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Nous sommes des cultivateurs, disait fièrement ma grand-mère. En plus de ses vaches laitières, elle avait un jardin, élevait de la volaille, des moutons, parfois un cochon. À cette époque, des fermes comme la sienne, ni riches ni pauvres, il y en avait des milliers.
Je me souviens que les denrées achetées à l’épicerie tenaient dans une petite boîte de carton, à demi remplie. De la farine, de la poudre à pâte, du sucre, de la mélasse, un peu de saindoux, parfois du beurre d’arachides et des bonbons durs, c’était à peu près tout. Dans ma ville, il y avait une laiterie. Au village voisin, une beurrerie. La production agricole a depuis bien évolué.
Je me demande ce que grand-maman aurait pensé du Défi 100 % local. Est-ce encore possible de manger local à l’année, en dehors de la période des récoltes? La meilleure façon d’avoir la réponse à cette question, c’était de tenter l’expérience. De donner un point de vue de consommatrice à ce que Matane et ses alentours pouvaient m’offrir durant une année pour me nourrir.
Comme journaliste, j’y ai aussi vu l’occasion d’explorer un aspect plus sombre de notre assiette agroalimentaire, celle des déserts alimentaires. De grandes portions de mon territoire régional sont désormais peu ou plus du tout desservies par le grand réseau de distribution alimentaire et se retrouvent sans épicerie, sans supermarché. Comme si d’une certaine manière, on revenait au temps de ma grand-mère où il fallait « descendre en ville » pour faire l’épicerie.
La démarche
Ailleurs, en Europe par exemple, pousse le mouvement Février sans supermarché. Ça m’a inspirée. J’ai donc cessé, durant un an, d’aller au supermarché et dans les commerces affiliés aux trois grandes enseignes que sont Loblaw, Sobeys et Metro. Évidemment, pas de courses non plus aux Cotsco, Walmart et Cie.
Plusieurs producteurs locaux vendent leurs produits directement à la ferme.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Pendant un an, du 1er octobre 2018 au 30 septembre 2019, mes fournisseurs ont été les marchés publics, les producteurs locaux. 100 % local, au Québec, avec l’hiver, c’est un pensez-y-bien. Pour compléter mon assiette, j’ai aussi fréquenté les commerces indépendants de ma région (et des régions où j’ai voyagé) ainsi qu’un groupe d’achats communautaires d’aliments en vrac et biologiques dont j'étais déjà membre.
Voici donc mon année à partir de ce qui a atterri, ou pas, dans mon assiette et le questionnement qui en a découlé.
J’oubliais. À la maison, nous sommes deux.
Les éleveurs de volaille sont absents en Matanie. Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Acheter sa viande sur le marché local
Mi-novembre 2018. À vue de nez, mon rôti de dinde doit bien faire 2 kilos. Le reste de la poitrine est déjà ensaché. J’ai aussi des cubes, des morceaux qui seront redécoupés en escalopes plus tard, de la viande hachée. Le poids des oiseaux varie entre 16 et 17 kilos. Une seule cuisse fait un repas pour six personnes.
À feu doux, un bouillon concocté avec les os des dindes, des légumes et les herbes du jardin frémira toute la nuit.
Depuis 20 ans, chaque automne, on dépèce deux dindes élevées à la ferme d’une lointaine parente. Avec trois ou quatre poulets biologiques de Charlevoix, c’est l’essentiel de la volaille que nous mangerons cette année. Même si, comme beaucoup de gens au pays, ma consommation personnelle de viande diminue, elle n’a pas complètement cessé.
En ville, c’est assez facile de trouver la petite boucherie qui fait le pont entre le producteur et la clientèle. En région, même agricole, c’est plus laborieux.
Ce qui est produit chez nous n’est plus vendu chez nous, ou si peu. Prenez le porc. C’est le produit bioalimentaire le plus exporté par le Québec. Il s’abat 20 000 porcs par jour au Québec. Le problème, c’est de trouver le producteur qui vous vendra directement sa viande ou qui la distribue localement.
Émergent ici et là toutefois de nouvelles propositions.
Des bêtes de la ferme des Érables. Photo : Radio-Canada
Tout le bœuf, le porc et la charcuterie que j’ai mangés au cours de la dernière année sont venus de la ferme des Érables. Les propriétaires élèvent du bœuf et du porc, mais possèdent aussi une boucherie où ils découpent et transforment la viande. Tout est vendu dans la région.
J’ai découvert un circuit régional court qui fonctionne bien pour le porc, le bœuf et l’agneau grâce à un petit abattoir à Luceville, à trois quarts d’heure de route de chez moi.
Pour la volaille, c’est plus compliqué. L’abattoir le plus près est à Lévis. Comme le producteur doit assumer tous les coûts de transport de la ferme à l’abattoir, ces coûts sont un frein à l’émergence de petites productions. Il n’y a aucun éleveur de volaille en Matanie. Ni petit ni grand. Même chose dans l’ensemble de la Gaspésie. Aucun, comme dans zéro.
Sous gestion de l’offre, comme le lait ou les œufs, les productions avec quotas de poulets et de dindons du Québec sont concentrées dans quelques régions.
La gestion de l’offre est un système qui limite la production selon des quotas ou contingents répartis entre les producteurs. Un quota, c’est grosso modo la permission de produire une quantité définie de lait, de poulets, de dindons ou d’œufs. Un des avantages de la gestion de l’offre est de protéger la production intérieure et de garantir un prix aux producteurs.
En découpant une dinde d'environ 16 kilos, plusieurs repas pourront être préparés pour les prochains mois.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Au Québec, l’élevage de volaille est illégal si les animaux sont abattus à la ferme et si les élevages comptent plus d’animaux que le permet la Fédération des producteurs de volaille. Officiellement, la dinde de ma lointaine parenté n’existe pas.
Le président de l’Union paysanne, Maxime Laplante, s’en insurge. Je ne comprends pas pourquoi on maintient tout ce domaine dans la noirceur, dans l’illégalité, alors que c’est ce qui se passe dans le reste de la planète. Je serais en Suisse ou dans un paquet d’États aux États-Unis, j’aurais le droit de faire exactement comme ces gens-là. Ce serait légal, ils pourraient même le déclarer comme un revenu, avoir des dépenses admissibles pour leur déclaration d’impôt.
L’Union paysanne a demandé à la Régie des marchés agricoles du Québec d’autoriser un élevage artisanal, sans quota, d’un maximum de 2000 poulets (au lieu de 100), de 300 dindons (au lieu de 25) et de 300 pondeuses plutôt que 99.
La décision est tombée à l’été 2019 : les fermes artisanales pourront dorénavant élever 300 poulets. Pour les œufs et le dindon, la Régie a dit non.
La décision soulève l’incompréhension du président de l’Union paysanne. Avec les nouveaux accords internationaux que le Canada a signés, on laisse entrer sur le territoire du Québec les mêmes denrées en production de masse, d’œufs, de poulets, qui ont été produits hors quota. On permet l’entrée de ces produits sur notre territoire, dans nos épiceries, et on interdit la production locale de ces mêmes produits.
L’élevage hors quota est plus ouvert ailleurs au Canada. Une ferme artisanale, c’est un maximum de 3000 poulets en Ontario et de 2000 en Colombie-Britannique ainsi qu’en Alberta.
À 300 poulets dorénavant au Québec, est-ce qu’il y aura un producteur en Matanie?
Les produits laitiers sont difficiles à trouver en-dehors des grands réseaux de distribution.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
La production locale et les produits laitiers
17 décembre 2018. Mon père vient de décéder après une courte et grave maladie. Au cours des dernières semaines, ma maison, située près de l’hôpital, n’a pas désempli. Mes trois frères, un neveu, mes filles dorment à la maison. Je réalise rapidement que je suis la seule de ma famille à ne pas mettre de lait dans mon café le matin.
Le seul lait vraiment local est celui de la laiterie Ora, produit à Rivière-du-Loup. Hélas, il n’est pas distribué chez nous et il est hors de question de rouler Matane-Rimouski, 200 km aller-retour, pour aller en acheter.
Ironiquement, ce n’est pas parce que vous vivez au Bas-Saint-Laurent, 5e région productrice de lait au Québec, que vous pourrez acheter du lait chez votre voisin agriculteur. Dans mon grand vagabondage alimentaire, la recherche du lait et des produits laitiers demeure la plus irritante et la plus loufoque.
Pour des raisons d’hygiène, il est impossible d’acheter du lait cru à la ferme au Canada. C’est interdit. J’ai tout de même commencé à m’informer pour savoir si je pouvais trouver le moyen de m’approvisionner plus localement.
C’est fou, les histoires de lait jeté, surtout l’hiver, qu’on m’a racontées, de fromage en grains fabriqué et vendu en cachette. S’il faut croire toutes ces confidences, ce n’est pas si rare qu’un producteur fabrique du fromage, de la crème, plutôt que de jeter ses surplus. C’est surtout terriblement tabou.
Il est impossible d'acheter du lait directement d'une ferme au Québec.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Je sais maintenant qu’au Québec, si vous voulez acheter du lait directement à la ferme, les précautions à prendre font penser à une transaction avec un vendeur de drogue ou un receleur. Pour du lait.
Ici, une fromagerie artisanale doit payer le prix et le transport du lait à la Fédération des producteurs de lait, même si son lait vient des vaches qui meuglent dans l’étable, à côté.
L’industrie laitière, sous gestion de l’offre, est malmenée ces jours-ci par différents traités internationaux qui viennent gruger des parts du marché local. Selon plusieurs, et j’en suis, la gestion de l’offre a ses avantages, dont celui justement de protéger la production intérieure et de garantir un prix aux producteurs.
Par contre, au Québec, le système, tel qu’il est, laisse peu de place à une ouverture vers la vente locale ou la transformation à petite échelle.
En Alberta, où les producteurs sont aussi soumis au système de la gestion de l’offre, il est possible d’acheter du lait pasteurisé à la ferme. Chaque producteur peut vendre ou transformer jusqu’à 50 litres de lait hors quota.
La transformation artisanale du lait en crème fermière, en yogourt ou en beurre pour une consommation locale ou une distribution limitée à la Haute-Gaspésie ou à la Matanie, par exemple, est quasi impensable au Québec.
De l'été au début de l'automne, les tomates sont produites en grand nombre.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
La saison des légumes
Début janvier 2019, je suis dans la chambre froide. Je trie des tomates. Une amie, agronome diplômée, a fait un jardin pour la première fois, cette année. Elle est arrivée un matin d’automne avec des dizaines de kilos de tomates bios, pas tout à fait mûres. En les enveloppant bien dans du papier, rangées dans le noir, au frais, j’ai eu, sans trop de pertes, des tomates rouges pendant tout le mois de décembre.
En ces premiers jours de janvier, j’en récupère encore quelques-unes. Le reste est à jeter au compost. Ce seront mes dernières tomates crues avant juin 2019.
L’achat de mes légumes pendant cette expérience a été une vraie leçon sur le sens du mot saisonnalité. Vert profond, croquants et sucrés, les épinards mangés à la fin novembre ont été les meilleurs de ma vie. Le lendemain, il neigeait.
Les pousses de tournesol, de radis ou de brocoli ont été ma seule verdure de l’hiver. J’en ai même fait pousser, moi qui suis nulle en jardinage.
Je me suis aussi procuré un panier d’hiver, toujours mystifiée par le potentiel de conservation des choux et des courges. Il y a eu la surprise de l’hiver : de fabuleuses endives blanches fraîchement cueillies.
Curieusement, ce n’est pas en hiver que la rareté des légumes se fait sentir. Non, le creux de la vague locale, c’est le printemps, lorsque même les piliers de l’alimentation québécoise que sont l’oignon, la pomme de terre et la carotte deviennent des raretés.
Les oignons et les pommes de terre deviennent des denrées rares au printemsp.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Au printemps, les premières tomates et aubergines ont été plus que bienvenues.
Heureusement, j’avais aussi quelques réserves : de la passata en conserve maison, des marinades, de la ratatouille ainsi que des tomates, des poireaux et des poivrons au congélateur.
Manger selon les saisons, c’est, au fond, secouer les puces d’habitudes culinaires qui rendent les fraises en hiver aussi banales que la neige en février. Les plats que j’ai cuisinés ont changé. J’ai dû les adapter aux absences. J’ai aussi exploré d’autres menus.
L’hyperlocal est d’abord un choix de fraîcheur où le contact avec le producteur devient un gage de qualité et de découvertes. Mes légumes n’ont jamais été si savoureux.
Les supermarchés misent sur les bas prix pour attirer les clients.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Le coût de l'alimentation locale
Troisième semaine de février, mes pommes de l’automne sont toutes ratatinées et les bleuets congelés, tous mangés. Ma petite épicerie locale ne vend aucun fruit frais. En visite à la maison, deux petites frimousses veulent des raisins. J’accompagne leur mère au supermarché.
Dans les allées, je note les raisins de Californie à 3 $ le kilo, les mangues du Pérou à 1 $ chacune, la boîte de clémentines du Maroc à 4 $. J’ai toujours été très bonne pour dénicher les aubaines.
Ce « toujours moins cher » contient des ingrédients qu’on ne remarque plus, comme la distance parcourue par ces clémentines avant d’arriver dans ce supermarché ou l’impact des monocultures sur l’environnement et de la compétitivité sur l’agriculture locale.
Le producteur maraîcher Biojardin des Bois cultive des légumes pour les consommateurs locaux.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Alors maintenant, parlons prix.
Pour le producteur, le prix, c’est celui de son travail. Pour me faire un salaire à la fin de l’année, il faut que j’en vende des petits paquets de carottes à 3 $, explique Denis Morais, de la ferme maraîchère Mycobio.
Pour le consommateur, le prix payé pour des aliments est compressible selon son budget et extensible selon ses valeurs : biologique, local, végane, etc.
Est-ce que ça coûte plus cher de manger local? Oui, mais il faut faire beaucoup de nuances. C’est de temps en temps moins cher qu’à l’épicerie. Ça arrive. Pendant mon expérience, j’ai fait parfois pour 35 $ d’achats par semaine, d’autres fois, pour 350 $.
Mon budget était d’environ 100 $ par semaine pour deux. Je l’ai souvent dépassé, mais parce que mes modes d’acquisition ont changé.
Il est préférable d’acheter en plus grande quantité. La viande, entre autres. Auprès du producteur, le prix est le même pour toutes les coupes de l’animal. C’est moins cher qu’en épicerie pour le filet mignon, mais plus cher pour les cubes.
J’ai par contre acheté beaucoup moins de viande cette année au profit des légumes, des œufs et du fromage, ce qui coûte moins cher, même en achat local et biologique.
Au groupe d’achat communautaire, les huiles, farines, légumineuses et noix sont au prix de gros, mais il faut parfois débourser beaucoup quand le produit n’est offert qu’en grande quantité.
J’ai appris à acheter mes fromages en demi-meules ou en meules entières, qui sont souvent vendues moins cher le kilo. J’ai adopté ma fromagerie régionale, la Fromagerie du littoral, notamment pour le Rayon d’or, dont l’affinage vaut bien son pesant de lait.
C’est en hiver que ça m’a coûté le moins, puisque mes achats étaient effectués en fonction de la disponibilité. Ça compense le coût des réserves d’automne.
J’ai un grand congélateur vertical et une chambre froide, ce qui permet justement de faire des réserves. Je suis bien consciente que tous ne sont pas équipés de cette manière.
Il y a beaucoup d’aliments, les très exotiques et les gâteries comme les petits biscuits au chocolat, qui n’étaient plus sur ma liste d’épicerie. Enfin, pendant que les prix grimpaient à l’épicerie, c’était de mon côté très stable.
Bref, si j’avais eu un budget plus restreint, il y aurait sans doute eu encore moins de viande au menu et plus de légumes, céréales ou légumineuses.
La ferme maraîchère Micobio produit des légumes pour le marché local.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Néanmoins, même pour deux personnes, ça demande beaucoup de planification et une grande mobilité. Il faut prendre le temps de se rendre chez le producteur et de parcourir parfois plusieurs kilomètres. L’essence est une dépense. Et puis, faire un aller-retour Matane-Rimouski pour acheter des légumes ou du lait, ce n’est pas très bon pour la planète.
J’ai tenté d’éviter le trajet autant que possible. Heureusement, la petite épicerie de produits locaux du centre-ville, où je pouvais me procurer viandes, légumes et vrac, a été d’un bon soutien.
Le mot-clé pour manger local à l’année serait adaptation : au manque, aux saisons et aux prix. Tout cela dans un contexte expérimental de fausse pénurie et d’absence de difficultés financières.
Par contre, pas très loin de chez moi, la pénurie existe vraiment. En Haute-Gaspésie, parcourir plusieurs kilomètres pour faire son épicerie, c’est devenu une réalité quotidienne.
Les commerces comme le magasin général de La Martre sont de moins en moins nombreux le long de la route 132.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Les déserts alimentaires
13 mars 2019, Jacqueline Cleary est au fond de son magasin. La casquette vissée sur la tête, elle est en train de faire sa comptabilité. On jase un peu. Elle a déjà été propriétaire de l’épicerie du village voisin. Maintenant, à 74 ans, elle tient le phare à La Martre. Pas le célèbre phare rouge en haut de la butte, non, celui d’en bas, le dépanneur.
À la fin de la journée, elle ira livrer quelques provisions à une cliente âgée de 85 ans.
Jacqueline Cleary est propriétaire du Magasin général La Martre.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Des commerces comme ceux-là, il en existe de moins en moins le long de la route 132. Un Gaspésien sur cinq vit dans un désert alimentaire, c’est-à-dire dans un secteur ou une localité où il faut parcourir 16 km et plus à partir de sa résidence pour se procurer des aliments sains.
Il n’est pas rare que certains résidents des villages se regroupent en famille ou en groupe pour se rendre à Sainte-Anne-des-Monts, ou même jusqu’à Rimouski. Rendu là, c’est comme si les gens de Québec partaient faire leurs courses à Montréal.
Puisque la route est belle et qu’il faut de toute manière prendre sa voiture, on roule facilement 75 km de plus jusqu’à Matane. Et puis pourquoi pas un autre 100 km jusqu’à Rimouski?
Le gérant de l’épicerie de Cap-Chat y a vu une des raisons de la fermeture de son commerce. Les nouveaux propriétaires de l’épicerie de Mont-Louis y attribuent une partie de leurs difficultés même si Mont-Louis est à deux heures de route de Matane.
L'épicerie de Cap-Chat a été contrainte de fermer ses portes.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
C’est un serpent qui se mord la queue. Les gens vont plus loin parce que les tablettes des petits commerces sont moins garnies et que leurs produits sont plus chers. Faute de clients, les petites épiceries achètent moins. Parfois moins que le contrat signé avec l’enseigne. Puis au bout de son rouleau de caisse, la petite épicerie ferme. Le litre de lait est maintenant 20 km plus loin.
Plus à l’est de la péninsule, à Cap-Des-Rosiers, il faut parcourir 42 km pour trouver la première épicerie et 7 km pour aller au dépanneur. Comme le souligne une dame du village : Tu y penses à deux fois avant d’aller chercher un [sac de] chips.
Ça se peut qu’à la retraite, le temps de déplacement pour faire son épicerie ne soit pas un problème. Mais la route? L’hiver? Le coût et la dépense de carburant?
Soyons clairs. Il n’y a personne dans les villages qui meurt de faim, mais l’accès à des aliments sains est devenu un enjeu communautaire dans la région.
Pour les populations vieillissantes, à mobilité réduite, sans auto, là, ça pose problème, explique Suzanne Gérin-Lajoie, responsable des dossiers sécurité alimentaire au Centre intégré de services sociaux de la Gaspésie.
Le revenu moyen par habitant en Gaspésie demeure toujours un des plus bas du Québec. En 2018, 25 % de la population était âgée de 65 ans et plus.
En 2016, un des deux supermarchés de la MRC de la Haute-Gaspésie, qui compte 12 000 personnes, fermait ses portes. Le magasin n’atteignait plus les standards requis par Sobeys. Selon l’entreprise, le marché ne justifiait pas l’investissement nécessaire pour mettre à niveau le commerce.
En Gaspésie, un résident sur cinq vit dans un désert alimentaire et doit parcourir plusieurs dizaines de kilomètres pour trouver des aliments sains.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Pour pallier cette fermeture, de petits commerces spécialisés, boulangerie, épicerie de produits en vrac et biologiques, ont ouvert leurs portes. D’autres, poissonnerie, boucherie, épicerie fine, ont prospéré. Ce qui s’y vend n’est pas à la portée de toutes les bourses.
Le gros enjeu, c’est de ne pas augmenter les iniquités sociales dans l’accès à l’alimentation. La saine alimentation ne doit pas juste être pour les riches, et c’est ce qui est en train de se passer, croit Marie-Ève Paquette, chargée de projet pour la Démarche intégrée en développement social (DIDS) de la Haute-Gaspésie.
Il y a des gens, observe Marie-Ève Paquette, qui ne sont ni dans le local ni dans le biologique, ils sont juste dans « manger ».
L‘industrialisation de la production agricole et la concentration de la distribution agroalimentaire, ce sont des choix de société, pas des choix individuels, observe la chargée de projet Marie-Ève Paquette
Ça devient pourtant des problèmes individuels auxquels les solutions collectives sont encore à trouver.
Marie-Ève Paquette, chargée de projet pour la Démarche intégrée en développement social(DIDS) de la Haute-GaspésiePhoto : Radio-Canada / Joane Bérubé
Développer la vente directe au client ou par un unique intermédiaire, ce n’est pas assez, juge Mme Paquette. Les initiatives restent isolées, portées par de petits groupes.
Ce sont les gens hyper sensibilisés qui utilisent ces circuits. C’est comme si on met la charge sur la personne. Ce n’est pas par là que ça va passer. Ça, ça va rester toujours comme dans les années 60, super marginal, estime Marie-Ève Paquette.
La réponse doit aussi être politique, croit la jeune femme.
L'adaptation est nécessaire quand on veut s'approvisionner à proximité de son lieu de résidence.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Une agriculture locale à bâtir
1er avril 2019. À la poissonnerie, il y a foule. Je fais la queue pour obtenir les premiers crabes des neiges de la saison.
Ce souper, c’est une tradition familiale. Il est toutefois loin le temps où mon père payait 25 ¢ le crabe ou 2 $ la douzaine. Cette année, nous sommes huit à décortiquer les pinces pour les manger. Facture : autour de 100 $.
La mer a longtemps nourri son monde en Haute-Gaspésie.
Comme l’agriculture, la pêche est aussi une industrie. Les poissons et les fruits de mer du Québec sont des aliments de choix commercialisés à prix forts sur les marchés internationaux. Les poissonneries locales vendent un peu moins cher, mais pas toujours.
Les poissons et les fruits de mer du Québec sont commercialisés à prix forts sur les marchés internationaux. Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
La mer ne nourrit plus tout le monde en Gaspésie et la terre, bien peu de gens.
Il y a 50 ans, en Gaspésie, les gens avaient des jardins. Ce système alimentaire a complètement été dévasté. C’est le système global d’alimentation. Au lieu d’acheter nos légumes chez le voisin, on s’est mis à acheter nos légumes chez Metro, des légumes qui viennent de l’Ontario ou de on ne sait pas où, observe Marie-Ève Paquette, de la DIDSDémarche intégrée en développement social.
À l’heure où les grandes enseignes du commerce alimentaire désertent le marché local, la production agricole périclite. L’éloignement des marchés d’envergure amène une difficulté supplémentaire au développement du secteur agricole, peut-on lire dans le plan de développement de la zone agricole de la MRCMunicipalité régionale de comté.
Conséquences? L’agriculture s’étiole. Beaucoup de terres sont en friche. D’autres sont en cours de reboisement. Il ne restait plus, en 2018, que 18 entreprises agricoles en Haute-Gaspésie.
On est en train, observe Marie-Ève Paquette, de perdre tous nos services : les réparateurs de tracteurs, les vétérinaires, ce qui fait qu’une agriculture peut fonctionner. Si on ne fait pas quelque chose maintenant pour que la relève agricole s’installe dans tous les secteurs, on ne parle pas juste de maraîchers bios, on parle de producteurs de bœufs, de porcs, d’agneaux, de céréales, si cela ne se passe pas maintenant, il y a tellement d’expertises qui vont se perdre.
C’est déjà le cas. La dernière ferme laitière de la Haute-Gaspésie a fermé, en 2018, faute de relève. Il n’y en aura plus jamais, se désole la jeune femme. Cette ferme-là, il ne fallait pas la perdre. Il fallait trouver de la relève pour qu’on la garde. C’est sûr que, le lait, c’est un réseau, mais il y avait au moins un producteur chez nous.
L’agente de développement communautaire mise sur la mobilisation pour l’autonomie alimentaire locale afin de redémarrer la machine agricole.
C’est quoi pour nous, l’autonomie? C’est de dépendre le moins possible des régions extérieures, favoriser l’économie circulaire, locale et revitaliser nos territoires, lance Marie-Ève Paquette en décrivant Nourrir notre monde, le projet auquel elle travaille pour contrer la désertification alimentaire de la Haute-Gaspésie et assurer la sécurité alimentaire des plus âgés et des plus démunis.
En 2018, il ne restait que 18 entreprises agricoles en Haute-Gaspésie.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Divers projets d’autonomie alimentaire sont en branle, comme la création de jardins communautaires, de haltes routières nourricières ou de regroupements d’achats.
Marie-Ève Paquette rêve pour sa région d’un combo « oignons, patates, cochons » avec des caveaux municipaux et des lieux de dépeçage pour la boucherie.
Les modèles d’approvisionnement sont à repenser pour mieux desservir les villages. On pense que ça va passer par la prise en charge collective d’infrastructures communautaires et municipales. Des cuisines de transformation, des poulaillers avec une organisation collective. Sinon, c’est trop lourd, individuellement, croit l’agente de développement.
La seule affaire qui va vraiment bien, c’est la chasse, mais on n’a même pas une place pour débiter notre orignal. Les gens font ça dans leur grenier, avec une scie à viande. C’est broche à foin, même pas de chambre froide, c’est dans le garage, mais les gens savent tous comment débiter un orignal.
Des structures d’achat local sont aussi à rebâtir. Les légumes, on pourrait y arriver. Si nos institutions intègrent des pommes de terres, des carottes locales, on fait vivre des producteurs.
Les producteurs maraîchers doivent souvent transformer leur production pour rejoindre plus de consommateurs.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Le petit marché des producteurs maraîchers
Fin mai, il fait enfin soleil. Je plante des fines herbes et quelques légumes dans mes pots et plates-bandes, question d’expérimenter l’autonomie.
Il fait encore trop froid pour mettre mes plants d’aubergines en terre. Ça ira finalement au 24 juin.
À l’heure du premier gel, début septembre, je ne récolterai finalement que des fleurs. Jolies, mais pas très nourrissantes.
Depuis deux ans, les printemps sont pluvieux et froids. Ça retarde les semis et pas seulement les miens.
Les serres des maraîchers coûtent cher à chauffer. Les récoltes sont retardées et, parfois, irrécupérables. La saison est souvent trop courte pour se rattraper en cas de pépin.
Le jardin de Mycobio, installé à flanc de coteau, à Saint-Luc, produit pour 14 semaines de paniers d’été. À Montréal, ce genre de paniers est offert pour 21 semaines. Ils ont plus de possibilités de rentabiliser ça, juste à cause de la saison, souligne le maraîcher Denis Morais.
Mycobio est une très, très petite exploitation de 1,3 hectare en maraîchage bio-intensif.
Marie-Hélène Côté et Denis Morais sont propriétaires de l'entreprise Mycobio, à Saint-Luc.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Marie-Hélène Côté et Denis Morais ont réalisé le modèle idéalisé de l’alimentation locale : celui de jeunes qui s’installent en région, sur une fermette pour y produire biologiquement des produits vendus en circuits courts à leur communauté. Merveilleux. Sauf qu’il leur a fallu cinq ans avant de planter la première carotte.
Ni la terre ni le financement ne furent faciles à trouver. Le prix des terres est le frein majeur pour l’installation en maraîchage. Les très petites exploitations, comme celles de Mycobio, n’ont pas droit au soutien financier agricole.
Tous les producteurs rencontrés ont de très, très petites productions. On parle ici de l’hyperlocal, soit le marché d’une petite ville, d’une MRCMunicipalité régionale de comté. Certains n’ont que des amis et connaissances comme clients.
Rencontrer nos clients, c’est 50 % de la paie. Ça nous crinque pour la semaine. Des fois, on récolte nos produits et on pense à qui va le manger, raconte la copropriétaire Marie-Hélène Côté.
Après huit ans de production, les maraîchers, qui ont trois enfants, ont atteint un certain palier de production ainsi qu’un bassin de clients suffisant pour bien vivre.
La mise en marché de leurs produits passe par les paniers d’été, d’automne et d’hiver, les marchés publics, les ventes en épicerie et aux restaurants.
La Matanie, où vivent environ 20 000 personnes, compte deux autres maraîchers qui vendent une production diversifiée directement au consommateur.
Le Jardin du petit domaine est installé dans un rang de Saint-Léandre depuis maintenant 30 ans. Tout se vend dans une roulotte installée au bout du jardin. Sa clientèle fréquente le jardin de Noëlla Côté grâce au bouche-à-oreille.
Au moment où le maraîchage semble en plein essor, la clientèle du Jardin du petit domaine se renouvelle peu, malgré des prix très abordables. Noëlla Côté n’a pas le personnel pour être au marché public. Elle n’a pas de page Facebook.
Les propriétaires des Jardins de l'orme vendent leurs produits dans leur kiosque et aux marchés publics.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Le petit maraîcher ne peut pas être qu’un jardinier. Ce n’est pas suffisant. Pour survivre, il faut être partout, au jardin, au comptoir, au marché public, à l’ordinateur et à la cuisine.
Maraîchers depuis plus de 20 ans, Caroline Durette et David Porlier, des Jardins de l’orme, l’ont bien compris eux aussi. Ils ont démarré leur entreprise avec en tête un projet de vente de légumes aux restaurateurs. Les chefs changent, les commandes s’annulent. Une clientèle trop instable, commente David Porlier.
La vente en kiosque s’est imposée, même si l’endroit est à cinq kilomètres du centre-ville. Le reste des ventes s’effectue aux marchés publics.
Pour joindre les deux bouts, surtout l’hiver, les Jardins de l’orme fabriquent des savons, des bombes de bain, des tisanes, des herbes séchées, des marinades et des confitures. Les produits sont distribués dans plusieurs commerces du Bas-du-Fleuve et de la Gaspésie. Les ventes s’effectuent aussi en ligne.
Les Jardins de l'orme fabriquent des savons pour diversifier leur offre de produits.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Sans cet apport, malgré une clientèle fidèle, la rentabilité ne serait pas au rendez-vous.
Y a-t-il de la place pour d’autres maraîchers en Matanie? Les principaux intéressés en doutent. « Si la mentalité de façon globale changeait pour s’approvisionner local, probablement qu’il y aurait de la place pour plus de maraîchers. Par rapport aux types de clientèle qui sont conscientisés, qui veulent le faire et pour qui c’est important, je pense qu’on répond à la demande actuellement », commente Denis Dorais.
Tous me parlent de quelques centaines de clients. Pas de milliers. Une centaine pour un, un peu plus pour d’autres. On reste dans la marginalité.
Les épiceries doivent jeter régulièrement des aliments encore consommables pour répondre aux normes de l'industrie alimentaire.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Sécurité alimentaire et production locale
4 juin 2019, j’assiste à une conférence de presse en Haute-Gaspésie sur la récupération des denrées alimentaires au supermarché Metro de Sainte-Anne-des-Monts. Les chiffres m’épatent. En 2018, 37 tonnes de nourriture ont échappé à la poubelle grâce à un collectif de groupes communautaires. La récupération est effectuée par la cuisine collective. La nourriture est redistribuée, transformée et redonnée. Centre d’hébergement, garderies, camp de jour, dépannage alimentaire, de multiples organisations en profitent.
Selon Recyc-Québec, on jette au Canada une quantité de denrées consommables suffisante pour nourrir toute la population, 37 millions de personnes, pendant 5 mois. Ça, c’est ce qu’on peut éviter de jeter.
Il y a toutefois, dans la chaîne de production, des quantités incroyables de nourriture contaminée qui s’en vont directement aux poubelles. Plus on produit, plus on jette.
Vous saviez qu’à la fin octobre, l’Agence canadienne d’inspection des aliments a rappelé une préparation pour nourrisson en raison de la présence d’une bactérie capable, dans de rares cas, de provoquer des infections graves, voire mortelles, selon Santé Canada?
Durant la même période, un lot du mélange de chou frisé d’une marque très connue a dû être retiré des tablettes en raison de la présence de Listeria.
Puis pendant plusieurs semaines à l’automne 2019, il y a eu de très nombreux rappels sur des produits de bœuf et de veau crus en raison de la présence d’E. coli. Certains de ces rappels ont touché l’ensemble du pays. Enfin, en novembre, un important rappel de steak haché contaminé à l’E. coli a frappé tous les magasins Cotsco?
Des rappels de ce type, votre épicier en reçoit de 5 à 10 par semaine. La procédure de rappel est très efficace. Moins de cinq heures après la réception de l’avis, le produit a généralement été retiré des tablettes. Et si vous en avez acheté? Vous pouvez le rapporter, on remplacera le produit sans aucune hésitation. À la condition, bien sûr, que vous soyez informés du rappel.
Pour éviter la contamination, d'importantes quantités de nourriture sont jetées toutes les semaines.Photo : iStock / baranozdemir
Selon ma petite enquête maison auprès des épiciers du coin, très peu de clients, un ou deux par mois, reviennent avec un produit ciblé par un rappel, généralement pour la présence potentielle d’un allergène.
La sécurité alimentaire est souvent évoquée pour encadrer et normer la production de viande, de charcuterie ou de lait. Ces normes sont essentielles et sont une garantie de qualité pour le consommateur. Le risque zéro, par contre, n’existe pas.
Comme consommatrice, je m’interroge. D’autant plus qu’un des obstacles au développement de petits producteurs locaux est souvent tous ces moyens mis en œuvre pour assurer la sécurité sanitaire. Ces moyens sont la plupart du temps ceux de la grande industrie.
Dans les premières années de leur jardin, Marie-Hélène Côté et Denis Morais, de Mycobio, ont lavé leurs légumes biologiques dehors, beau temps, mauvais temps, avec un bac de sable et de gravier pour filtrer l’eau.
La construction de leur entrepôt à légumes a été une saga de plus de deux ans. Un ingénieur-agronome a été embauché pour concevoir un système similaire à ce qu’ils utilisaient déjà dehors. Ç’a été tellement compliqué. Je pense que la personne qu’on a embauchée ne fera plus jamais de contrat comme celui-là, commente Denis Dorais. Tout ça pour laver la terre de légumes cultivés, à trois pas, sans pesticide et sans herbicide.
Les petits producteurs se butent souvent a une réglementation complexe.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Toutes les petites productions locales ont des histoires similaires à raconter.
En Matanie, la réglementation pour la production porcine est la même pour produire un cochon que pour en produire 1000. Danielle Côté, de Saint-Adelme, a mis trois ans à obtenir son permis pour un élevage porcin biologique d’une dizaine de truies. Un élevage de cette taille est trop petit pour être considéré comme une production assurable par le ministère de l’Agriculture. En 2016, selon la Fédération des producteurs de porcs du Québec, le nombre moyen de truies à l’engraissement dans une ferme porcine était d’un peu plus de 800 bêtes.
La Ferme des érables, à Saint-Luc, qui produit du bœuf et du porc, a traversé les mêmes problèmes que Danielle Côté. La Municipalité a dû organiser deux audiences publiques pour installer 10 truies dans une ancienne étable.
Ces exigences ont une réelle incidence sur le prix des denrées locales, sur la disponibilité des produits et sur la viabilité des petites entreprises.
Il devient difficile de rester petit quand il faut investir comme les grands.
Les produits des Cuisines gaspésiennes sont envoyés dans un centre de distribution à l'extérieur de la province avant de se retrouver sur les tablettes des supermarchés.Photo : Radio-Canada / Jean-François Deschênes
Sécurité, environnement et distribution alimentaire
En juillet, les deux petites frimousses sont de retour à la maison. Elles n’aiment pas vraiment mes cretons. Elles n’en mangent qu’une sorte : les cretons Gaspésien. Ah, les habitudes! J’avoue qu’ils me manquent un peu à moi aussi.
Les cretons Gaspésien, c’est le fleuron des Cuisines gaspésiennes, qui fabriquent aussi du jambon et des charcuteries. L’usine est à Matane. Environ une centaine d’employés y travaillent. Le produit est sur les tablettes de tous les supermarchés du Québec et du Nouveau-Brunswick.
Avant de se retrouver sur les tablettes du Maxi de Matane, le contenant rouge et blanc a fait un détour en Ontario, dans un centre de distribution de Loblaw.
Quand Marie-Ève Paquette fait le bilan des obstacles qui limitent l’émergence d’une production alimentaire destinée au marché local et régional en Gaspésie, elle insiste sur le transport et le manque de distributeurs locaux. C’est configuré en fonction de la centralisation vers les marchés plus importants, dit-elle, et non pour la circulation interrégionale des marchandises.
Outre les émissions de gaz à effet de serre générés par le transport, la disponibilité et l’accès à la nourriture reposent de plus en plus sur de longs parcours.
Des pommes de terre vendues directement au kiosque de légumes.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Marie-Ève Paquette s’indigne : vendre des patates qui ont fait 3000 km, ça devrait être interdit!
On a beaucoup parlé à la suite du rapport publié à l’été 2019 par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat des effets de l’élevage industriel des animaux sur l’environnement. Le rapport soulignait aussi l’impact du transport mondial des denrées sur la sécurité alimentaire des populations.
En janvier 2018, une première semaine de poudrerie et de tempêtes a entraîné la fermeture des routes vers l’est du Québec pendant près de trois jours.
En Gaspésie, en Minganie, les épiceries ont commencé à manquer de produits frais. Lait, légumes, fromages, viandes, dans plusieurs grandes surfaces, les tablettes se sont rapidement vidées, en voie de désertification alimentaire.
Autrement dit, sans être alarmiste, on peut dire que les risques de pénurie sont au cœur même du système d’approvisionnement alimentaire mondial où les fraises de Californie s’écoulent à un prix défiant toute compétition, même locale.
Dans la province, les Metro, Loblaw-Provigo et Sobeys-IGA se partagent encore le gros de l’assiette au beurre avec 65 % des ventes de produits d’épicerie. Les magasins non traditionnels, ceux qui vendent accessoirement des aliments comme Costco ou Walmart, ont vendu aux Québécois près de 22 % du contenu de leur assiette en 2016. C’est en progression.
Aucun de ces grands détaillants alimentaires ne favorise les circuits courts, c’est-à-dire un réseau de distribution avec au maximum un seul intermédiaire. Les tendances changent, me souffle à l’oreille M. Sobeys. Les gens sont prêts à payer un peu plus pour un produit du Québec.
L’entreprise Mycobio s’estime d’ailleurs chanceuse de vendre ses légumes dans les IGA depuis sa première saison.
Il y a une trentaine d’années, le Jardin du petit domaine vendait presque exclusivement dans les épiceries. Cette clientèle est peu à peu disparue.
Certains supermarchés n’ont plus aucun pouvoir d’achat local. Dans d’autres, les achats varient selon l’intérêt du gérant et la limite imposée par l’enseigne, un maximum généralement de 10 %.
Le tourisme gourmand attire les visiteurs chez les producteurs locaux.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Le produit local comme attrait touristique
18 août 2019 - Pour se rendre chez Nathalie Gagnon, sympathique maraîchère de Sainte-Anne-des-Monts, il faut emprunter la bien nommée route Bellevue et ne pas s’inquiéter si ça monte un peu, puis monte encore et monte encore beaucoup. On est ici au contrefort des montagnes du parc de la Gaspésie.
Le paysage est splendide. C’est là qu’est déjà installé Biojardin des bois.
La route, la conversation, la visite du jardin, des légumes certifiés bios, quelques conserves maison dans une fermette aussi charmante que minuscule, c’est aussi ça, les circuits courts et la vente de proximité.
On devient touriste dans son arrière-cour.
L'entreprise maraîchère Biojardin des Bois à Sainte-Anne-des-Monts.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
C’est souvent dans cette dimension qu’on nomme le « tourisme gourmand » que les entreprises agroalimentaires régionales sont d’abord définies et soutenues. Comme si la production alimentaire était un loisir parce que ces entreprises produisent à l’échelle locale.
Il faut changer notre minding, croit Marie-Ève Paquette. Les gens vont au marché public et disent : “Ils sont chers, tes radis, je vais les acheter pour t’encourager”. Quand tu sais ce que c’est comme job, planter des radis et là, tu es en train de “l’encourager”. Il faut dire merci de venir faire pousser des légumes en Gaspésie. Il faut qu’on ait de la reconnaissance pour nos producteurs.
Herbes salées du Bas-du-Fleuve, Choucroute Tapp de Gaspé, chaque région développe son produit de marque. La biotransformation de petits produits de niche, sels d’algues, moutardes, confitures, marinades est souvent l’avenue choisie par les producteurs pour accéder à de plus grands marchés.
On est les rois de la transformation, relève Marie-Ève Paquette. Eh oui, la production bioalimentaire de la Gaspésie a une petite couleur bien à elle et des produits qu’on découvre dans une épicerie fine de Montréal ou qu’on rapporte avec gourmandise lors d’un périple dans la péninsule.
Ce n’est pas suffisant, juge Marie-Ève Paquette, qui espère une véritable relance de l’agriculture dans son coin de pays avec des incubateurs d’entreprises agricoles, une valorisation des terres et une prise en charge collective de l’accès à une alimentation de proximité saine et économiquement abordable.
L'offre de légumes frais varie selon les saisons.Photo : Radio-Canada / Joane Bérubé
Une assiette bien incomplète
Le mois de septembre s’achève en même temps que mon expérience. J’y ai mis le temps, les efforts et les ressources, mais je n’ai jamais aussi bien mangé que durant la dernière année. J’ai aussi, il faut le dire, remis ma cuisine au pas local, à celui des saisons et des conserves maison.
Ce sont des habitudes que j’ai l’intention de garder. Depuis la fin de l’expérience, mon panier d’épicerie est encore majoritairement local, notamment pour tous les légumes.
J’ai été une consommatrice débrouillarde, volontaire et pourvue d’un bon portefeuille.
Après un an, je dois d’ailleurs constater que, pour le consommateur moyen, l’assiette locale reste une vue de l’esprit, au mieux, un slogan marketing qui fait bien vendre les marchés publics en septembre.
Bien des gens n’ont ni le temps ni l’argent pour se demander d’où vient ce qu’ils mangent. D’autres vivent dans des lieux où il n’y a plus ni épicerie, ni dépanneur, ni restaurant. D’autres mangent trop gras, trop sucré, trop de ci ou trop de ça. Certains ne savent même plus cuisiner, n’ont plus de cuisine.
Nous sommes au temps où le producteur agricole doit arroser ses vertes vallées de glyphosate pour obtenir de meilleurs rendements ou élever 36 000 pondeuses parce que le gigantisme s’impose comme seule réponse au défi alimentaire mondial.
Des fraises du jardinPhoto : Radio-Canada / Joane Bérubé
Au cours de la dernière année, j’ai discuté avec des gens dévoués qui constatent que ce chemin répond de moins en moins bien aux besoins alimentaires de leur communauté.
J’ai aussi croisé des gens extraordinaires qui travaillent à un autre chemin. Aucun des producteurs locaux rencontrés ne reçoit d’aide. Leurs petites entreprises sont dans la majorité des cas rentables. J’ai parlé avec des gens heureux et fiers.
Ils ne demandent qu’à être reconnus et encadrés pour ce qu’ils sont : de la microproduction.
Vont-ils nourrir la planète? Non. Peuvent-ils aider à nourrir leur localité, leur région? Oui. Ont-ils une place dans notre assiette? Oui, si nous leur en donnons une.