Crave, Netflix, Club illico, Disney+, ICI Tou.tv Extra… L’offre de films et de séries télé est de plus en plus fragmentée sur une panoplie de services de diffusion en continu, dont les prix d’abonnement grimpent. Résultat : on assiste depuis quelques années à une recrudescence du piratage de ce genre de contenus, selon des analystes.

En ces temps difficiles économiquement, nombre d’internautes sont en quête de solutions de rechange abordables – mais pas toujours légales – pour avoir accès à du divertissement. Voici le premier article d’une série de cinq sur le sujet.
D’après un récent rapport mondial de MUSO (Nouvelle fenêtre), une firme britannique spécialisée en analyse de piratage en ligne, le piratage de films a augmenté de 38,6 % et les visites sur les sites de piratage de contenus télévisés ont augmenté de 8,8 % en 2022 par rapport à 2021
. D'ailleurs, la hausse se poursuivra en 2023
, prédit l’entreprise.
Cette augmentation s’explique par plusieurs facteurs : la surabondance de l’offre, avec un rebond post-pandémique, l’augmentation des sorties exclusives à des plateformes d’abonnement, et les pressions inflationnistes et économiques mondiales
, conclut MUSO.
« On a l’impression que maintenant, pour avoir accès au contenu dont tout le monde parle, il faudrait s’abonner à cinq plateformes différentes. »
L’annonce de la fin du partage de mot de passe sur Netflix en février a aussi été, pour nombre de téléphiles et cinéphiles, la goutte qui a fait déborder le vase. Sur les réseaux sociaux, nombre d’internautes ont exprimé leur ras-le-bol et manifesté leur intention de se désabonner du service.
Plutôt que de se priver de divertissement, des gens qui étaient jadis des adeptes de ces sites optent pour des services douteux de TV IP (IPTV, en anglais), ou encore pour des sites illégaux de torrents ou de diffusion en continu (streaming), qui offrent en quelques clics un vaste catalogue de films et de séries télé.
« Je peux confirmer que présentement, il y a une hausse de l’intérêt pour le piratage de séries télé et de films. »
Les gens sont tannés de se faire [avoir] par les plateformes de diffusion, [...] donc un paquet de monde débarque sur les forums, sur Reddit, par exemple, à la recherche de sites de torrents
, ajoute l’expert, qui s’implique dans l’organisation du Hackfest à Québec.
Un retour en arrière
Les sites et logiciels de téléchargements illégaux, comme LimeWire et PirateBay, vivaient une forme d’âge d’or au tournant du millénaire.
C’était avant l’arrivée en force de services légaux comme Spotify, pour la musique, et Netflix, pour les séries télé et les films, qui ont pris une importante part de marché dans la dernière décennie.
L’offre de Netflix était alléchante à son lancement au pays, en 2010 : pour une fraction du prix d’un abonnement au câble (8 $ par mois au Canada), on pouvait consommer à la carte et sans publicités un large éventail de productions.
Plusieurs entreprises ont flairé la bonne affaire, faisant proliférer les offres de service. Dans l’arène des sites de diffusion en continu aujourd’hui, on trouve les plateformes Amazon Prime Vidéo, Crave, ICI Tou.tv Extra, Club illico, Apple TV+, Paramount+, Disney+, et de nombreuses autres.
La saturation du marché pourrait toutefois avoir des effets néfastes : Depuis 2020, l’accroissement de la compétition, du côté des services de streaming, semble encourager le public à recourir à des pratiques illégales
, croit Stéfany Boisvert.
« Avant, il fallait numériser un contenu pour le mettre sur l’ordinateur. Maintenant, c’est accessible sur les sites de streaming légaux [par le biais d’outils d’extraction de vidéo]. Ça facilite le piratage des contenus en ligne. »
Aussi, plusieurs des services légaux ont augmenté leurs tarifs d’abonnement de quelques dollars par mois, ce qui rebute de plus en plus les adeptes de ceux-ci. Crave, par exemple, a augmenté son service de 3 $ par mois en mars.
On perçoit une grogne d’une partie de la population face à la hausse des coûts pour accéder à ces contenus
, mentionne la professeure à l’École des médias de l’UQAM.
Stéfany Boisvert rappelle qu’en des temps économiques incertains, ce sont les dépenses liées aux loisirs et à la culture qui sont rationnées en premier.
Selon une étude publiée en janvier, menée auprès de quelque 1200 adultes au Québec par l'Académie de la transformation numérique (ATN) de l'Université Laval, le tiers des personnes abonnées aux trois services les plus populaires (24 % de la population), soit Amazon Prime Vidéo, Netflix et Disney+, ont l’intention d’annuler leurs abonnements au cours des 12 prochains mois.
Au Canada, les tarifs mensuels de ces services oscillaient entre 6 $ et 21 $ en 2022, ce qui fait facilement grimper la facture à plus de 50 $ par mois pour des abonnements à plusieurs plateformes.
Dans un rapport financier publié en janvier, Netflix avait indiqué s’attendre à une baisse momentanée du nombre d’abonnements à sa plateforme en raison des nouvelles restrictions entourant le partage de mot de passe.
Elle estime toutefois que ce déclin sera suivi d’un rebond progressif, comme cela a été le cas en Amérique latine, où l'on a d’abord testé ces restrictions.
Il semble que la baisse du nombre d'abonnements soit plus élevée que prévu, Netflix ayant annoncé à la fin de février réduire jusqu’à la moitié le coût de l’abonnement dans une trentaine de pays, mais pas au Canada.
Une clientèle qu’il ne faut pas ignorer
D’après la firme d’analyse MUSO, ne pas tenir compte de la clientèle qui a recours aux sites de piratage serait une erreur, notamment parce que ces personnes sont souvent parmi les consommateurs et consommatrices avec le plus de dévouement
.
[Ces personnes] se donnent beaucoup de mal pour regarder les derniers films et émissions de télévision, et elles ont toujours les moyens de les consommer avec des systèmes de divertissement à domicile et des connexions Internet rapides
, explique MUSO.
« Ce n’est pas parce qu’une personne pirate qu’elle n'investit pas dans le contenu culturel. »
Les personnes qui piratent le plus de [musique], par le biais de sites [de torrents], par exemple, sont les mêmes personnes qui dépensent le plus dans la culture
, insiste Stéfany Boisvert.
Alors pourquoi piratent-elles? Souvent pour accéder à des productions qui ne sont pas offertes dans leur région ou qui ne sont pas abordables, selon le rapport de MUSO.
Par exemple, en décembre au Canada, une personne qui souhaitait (re)voir les épisodes de That 70’s Show après avoir regardé la nouvelle génération de la série, That 90’s Show, sortie sur Netflix l'hiver dernier, devait débourser environ 30 $ pour visionner l’une des huit saisons sur Amazon Prime Vidéo, malgré un abonnement à ce service de diffusion en continu.
Comprendre le recours au piratage à l’échelle mondiale pourrait permettre aux entreprises cinématographiques et télévisuelles d’obtenir un portrait réel de la demande et de prendre des décisions plus éclairées sur les stratégies [de diffusion] de leurs contenus
, indique MUSO.
De plus, il ne faut pas oublier que la plupart des entreprises qui offrent des services de diffusion en continu sont encore aujourd’hui déficitaires
, rappelle Stéfany Boisvert.
Afin d’attirer les abonnements, les entreprises se sont lancées ces dernières années dans une surenchère de productions, avec des investissements massifs. Ça ne semble pas fonctionner. On ne réussit pas à rentabiliser ces dépenses-là.
Une baisse de production et une baisse de qualité sont prévues dans les prochaines années, avec des mises à pied massives
, ajoute-t-elle.