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Une fresque représentant les cieux, l’Univers. Emmanuel Mbonimpa Rwagasore n’oubliera jamais le plafond de la salle commune dans sa maison d’enfance à Busanza, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Il ne reste aucune trace de ce plafond, sans doute détruit par la guerre, seul le sentiment d’être en sécurité sous la voûte étoilée. Un sentiment mis à mal chaque jour alors que les violences qu’Emmanuel a quittées il y a 17 ans se perpétuent dans les provinces du Nord-Kivu et du Sud-Kivu.
AVERTISSEMENT : le texte contient des détails explicites sur les exactions commises dans le contexte du conflit armé qui perdure en RDC.
Shyaka, tout comme Emmanuel, s'est installé à Edmonton, en Alberta, après avoir fui la République démocratique du Congo.Photo : Radio-Canada / Geneviève Tardif
La fuite
En 1993, à l’aube du génocide rwandais, un vent de tensions ethniques soufflait sur les provinces de l’est de la RDC, alors appelée Zaïre. Emmanuel avait 6 ou 7 ans. Les contours de ses souvenirs sont flous, mais il se souvient d’une enfance heureuse dans les collines de Rutshuru, dans la province du Nord-Kivu, où il ne manquait de rien. Sa famille vivait, comme beaucoup d’autres Tutsis du Congo, de la terre et de l’élevage de vaches.
À l’époque, la peur de l’autre n’était pas encore installée, se souvient-il, mais, petit à petit, l’atmosphère commençait à changer, avec les rumeurs de la guerre qui circulaient.
La propagande laissait entendre qu’il fallait éliminer les gens comme nous, les éleveurs aux traits rwandais ou burundais.
De 1994 à 1996, l’exode de centaines de milliers de réfugiés rwandais au Zaïre, parmi lesquels de nombreux miliciens impliqués dans le génocide, ravive les attaques contre les populations rwandophones du Kivu.
Une nuit, le grand-père d'Emmanuel est tué à coups de machette, parce qu’il refusait de prendre la fuite. Cette partie de l’histoire nous est racontée par son fils, le père d’Emmanuel, dont nous ne pouvons révéler l'identité à cause du risque de représailles contre des membres de sa famille toujours au pays.
Emmanuel, lui, est déjà loin, ses parents ayant décidé, un an plus tôt, de le confier à des amis de la famille de l’autre côté de la frontière, en Ouganda, pendant qu’ils planifient leur évasion avec ses frères plus jeunes.
La longue cicatrice sur le bras de son père témoigne des plaies profondes, physiques et psychologiques, qu’a laissées sur la famille cette époque de la vie. La peur d’être persécuté était si vive qu’il fallait toutes les nuits se cacher dans la brousse ou risquer de ne pas se réveiller le lendemain. La fuite était devenue inévitable.
Emmanuel explique qu’il n’a eu l’occasion de demander à ses parents ce qui s’était passé durant cette année-là que beaucoup plus tard.
Mes parents sont traumatisés. Ils m’ont raconté les événements qui pouvaient servir de leçon, mais, chaque fois [qu’ils en reparlent ou] que des événements se passent là-bas, ils sont traumatisés à nouveau.
Impossible, donc, de tourner la page.
La famille se retrouve finalement en juin 1996, dans le centre de transit pour les demandeurs d’asile à Kyakabande, en Ouganda, avant de pouvoir rejoindre le camp des Nations unies de Nakivale.
Ce n’est cependant que le début. Au camp, il faut aussi se battre tous les jours pour trouver le minimum pour survivre.
De nombreux réfugiés de l’est de la RDC ont quitté le pays durant la première guerre du Congo, ou des conflits suivants, laissant tout derrière eux.
Radio-Canada / Geneviève Tardif
Photo: Insécurité au Congo, un sentiment de déjà vu pour les réfugiés Crédit: Radio-Canada / Geneviève Tardif
« On vit tous la même situation »
L’histoire de Shyaka fait écho à celle d’Emmanuel. Après plus d’une dizaine d'années passées au camp de réfugiés Mahama, au Rwanda, il vit depuis 2010 à Edmonton avec sa femme et ses trois enfants, maintenant adolescents.
Avant l’entrevue, Shyaka nous parle de la qualification des Oilers aux séries de la Ligue nationale de hockey, son sport préféré, et salue plusieurs connaissances lorsque nous passons dans son quartier.
Shyaka est un pseudonyme. Radio-Canada a accepté de préserver la confidentialité de son témoignage par peur de représailles éventuelles contre les membres de sa famille qui se trouvent toujours en territoire congolais.
Une fois le micro allumé, le ton devient plus solennel. Shyaka nous remercie de lui accorder un moment : Pour parler, dit-il, de la souffrance que nous vivons chez nous, pour que vous sachiez que nos gens sont en train de mourir inutilement.
J’avais 27 ans, je venais du territoire de Rutshuru, de la chefferie Bwito, commence-t-il. Ma vie était bien avec mes parents et mes frères et sœurs. Nous étions éleveurs et cultivateurs, nous avions une belle vie.
La situation s’est compliquée en 1994, avec l’arrivée des réfugiés hutus : Ils ont brûlé nos maisons, mangé nos vaches et tué certains d’entre nous. C'est là que nous avons fui. Mais, aujourd’hui, c’est surtout du présent qu’il souhaite parler.
« Nous avons fui les mêmes réalités que ce qui se produit encore aujourd’hui. »
Des enfants jouent dans une ancienne cour d'école à Kishishe, dans l'est de la République démocratique du Congo, le 5 avril 2023. À la fin du mois de novembre 2022, selon des rapports de l'ONU, des combattants du M23 ont massacré au moins 170 civils à Kishishe lors d'une attaque de représailles après avoir été pris en embuscade par un groupe armé local.
Photo : afp via getty images / ALEXIS HUGUET
À l’est, rien de nouveau
Dans l’est de la RDC, la guerre ne donne pas de signes d'essoufflement depuis une trentaine d'années.
La recrudescence des violences actuelles est en partie attribuable à la présence accrue et organisée depuis la fin de 2021 du groupe armé M23. Ce groupe, ancré dans la communauté tutsie, [est] perçu par Kinshasa comme le groupe armé le plus menaçant [parmi des centaines de groupes armés présents sur le terrain, NDLR] en partie à cause du soutien extérieur qui vient du Rwanda, explique Jason Stearns, professeur à l’Université Simon Fraser, en Colombie-Britannique, et directeur du groupe d'études sur le Congo, à l'Université de New York.
Selon l’ONU, le nombre de déplacés à l’intérieur du pays se chiffre maintenant par centaines de milliers, 300 000 personnes ayant fui les territoires de Rutshuru et de Masisi en février 2023 seulement. Cela s’ajoute au funeste bilan toujours incomplet de millions de morts durant les deux guerres du Congo.
L'est du Congo reste instable avec 5,7 millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays en raison de l'insécurité alimentaire et des conflits. Photo : Getty Images / Hugh Kinsella Cunningham/
Dans son rapport de mi-mandat en décembre 2022, le Groupe d’experts de l’ONU sur la République démocratique du Congo aconstaté une prolifération inquiétante de la xénophobie et des discours de haine incitant à la discrimination, à l’hostilité et à la violence à l’égard des populations rwandophones perçues comme soutenant le M23/ARC, en particulier des communautés banyamulenge et tutsie, ce qui a parfois conduit à des actes de violence, voire à des meurtres.
Tant dans les années 1990 que maintenant, on voit les gens de plus en plus dire que ces "Rwandais" sont des étrangers. Et il y a des politiciens, des élites qui profitent de cela, note Jason Stearns, qui a passé plus de 10 ans dans les Kivus.
Pour Shyaka, les nouvelles du pays, déjà douloureuses, ont pris une tout autre tournureen février 2022. C'est là que j’ai perdu mon petit frère [et un autre membre de ma famille]. [...] Mon petit frère, on l’a pris, on l’a enlevé. Ils ont commencé par nous demander de l’argent. Nous leur avons donné en espérant qu’ils le ramènent [à ses parents], mais ils ne l’ont jamais ramené.
À Edmonton, il a attendu avec anxiété pendant près de cinq mois, espérant que la rançon qu’il avait rassemblée en hâte permettrait de le sauver. En juin 2022, après plusieurs tentatives pour comprendre ce qui était arrivé à leur fils, âgé de 15 ans, ses parents ont appris de la bouche des ravisseurs qu’il avait été tué, raconte Shyaka.
C’est ça, surtout, qui nous fait mal, témoigne Shyaka, la gorge serrée. Que quelqu’un te demande de l'argent et puis qu’ils le tuent [sans pitié].
Et les horreurs ne se sont pas arrêtées là. Shyaka a du mal à raconter ce qui est arrivé à un autre membre de sa famille, arrêté en décembre 2022 sous prétexte qu’il avait des liens avec le M23. Ils l’ont battu de manière atroce et puis, ils l’ont fusillé. La balle a traversé le cœur et l’épaule. Quand on l’a amené à l’hôpital, il était déjà mort.
L’émotion est palpable dans le silence qui suit son témoignage.
Comme tout au long de son récit et peut-être par nécessité, Shyaka évoque sa souffrance personnelle à travers celle, collective, de la communauté tutsie.
Il n’y a pas que moi. Nous sommes tous réunis autour de cette cause. Chacun a un proche qui, soit a fui, soit a été tué ou maltraité. Nous vivons tous la même situation.
L’histoire de Déodate Karehbwa est un peu différente, puisqu’elle a été persécutée, non pas pour les traits de son visage ou sa langue, mais pour avoir défendu les droits des femmes.
Elle est née à Bukavu, dans le territoire de Kabare, au Sud-Kivu, et se définit comme appartenant à la communauté Baswahili, dont le nom signifie qui parle le swahili. C’était une vie simple, dit Déodate, qui vit maintenant à Edmonton. Toutefois, comme tout enfant qui naît dans ces provinces-là, nous avons grandi sachant que ces gens-là, de l'autre côté, ne nous aiment pas. Ce sont des gens qu’il faut combattre, puisqu'ils veulent venir occuper nos terres.
Elle a quitté le Sud-Kivu, non pas pour fuir l’insécurité, mais pour rejoindre son mari qui vivait à l’autre extrémité du pays. Il occupait alors le poste de maire de Mbuji-Mayi en plein centre du pays. C’est ensuite de Kinshasa qu’elle a dû s’enfuir pour le Canada en 2006, à cause de son militantisme contre le harcèlement des femmes enseignantes au travail par leurs supérieurs.
Déodate Karehbwa explique qu’après la mort de son mari en raison d’un accident vasculaire cérébral, sa famille ne bénéficiait plus de la protection associée au poste de maire d’une grande ville.
J'ai fui parce que j'étais recherchée partout, dit-elle. On pouvait me faire du mal.
D’abord en RDC, puis de loin, au Canada, elle constate elle aussi la détérioration de la situation humanitaire dans sa province natale.
Quand elle est retournée au Sud-Kivu pour enterrer sa mère, en 2016, ses proches ont tenté de la dissuader de sortir de la maison : On dort, on ne sait pas si on va se réveiller. On se réveille, on sort, on ne sait pas si on va rentrer à la maison. C'est l'insécurité totale, raconte-t-elle.
Masisi, dans la province du Nord-Kivu, dans l'est de la République démocratique du CongoPhoto : Muhinzi Rucyaha
Il n'y a pas de paix. Toujours des morts, se désole Déodate Karehbwa. Les morts que, parfois, on n'enterre même pas, puisqu'on ne sait même pas où est-ce qu'on les a traînés. Les disparitions, des femmes, surtout, qui disparaissent et qui ne reviennent plus.
Comme dans bien d’autres conflits armés, les femmes sont les premières victimes. Les violences sexuelles utilisées comme arme de guerre ont été maintes fois documentées à travers la trentaine d’années de conflits en République démocratique du Congo.
En 2015, des rebelles sont arrivés dans le village de la cousine de Déodate. Ils ont attrapé ma cousine et sa fille aînée, qui avait 16 ans. Ils ont exigé que son mari assiste au viol, et comme il refusait, ils ont placé la tête du mari sur un morceau de bois et lui ont tranché la tête, raconte-t-elle.
Les deux femmes ont survécu, mais la honte est restée.
[Ma cousine] nous l’a dit, à nous, en famille, mais à d'autres personnes, elle n'en parle pas. Elle protège sa fille. Elle n'a jamais déclaré aux yeux de tous que sa fille avait été violée par les mêmes personnes qui l'avaient violée, elle.
Puis est venue la séparation. N’ayant pas les moyens de fuir avec elle, la cousine a dû dire au revoir à son enfant. Sa fille a pu trouver refuge dans les camps en Ouganda, dit Déodate. Elle vit là-bas depuis des années. Elle n'a jamais eu la chance de quitter le camp.
La guerre, de loin
Les gens qui n'ont jamais vécu la guerre ne savent pas, dit Déodate Karhebwa. [Ils ne connaissent] pas les méandres de la guerre.
Pendant que le cycle de la violence se perpétue là-bas, ceux qui sont maintenant chez eux au Canada sont déchirés entre la volonté d'en parler et le besoin de fermer le rideau sur les atrocités passées et présentes pour survivre.
« Cela provoque de la tristesse et des pleurs, le fait d’entendre les nôtres qui sont tués injustement. Même nous qui sommes ici, cela nous touche beaucoup. »
Nous qui sommes ici, au Canada et partout ailleurs, aux États-Unis, en Europe, les gens de chez nous trouvent que nous sommes des privilégiés, dit Déodate. Et, souvent, ils demandent : "Comment avez-vous eu la chance de quitter cet enfer pour les cieux?"
Comme d’autres Congolais d’Edmonton, Déodate Karehbwa aide comme elle peut en créant de petites associations pour financer, par exemple, les frais scolaires de cinq enfants. C'est une souffrance aussi, dit-elle. Parce que nous ne vivons pas calmement ici, nous devons beaucoup travailler pour toujours aider.
De plus, tous doivent vivre avec le fait qu’ils ne reverront jamais les monts et les collines verdoyantes, les lacs immenses de la région, bien présents encore dans leur esprit.
« Que vais-je dire à mes enfants lorsqu’ils me demandent : “Papa, d'où venons-nous?” Est-ce que la guerre laissera un jour place à la paix, pour que je puisse enfin montrer à mes enfants d'où viennent leurs ancêtres? »
La question demeure, même si Emmanuel a tout fait pour repartir à zéro, comme en témoigne l’absence de traces du passé dans sa maison en rangée, en périphérie d’Edmonton. Il espère toutefois un jour immortaliser le ciel étoilé du plafond de son enfance dans son sous-sol en rénovation.
Pour se rappeler, dit-il, qu’il est en sécurité.
Pour les Tutsis, la question identitaire est d’autant plus profonde qu’elle fait partie de leur psyché collective.
Les populations rwandophones vivent dans l’est de la RDC depuis des siècles, comme l’explique Jason Stearns.
Au fil des nombreuses vagues de rébellions qui caractérisent l’histoire contemporaine du pays, elles ont tour à tour été victimes et bourreaux, leur ethnicité instrumentalisée par les politiciens et les militaires locaux qui les pourchassaient, mais aussi par les dirigeants mêmes qui mobilisaient des armées et perpétraient des massacres pour les protéger.
Sans nier le drame à l’échelle humaine, Jason Stearns déplore le fait que cette idée du juste retour des Tutsis congolais chez eux serve encore et toujours à justifier des actions atroces dans l’est de la RDC.
Déodate, Emmanuel et Shyaka voudraient tous revenir à un temps où l’appartenance à une communauté, à un peuple ou à une tribu faisait couler beaucoup moins de sang et de larmes.
Mon vœu est que ces gens-là comprennent que nous sommes des Congolais et que leur haine envers ou contre les Tutsis diminue, dit Shyaka. Nous ne devrions pas être ciblés, puisque nous sommes autant Congolais que les 400 autres tribus [de la RDC].
Toutefois, la question ethnique n’est qu’une facette d’un conflit extrêmement complexe, dans lequel s’affrontent depuis des années des intérêts locaux, régionaux, nationaux et internationaux, à cause notamment de la richesse en minéraux essentiels du sous-sol congolais.
Pour Déodate, il n’est pas question de perdre espoir. Le Congo est riche. Si on nous donne de bonnes personnes [au pouvoir] ne fût-ce que pour cinq ans, le Congo, ça deviendrait un paradis.