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Un clôture barbelée sous le frimat
Radio-Canada / Gavin Boutroy

Un lieu où les nouvelles technologies sont mises à l'épreuve du froid

Texte et photos par Gavin Boutroy

Pour l’Area 55, six mois de neige et 222 jours de gel par année sont un atout. L’établissement se trouve derrière des barbelés et des portails cadenassés près de l’aéroport de Thompson, une ville située dans le nord du Manitoba. Des entreprises du monde entier viennent y tester les limites de leurs inventions en toute confidentialité.

Le centre a été baptisé Area 55 parce qu’il est situé à 650 kilomètres au nord de la capitale manitobaine, sur le 55e parallèle. Son nom fait aussi allusion à la fameuse base secrète des forces armées américaines, Area 51, où a été mis au point l’avion d’espionnage U-2 pendant la guerre froide.

L’Area 55 se prête également au développement de technologies secrètes.

C’est suffisamment isolé qu’on puisse aller sur les lacs [gelés], et les testeurs ne se sentent pas épiés en tout temps. Ils ne sont pas dérangés, ce qui est très important pour eux, souligne la mairesse de Thompson, Colleen Smook.

La ville accueille des tests de technologie par temps froid depuis les années 1980. Toutefois, durant la dernière année, l’industrie a retrouvé une plus grande visibilité lorsque l’Autorité aéroportuaire a acheté, en décembre, l’ancien centre de tests de Ford, situé à côté de l’aérogare.

Un entrepôt avec un cadena en gros plan
Area 55 se trouve à côté de l’aéroport de Thompson. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

L’Autorité aéroportuaire est particulièrement bien placée pour chapeauter des tests par temps froid en raison de l’étendue des installations dont elle dispose, selon son président-directeur général (PDG), Curtis Ross. 

Toutes les technologies sont les bienvenues : voitures, motoneiges, camionnettes, drones, chasse-neige…

Nous pouvons fermer notre piste d’atterrissage lorsque le dernier vol quitte l’aéroport. Alors, de 23 h à 5 h 30 du matin, nous pouvons utiliser la piste comme circuit pour les tests, explique Curtis Ross, qui travaille dans l’industrie des tests d’hiver à Thompson depuis 25 ans.

Notre aire de stationnement des avions peut être utilisée pour tester des chasse-neige autonomes, par exemple, poursuit le PDG de l’Autorité aéroportuaire. Nous sommes vraiment un guichet unique pour les entreprises.

La création de Subzero North, une organisation de marketing de l’industrie des tests d’hiver à Thompson, a permis à tous les acteurs importants de la ville, notamment les entreprises, le Collège universitaire, le gouvernement municipal, l’autorité aéroportuaire et les corporations de développement communautaire de faire front commun. 

Et, depuis l’achat du centre de tests de Ford, les signatures de protocoles d’entente s'enchaînent avec diverses entités, comme un centre d’essais hongrois, Transport Canada ou encore l’entreprise spécialisée en tests de drones 3–Points.

La ville de Thompson au Manitoba

Des nouvelles technologies au pays du Mineur-roi

Au cours des huit heures de route entre Thompson et Winnipeg, la prairie est rapidement remplacée par de profondes forêts de conifères. La route est parsemée de croix blanches, chacune représentant une âme perdue sur cette étendue souvent glacée. Il y a des panneaux qui signalent l’absence d’une station d’essence sur une distance de 175 kilomètres, et puis une autre, sur une distance de 225 kilomètres. 

En arrivant à Thompson, la silhouette de la cheminée d’une fonderie se dessine à l’horizon. La statue du Mineur-roi guette alors les nouveaux venus à l’entrée de la ville de 13 000 habitants. 

Ici, le nombre de pick-up dépasse largement le nombre de voitures. Les rues sont comme des tunnels en raison des bancs de neige, miroir des galeries minières creusées dans le roc sous la ville. Aucune fumée ne s’élève de la fonderie. Aujourd’hui, le minerai broyé est envoyé à Sudbury pour y être raffiné. 

Thompson est une ville minière en transition. Depuis la fermeture définitive de la fonderie, en 2018, la mine de l’entreprise brésilienne Vale compte entre 800 et 900 employés, une réduction de presque le tiers par rapport à l’année précédente.

Située dans une région particulièrement pauvre du Manitoba, et durement touchée par les ravages de la colonisation, Thompson se trouve régulièrement en tête des villes ayant le plus haut indice de criminalité au Canada. Capitale du crime, capitale de la violence, ville la plus dangereuse au pays… Les clichés pullulent, ce qui irrite la mairesse, Colleen Smook.

Mme Smook dans son bureau.

Avec les gens qui viennent pour les tests d’hiver [...] cela donne de la bonne visibilité à Thompson, parce qu’il se dit beaucoup de choses négatives à notre sujet. Si vous allez sur Internet, vous verrez que nous sommes la capitale du crime, et cetera. Mais, lorsque vous venez habiter et travailler à Thompson, vous allez certainement avoir une perspective différente du Nord, explique-t-elle. 

Si, aujourd’hui, l’industrie est limitée à une trentaine de postes à temps plein directement liés aux tests d’hiver, elle crée ponctuellement des occasions d’emplois pour les travailleurs de Thompson et est à l’origine d’autres types de retombées économiques.

Cela remplit nos hôtels, nos restaurants [les avions] pendant ce qui serait normalement une période creuse. Alors les gens gardent leurs emplois, et l’économie de Thompson continue de rouler, affirme Colleen Smook.

Une rue en hiver à Thompson au Manitoba
À Thompson, il y a en moyenne 222 jours de gel par an, selon Subzero North. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

La mairesse estime qu’il existe de 300 à 500 emplois indirects grâce à l'industrie des tests hivernaux.

Le taux de chômage de Thompson était de 8,9 %, selon le recensement de 2021, soit près du double de celui du Manitoba. Le Collège universitaire du Nord, établi dans la ville, tente de former la main-d’œuvre locale pour mieux répondre aux besoins de l’industrie dans le secteur.

Avec la réduction du rôle de la mine, les formations se diversifient, mettant, par exemple, l’accent sur la santé, les services sociaux ou encore les affaires. Le dynamisme de l'industrie des tests d'hiver pousse le Collège à adapter son offre de cours dans ce domaine.

À Thompson, les drones prennent leur essor

Le gestionnaire du centre de développement de la main-d’œuvre du Collège universitaire du Nord, Tim Gibson, croit qu’il n’y a pas de limite au potentiel de création d’emploi de l’industrie des tests d’hiver. Il est aussi membre du conseil d’administration de Subzero North.

Les possibilités sont sans limites. Elles dépendent de notre capacité à être créatifs en utilisant les innovations et les technologies qui sont ici, affirme-t-il. 

Il donne l’exemple des drones. Récemment, deux personnes à Thompson ont été formées comme pilotes de drone en collaboration avec le Collège Mohawk de Hamilton, en Ontario.

Un homme derrière un ordinateur
Tim Gibson est le gestionnaire du centre de développement de la main-d’œuvre du Collège universitaire du Nord.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

C’est l’une des manières dont l’industrie des tests d’hiver crée des emplois, comme le précise Curtis Ross, de l’Autorité aéroportuaire. Disons que quelqu’un a un prototype de drone, mais qu’il ne veut pas envoyer cinq personnes à Thompson pour faire ses tests. Nous voyons cela comme une occasion. Nous pouvons former des gens ici pour effectuer les tests [pour les clients], explique-t-il. 

Tim Gibson estime que la formation de pilotes de drones serait un bon point de départ pour le Collège. Nous devons être stratégiques en nous alignant sur les bonnes innovations et technologies. Je crois que les drones sont un exemple facile que tout le monde peut comprendre, ajoute-t-il.

L’un des responsables du centre d’innovation de drones du Collège Mohawk, Richard Borger, explique que l’établissement a décidé de se rendre à Thompson non seulement à cause du froid, mais aussi en raison de l’expérience du personnel et des installations de l’Area 55.

C’est un autre monde. Les tests par temps froid comportent leurs difficultés spécifiques et le fait de pouvoir s’adresser à quelqu’un qui a de l’expertise pour des conseils et des techniques est exceptionnel, explique Richard Borger.

Il affirme qu’il est important de tester les limites des drones, vu leurs nombreuses applications par temps froid, recherche et sauvetage, tournages animaliers en pleine nature, ou leur utilisations dans les domaines plus industriels, comme la cartographie.

Un drone en vol
L’immense hangar de l’Area 55 permet de faire voler des drones à l’intérieur, en cas de besoin. Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Richard Borger pense que l’autre attrait de l’Area 55, c’est la récente signature d’un protocole d’entente entre Subzero North et Transport Canada pour les tests de prototypes, notamment de drones.

Pour Richard Borger, cette entente vient renforcer l’importance des installations à Thompson, vu que Transports Canada gère et réglemente l’utilisation des drones au Canada. C’était une bonne option parce que ce dernier détient l’agrément réglementaire, explique-t-il.

Aux frontières de la connaissance

Mark Robbins est gestionnaire de projet au Centre d'innovation de Transports Canada. Il explique que le Ministère s’intéresse aux tests par temps froid parce qu’il essaie de mettre au point un cadre réglementaire pour les technologies de transport émergentes.

En testant des drones dans des conditions qui se rapprochent des limites des manufacturiers, cela permet à Transport Canada de comprendre quels sont les risques pour la sécurité quand on vole dans des conditions extrêmes, note Mark Robbins.

Les fabricants affirment habituellement qu’un drone ne peut pas fonctionner en dessous d’une certaine température, simplement parce qu’ils ne sont pas certains qu’il fonctionnera correctement.

Un test récent d’un drone commercial pour lequel on n’avait pas établi de température de fonctionnement minimal a montré que celui-ci fonctionnait parfaitement à -30 degrés Celsius. « Nous avons pu travailler avec le manufacturier et lui dire : "Si vous changez deux ou trois choses, nous pouvons être sûrs qu’il marchera à -40 degrés" », poursuit Mark Robbins.

Mark Robbins explique que le protocole d’entente de Transport Canada avec Subzero North est le seul au pays à porter sur des tests dans des conditions hivernales extrêmes. Il est aussi unique, puisqu’il porte sur les quatre modes de transport dont le Ministère est responsable, soit les airs, la mer, les routes et les chemins de fer.

Ces tests ont un certain nombre de retombées secondaires et indirectes, poursuit le gestionnaire de projet de Transport Canada. 

À titre de comparaison, pensez à l’espace, dit-il. Il y a toutes sortes de découvertes intéressantes sur le chemin, des inventions secondaires [qui sont le fruit du développement de technologies]. Nous considérons que les tests d’hiver et de climats extrêmes sont comparables à cela.

Mark Robbins explique que ces innovations peuvent, tout simplement, être une nouvelle manière de penser. Lors d’un récent test des limites d’un drone, Transport Canada a découvert que le premier point de défaillance n’était pas une hélice, ou le système de communication d’un drone. C’était plutôt l’humain. 

C’était les pouces. Le pilote a commencé à perdre la sensation dans les pouces [en raison du froid] bien avant toute défaillance mécanique. C’était vraiment utile parce que cela crée un nouveau paramètre à prendre en compte dans la manière de penser à ces choses-là. Les facteurs humains sont beaucoup plus importants que nous ne le pensions au début. 

De l’innovation qui boucle la boucle

Les industries traditionnelles de Thompson comme la mine ou le tourisme dans la nature profitent aussi du bassin de connaissances et d’innovations créées par la présence de l’Area 55.

Geoff Greenfield est l’un des deux premiers pilotes de drones pour les opérations avancées formés à Thompson. Il travaille aussi pour le fournisseur d’industrie lourde Moffett Supply et est le propriétaire de l’entreprise touristique Howling Wolf Tours.

Il s’intéresse déjà aux applications des drones à l’industrie lourde et a l’intention d’intégrer des images prises avec un drone à son entreprise touristique. 

Un homme qui pilote un drone
Geoff Greenfield s’attend à ce que les drones jouent un rôle important dans l’avenir du transport dans le nord du Manitoba.Photo : Radio-Canada / Gavin Boutroy

Cet éventail de possibilités, il l’a découvert lorsqu’on lui a proposé d'être formé comme pilote de drone pour les tests par temps froid. Il s’attend à ce que les drones mènent à toute sorte de changements positifs dans le nord du Manitoba. 

Si quelqu’un dans une communauté isolée a besoin de quelque chose, c’est beaucoup plus rapide d’utiliser un drone que de prendre un véhicule sur une route de glace. Les drones peuvent aussi être utilisés pour la recherche et le sauvetage, poursuit-il.

À titre d’exemple, il dit que l’utilisation d’un drone est une manière beaucoup plus sécuritaire d’examiner un éboulement dans une mine.

Au Collège universitaire du Nord, Tim Gibson a lui aussi remarqué l’impact de ce mélange de technologies et d’innovations dans la ville. Ainsi, il examinait la possibilité d’offrir une formation sur la réparation de portes industrielles, mais les possibilités offertes par les drones pourraient lui faire modifier le plan de cours.

L’une des choses qu’il faut apprendre à faire, c’est un inventaire des portes, ce qui se ferait normalement avec un élévateur quelconque. Or, cela peut être effectué rapidement, facilement et en toute sécurité avec un drone, explique-t-il. 

C’est pourquoi Tim Gibson pense que le Collège universitaire du Nord doit repenser ses méthodes de formation et sa manière de penser en raison des nouvelles technologies.

Cette vision rejoint celle de Curtis Ross, le PDG de l’Autorité aéroportuaire propriétaire de l’Area 55. Il est convaincu que le centre de tests d’hiver prendra de l’ampleur dans la communauté.

Avec cette évolution, dans 10 ans, ce sera vraiment plus un centre éducatif et technique. C’est notre vision à long terme pour ce site, conclut-il d’un ton enthousiaste.

Le hangar de Area 55 à Thompson au Manitoba
Le hangar de Area 55 à Thompson au ManitobaPhoto : Radio-Canada / Gavin Boutroy

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