Dans l’Ouest canadien, les produits et les ressources vont bientôt accéder à des marchés du monde entier grâce à son corridor de transport dans le Nord, disait d’ailleurs, dans le discours du Trône, en novembre 2022, la première ministre du Manitoba, Heather Stefanson.
Le Manitoba sera à la tête de l’établissement de ce corridor, allant des montagnes Rocheuses jusqu’à la baie d’Hudson, ajoutait la première ministre. Le gouvernement s’est engagé à fournir 74 millions de dollars au chemin de fer de la baie d’Hudson pour améliorer ses infrastructures.
La province a annoncé, en avril, la signature d’un protocole d’entente avec les autres provinces des Prairies pour soutenir le développement du corridor économique dans le nord de la province.
Ce protocole survient quelques mois après que l’Alberta a demandé au Manitoba d’entamer des discussions pour l’exportation du pétrole albertain à partir du port de Churchill.
Le chef du Parti conservateur du Canada, Pierre Poilièvre, prône l’utilisation du port à des fins similaires. Dans le cadre d’un plan pour mettre fin à la dépendance au pétrole d’outremer, un gouvernement Poilièvre fournirait des approbations rapides pour permettre au port de Churchill d’exporter de l’énergie canadienne produite [judicieusement], a-t-il écrit dans un tweet. Enlevez les gardiens, ouvrez le portail à l’Arctique!
Pour l’instant, le Manitoba évite de parler de la question du pétrole. L’ancien propriétaire, Omnitrax, avait proposé de faire la même chose en 2014, mais l'entreprise a abandonné son projet en raison de l’opposition de résidents de Churchill, de Premières Nations et de groupes environnementaux.
Natif de Churchill, Randy Spence comprend l’attrait d’un tel projet d’exportation, bien que l’impact environnemental le préoccupe. Il nous faut du revenu, résume-t-il. C’est effrayant de penser à ce qui se passerait si nous n’avions plus de grain.
Randy Spence note qu’il faudrait des investissements majeurs pour adapter le port aux cargaisons de pétrole. « Est-ce que quelqu’un va investir de l’argent dans des installations qui ont 90 ans? J’en doute, et c’est vraiment ça, la question », fait-il valoir.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy
Entre le réchauffement climatique, des préoccupations liées aux chaînes d’approvisionnement et à la géopolitique, il y a de nouvelles occasions dans les eaux arctiques qui pourraient entraîner l’augmentation du nombre de bateaux, affirme le professeur de chimie de l’environnement de l’Université du Manitoba Feiyue Wang, qui étudie les déversements de pétrole dans les eaux arctiques.
Il est responsable du Centre d’observation marine de Churchill, financé en partie par le gouvernement de l’Alberta et disposant d’un bâtiment dans la communauté, d’un navire de recherche et d’un vaste réseau de capteurs dans les eaux de la région.
La plupart des technologies liées au déversement de pétrole sont élaborées pour les océans ouverts du sud, explique-t-il. Les chercheurs du centre se penchent notamment sur la détection et l’atténuation des déversements de pétrole sous la glace.
La réalité, c’est que l’Arctique sera plus ouvert, plus accessible au transport maritime, que ce soit le transport régional entre des communautés ou l’expédition commerciale, explique Feiyue Wang.
Feiyue Wang souligne qu’il est impossible d’éliminer tous les risques de dommages irréversibles pour l’environnement marin de Churchill présentés par le transport de pétrole, bien qu’il soit optimiste par rapport aux technologies d'atténuation du risque.
Toute activité industrielle comporte des risques, dit-il : Le mieux qu’on puisse faire, c’est de se préparer, n’est-ce pas? C’est ce que l’observatoire fait, il est là pour aider.
Les résidents veulent avoir leur mot à dire
Le Centre d’observation marine de Churchill, ouvert en 2022, a été construit sur le cap Merry, a quelques kilomètres du port. Pour le construire, il a fallu faire sauter de la roche portant les profondes cicatrices de la glaciation. C’est aussi un lieu prisé par les habitants de Churchill pour leurs pique-niques familiaux.
Certains résidents sont déçus par cela. La province a fourni les permis nécessaires sans même consulter les habitants, soutient Penny Rawlings. Pour elle, c’est symptomatique de l’attitude des gouvernements envers son village.
Malheureusement, souvent, nous sommes dépassés par les gouvernements provinciaux et fédéraux, nous n’avons pas vraiment notre mot à dire, ici, à Churchill, alors qu’on habite ici et qu’on a des entreprises ici toute l’année, explique-t-elle.
La création d’une carrière de gravier à coups d’explosifs pour dégager des roches côtières au sud du village est un autre exemple de cette attitude. Cette roche est destinée à renforcer les remblais du chemin de fer.
Nous devons arrêter d’accepter de faire exploser notre côte. C’est vraiment troublant. Nous n’avons qu’une très petite côte au Manitoba et on la fait sauter comme gravier pour le chemin de fer, déplore Penny Rawlings.
Un graffiti datant de 1960 sur une roche du cap Merry. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy
Quant à la possibilité d’exporter du pétrole depuis Churchill, la propriétaire de l’Arctic Trading Post n’est pas convaincue qu’il existe une manière sécuritaire de le faire et s’inquiète des conséquences sur l’environnement et, donc, sur le tourisme.
J’habite ici depuis de nombreuses années. J’ai vu beaucoup de changements dans l’environnement. J’ai vu beaucoup de changements dans les espèces animales qui viennent à Churchill. Nous marchons sur une corde raide, entre conserver ce que nous avons ici et le développement économique, fait valoir la Manitobaine, qui ajoute que les ours polaires se font de plus en plus rares.
Penny Rawlings, tout comme Randy Spence, s’inquiète de nouvelles interruptions du chemin de fer. Au printemps, VIA Rail a publié un avertissement d’interruption de service sur le chemin de fer entre Gillam et Churchill.
Penny Rawlings estime qu’une interruption de trafic ferroviaire mènerait à une réduction de 30 % du nombre de touristes à Churchill cet été. Randy Spence dit que cela signifierait la perte d’une autre saison de transport de grain. Ni VIA Rail ni Arctic Gateway n’ont accepté d’expliquer ce qui allait se passer avec le trafic ferroviaire durant l’été 2023.
On m’a récemment demandé combien cela coûterait de construire un nouveau port. Ce serait des milliards de dollars. Tout ce qu’on construit maintenant a une date de péremption. Quand on a construit cet endroit, il n’y avait pas de date de péremption, déclare Randy Spence.
Il garde toutefois espoir. Il n’est pas prêt à prendre sa retraite, et le port non plus. Cette structure a été construite, il y a quoi, 90 ans? Elle est encore bonne. Il y a un peu d’usure, mais structurellement, elle est solide déclare-t-il, accoudé sur un pilier de béton dont la seule imperfection est la signature de travailleurs, en ajoutant à la blague que son nom s’ajouterait peut-être aux leurs le jour de sa retraite.
Vue du port depuis les docks.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy