Assis dans leur salon, Michael Leshner et Michael Stark replongent dans leurs vieilles photos, dans des articles de journaux et dans un document juridique qui a changé le cours de leur vie. Il y a 20 ans, jour pour jour, ils sont devenus les premiers gais au pays à se marier légalement après un jugement historique du plus haut tribunal ontarien.
Un texte de Philippe de Montigny Photographies par Evan Mitsui
Il fait plutôt frisquet en cette matinée du 10 juin 2003 à Toronto, mais il y a une certaine fébrilité dans l’air.
Fraîchement coiffés, leurs complets neufs à la main, les deux Michael débarquent de l’autobus à Osgoode Hall pour aller rencontrer leur avocate. C’est aujourd’hui le dénouement d’une bataille juridique qui aura duré plus de deux ans. La Cour d’appel de l’Ontario est sur le point de se prononcer sur la définition du mariage.
C'était très excitant. On sentait qu'on allait franchir la ligne d'arrivée
, raconte Michael Leshner, l’un des plaignants dans cette affaire et lui-même avocat. Il a aujourd’hui 75 ans et sa chevelure est toujours aussi ébouriffée.
Pour préparer le coup, au cas où le tribunal trancherait en sa faveur, le couple a contacté trois juges pour s’assurer que l’un d’eux serait en mesure d’officialiser son union cette journée-là.
Nous voulions être prêts pour le meilleur scénario
, souligne son conjoint, Michael (Mike) Stark, qui a soufflé ses 65 bougies le mois dernier. Mais nous ne pouvions pas vraiment le dire à notre entourage parce que nous ne savions pas avec certitude quel serait le résultat.
Il n’y aura pas de grande annonce faite par un juge. Ce sont plutôt des copies imprimées du jugement qui sont distribuées aux gens réunis à la cour. Tout le monde s’empresse d’en lire les dernières pages. Et c’est écrit noir sur blanc : la Cour d’appel reconnaît finalement le droit des conjoints de même sexe de se marier.
« Quand j’ai lu la décision, ç’a été l'euphorie. »
Les prochaines heures vont être cruciales : l’avocat tient absolument à marier l’homme de sa vie avant que le gouvernement canadien ne puisse porter la décision en appel ou, pire, qu’un sursis ne soit accordé, ce qui aurait temporairement invalidé ce jugement.
Les deux amoureux enfilent rapidement leurs complets et se rendent à l’hôtel de ville, situé tout près du palais de justice, pour obtenir leur licence. S’ils doivent se défendre devant la Cour suprême du pays, ils veulent pouvoir le faire en tant que couple marié.
Quelques heures plus tard, de retour au palais de justice, les Michael marchent tout souriants, main dans la main, devant une marée de micros et de caméras. On compte une trentaine de personnes à peine, surtout des journalistes, entassées dans une salle de fournitures, sans fleurs ni rubans.
La mère de Michael y est elle aussi, assise dans son fauteuil roulant, visiblement émue en embrassant son fils et son futur gendre. L’élégante dame de 90 ans aux cheveux blancs ne cache pas son sens de l’humour.
Attention de ne pas trébucher
, rigole-t-elle, ce qui fait rire la petite foule. C’est ma mère. Je tiens d’elle
, rétorque l’avocat. Un petit moment tendre et cocasse avant que les Michael n’échangent leurs vœux et leurs joncs.
C’était un peu précipité, très bizarre et vraiment unique comme mariage, se souvient Mike. Ça n’avait rien de traditionnel.
Le jour suivant, la photo de leur premier baiser en tant que couple marié circule partout dans le monde, à la une de tous les journaux, bien avant l’ère des médias sociaux et des téléphones intelligents.
On s'est vraiment rendu compte à quel point ce jour-là était historique. On savait que ce serait gros, mais on ne s'était jamais vraiment imaginé que ça le serait autant
, affirme Mike.
Cette année-là, les deux Michael sont sacrés personnalités de l’année
par l’édition canadienne du magazine Time.
Au fil des ans, ils ont souvent été interpellés par des gens dans la rue, qui leur ont raconté leurs anecdotes et les ont remerciés. Le couple torontois a participé à bien des défilés de la Fierté pour marquer cette victoire historique.
Nos nièces nous disaient que nous étions dans leurs livres d’histoire
, s’exclame Mike.
Un couple militant contre Goliath
Michael Leshner et Mike Stark se sont rencontrés dans le village gai de Toronto en mai 1981. Ils se sont croisés dans un bar qui n’existe plus aujourd’hui. À l’époque, le simple fait de fréquenter un tel établissement était une grande source d’anxiété pour bien des gens.
Je me rappelle avoir fait le tour du pâté de maisons plusieurs fois tellement j’étais nerveux. J’avais peur que quelqu’un me voie entrer
, se rappelle Mike, qui venait récemment de sortir du placard.
Ça m’a pris beaucoup de courage, mais une fois à l’intérieur, on se sentait beaucoup plus à l’aise
, ajoute-t-il.
De son côté, Michael, qui habitait dans ce quartier et qui avait déjà un cercle d’amis gais, se souvient d’un jeune homme à l’énergie bouillonnante et à la personnalité attachante. Je me suis tout de suite vu faire ma vie avec lui
, se rappelle-t-il.
À première vue, ce début de relation peut sembler anodin : les deux hommes aiment sortir pour aller souper, danser, voir des films au cinéma. Cependant, une profonde injustice devient de plus en plus palpable au sein de la communauté LGBTQ de la Ville Reine.
Des œufs sont souvent lancés sur des bars gais. Les clients, les drag queens et les tenanciers de ces établissements sont la cible d’insultes homophobes.
Quelques mois avant que les Michael se rencontrent, des centaines de policiers ont effectué de violentes descentes dans des saunas fréquentés par des homosexuels. Près de 300 hommes font face à des accusations criminelles.
« C’est un tournant qui a galvanisé la communauté. Nous savions que nous devions prendre notre avenir en main. »
La majorité des accusations ont fini par être abandonnées. Le Service de police de Toronto a même présenté des excuses 35 ans plus tard.
Nous pouvions voir que nous vivions dans une société où nous étions moins bien traités à cause de notre orientation sexuelle
, raconte Mike en retenant ses larmes. Michael était résolu à faire disparaître tous ces obstacles juridiques.
Un long combat vers l’égalité
Dans le condo du couple, les murs sont ornés d’une panoplie d’encadrements d’articles de journaux du Toronto Star, du Financial Post et du magazine gai Xtra, entre autres.
Au début des années 1990, une dizaine d’années avant leur mariage, Michael Leshner et Mike Stark sont déjà bien visibles dans les médias. L’avocat devient une figure de proue du combat pour l’égalité et est très souvent sollicité par les journalistes. Son amoureux, qui travaille dans une imprimerie à ce moment-là, est toujours à ses côtés.
Les gens connaissent les bons coups. Mais il y a aussi eu des moments plus sombres, affirme Mike. Au début, c’était comme si on avançait dans la noirceur. Les choses ne sont jamais faciles pour les pionniers de n’importe quel mouvement.
Afin de défendre ses convictions, Michael doit faire face à un adversaire imposant : son employeur.
À l’époque, cet avocat travaille au bureau du procureur général de l’Ontario. Il cumule déjà plusieurs années d’expérience. Le ministère refuse toutefois d’accorder une couverture d’assurance à son conjoint, ce qui est pourtant la norme chez les couples hétérosexuels.
Michael dépose donc une plainte auprès du Tribunal ontarien des droits de la personne pour dénoncer cette pratique discriminatoire.
C’était un peu comme jouer aux échecs
, raconte Mike. Le gagne-pain et la carrière de Michael deviennent soudainement des pièces sur l’échiquier et sont menacés d’élimination. L’avocat a l’impression que le ministère tente de l’intimider pour étouffer l’affaire.
Les deux amoureux, qui ont récemment acheté une propriété à Toronto, doivent piger dans leurs économies afin d’embaucher un avocat. C’est une grande source de stress pour le couple.
Comme dans n’importe quel couple, nous avons vécu des hauts et des bas. Nous aurions pu jeter l’éponge et tout abandonner, avoue Mike. Il y a quelque chose de très réconfortant d’avoir quelqu’un à ses côtés avec qui on traverse toutes ces épreuves.
Malgré les risques et les sacrifices financiers, le couple peut compter sur un avantage considérable.
« Puisque Michael travaillait au bureau du procureur général, il savait comment les battre à leur propre jeu. »
Et c’est ce qui se produit à ce moment-là : Michael remporte son pari contre le gouvernement ontarien. En septembre 1992, les conjoints de fait des fonctionnaires homosexuels obtiennent une foule d’avantages sociaux, y compris une pension de survivant, une couverture médicale et dentaire ainsi que des congés de décès. Ils sont reconnus presque au même titre que des conjoints mariés.
Même s’ils n’avaient jamais imaginé pouvoir se marier lorsqu’ils se sont rencontrés, deux décennies plus tôt, les deux Michael sont maintenant déterminés à se battre jusqu’au bout pour acquérir ce droit. En célébrant leur vingtième anniversaire de vie commune en mai 2001, ils s’allient à d’autres couples homosexuels pour lancer une contestation judiciaire devant la Cour supérieure de l’Ontario.
Le mariage, c’était la dernière pièce du casse-tête
, affirme l’avocat devenu militant.
Les premiers mariés?
Les deux Michael se disent extrêmement fiers
d’avoir été les premiers homosexuels à se marier légalement au Canada. Leur union a certainement été parmi les plus médiatisées au pays. Mais sont-ils vraiment les premiers?
Deux ans plus tôt, loin des projecteurs, un autre mariage entre personnes du même sexe avait reçu l’aval du gouvernement de l’Ontario.
Il s’agit de Paula Barrero et de Blanca Mejias, deux lesbiennes respectivement originaires de la Colombie et du Venezuela, qui avaient décidé de s’établir dans la Ville Reine.
Elles célèbrent leur union en septembre 2001 à l’église unie Emmanuel-Howard à Toronto – devenue l’église unie de Roncesvalles – devant la révérende Cheri DiNovo, une militante de longue date pour les droits des personnes LGBTQ. C’est une cérémonie sobre mais chargée d'émotion. Seuls deux témoins y participent.
La révérende DiNovo explique qu’elle a pu se fonder sur une vieille tradition chrétienne afin de taire le sexe des mariées dans les documents officiels, sinon un contrat de mariage leur aurait certainement été refusé, dit-elle.
La publication des bans
, qui a pour but d’empêcher les unions consanguines, consiste à annoncer publiquement un mariage deux semaines avant la cérémonie en invitant toute opposition à se manifester. Personne ne s’y est opposé. Toute la communauté les a appuyées
, affirme Cheri DiNovo.
Elle a donc transmis le formulaire de publication des bans, qui ne mentionne aucunement le sexe des mariées, au Bureau du registraire, à Thunder Bay. Quelques mois après leur modeste cérémonie, les deux amoureuses ont reçu leur certificat de mariage par la poste.
En voyant leurs noms hispaniques, le commis a dû penser que Paula était un homme
, rigole la révérende.
« Je dirais que ce fut une erreur divine. »
À l’époque, un porte-parole du gouvernement a indiqué au Toronto Star, l’un des seuls médias à couvrir ce mariage, que ce n’était pas la première fois qu’un permis de mariage était accordé par erreur à des couples du même sexe. Il est donc tout à fait possible que d’autres couples homosexuels se soient mariés en Ontario avant les Michael.
Le certificat de mariage de Paula Barrero et Blanca Mejias n’a jamais été révoqué, même si les deux femmes ont divorcé plusieurs années plus tard.
Au Québec, l’Assemblée nationale a adopté en juin 2002 une loi sur l’union civile qui a ouvert la porte aux alliances entre conjoints de même sexe. Les noces de Theo Wouters et de Roger Thibault, un mois plus tard, ont marqué l'histoire.
Les unions civiles offrent pratiquement les mêmes avantages qu’un mariage, mais ne sont pas toujours reconnues à l’étranger. Les mariages entre personnes du même sexe sont devenus légaux dans cette province deux ans plus tard, en 2004.
Michael Stark, de son côté, estime que tous ces mariages méritent d’être célébrés haut et fort. En fin de compte, c’est cette décision [de la Cour d’appel de l’Ontario] le 10 juin 2003 qui a changé la donne pour les couples homosexuels au pays
, affirme-t-il.
Et ce n’est pas fini
La victoire devant la Cour d’appel de l’Ontario au début du millénaire a certes été un jalon décisif, mais le combat était loin d’être terminé, affirme Helen Kennedy, directrice générale chez Egale Canada, un organisme de défense des droits des minorités sexuelles.
Sa mission : étendre la légalisation du mariage homosexuel à l’échelle du pays. À bien des égards, c'est là que le vrai travail a commencé
, raconte cette militante de longue date.
Je savais que ça allait faire des vagues ailleurs
, affirme pour sa part l’ancien juge Harry LaForme, qui a tranché la question du mariage pour tous en Ontario. Il estime d’ailleurs que son identité autochtone et ses expériences personnelles l’ont aidé à formuler ce jugement historique. Toute ma vie, je n’ai pas eu de statut d’égalité au sein de la société canadienne
, lance-t-il.
Au cours des années suivantes, la plupart des provinces ont emboîté le pas à l’Ontario. L’Alberta y est farouchement opposée. L’Île-du-Prince-Édouard, le Nunavut et les Territoires du Nord-Ouest, pour leur part, attendent qu’Ottawa légifère sur cette question.
Il y avait un véritable vent de changement partout dans le monde
, dit Me LaForme.
En juillet 2005, le gouvernement de Paul Martin a modifié la loi fédérale sur le mariage civil. Le Canada est alors devenu le quatrième pays à autoriser les mariages entre conjoints de même sexe après les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne.
Aujourd’hui, le mariage homosexuel est légalisé dans une trentaine de pays.
Les droits accordés peuvent aussi s’effriter, avertit l’ancien juge, comme c’est le cas aux États-Unis pour les personnes transgenres, les drag queens ou les femmes qui cherchent à se faire avorter.
« Ces droits, il ne faut jamais les tenir pour acquis. Le plus difficile, c’est de les protéger et de les conserver. »
En effet, dans la « Bible Belt » américaine, un bastion du fondamentalisme religieux dans le sud du pays, les soins de transition accordés aux jeunes transgenres sont désormais criminalisés ou en voie de l'être.
Cette tendance s'étend progressivement aux autres États à majorité républicaine. Depuis le début de 2023, une soixantaine de lois contre la communauté LGBTQ ont été adoptées à l’échelle du pays, selon l’organisme américain Human Rights Campaign.
Le mouvement contre les lectures de contes par des drag queens, par exemple, s'est récemment propagé au Canada, souligne Helen Kennedy. Certains politiciens conservateurs – y compris le Québécois Éric Duhaime, lui-même ouvertement homosexuel – se joignent à cette récente levée de boucliers afin de protéger les enfants
contre une menace inexistante, selon elle.
Il y a de la violence et de la haine contre la communauté trans même dans les écoles, soutient la directrice d’Egale Canada. C’est un peu plus subtil ici, c’est moins visible, mais ça commence à déborder de ce côté-ci de la frontière.
Le couple torontois éprouve lui aussi cette crainte très répandue ces jours-ci. C’est troublant de voir ce qui se passe aux États-Unis. On dirait que ce n’est pas la suite logique des questionnements de société
, affirme Michael Leshner en sourcillant.
Depuis leur retraite, les deux amoureux sentent leur rythme de vie ralentir. Ils passent plusieurs mois par année à l’étranger, à explorer de nouveaux pays et à prendre des photos qu’ils accrochent un peu partout dans leur condo. Tous les deux accros de l’actualité, ils ne perdent jamais de vue le climat politique qui semble rendre la vie plus difficile à bien des gens issus de minorités sexuelles.
Nous sommes évidemment très préoccupés par tout ce qui touche notre communauté et nous faisons partie du combat
, renchérit Mike Stark, bien que cet homme de 65 ans n’envisage pas de retourner sur la ligne de front.
Nous allons toujours prêter notre voix pour la cause.