Toutes les études récentes – et les nombreux féminicides et infanticides perpétrés au cours des derniers mois au Québec – montrent que le moment le plus dangereux pour une victime de violence conjugale est celui où elle annonce à son conjoint qu’elle a pris la décision de partir, de le quitter enfin. N’ayant plus rien à perdre (ou ayant tout à perdre), et sentant son emprise se défaire pour de bon, ce dernier n’aura plus aucune raison d’épargner sa victime, qu’il ne peut concevoir libre et loin de lui.
Dans mon cas, mon agresseur me répétait en hurlant tu vas la fermer ta crisse de gueule
, en me maintenant sous lui et me frappant au visage jusqu’à ce que j’en perde conscience, alors que je lui avais annoncé la veille, quelques jours après être rentrée d’un séjour d’écriture de trois mois au Mexique, que j’avais enfin trouvé la force de demander le divorce. Elana n’a pas eu ma « chance ». Si sa fille, qui avait alors 11 ans, a entendu les cris de sa mère, qui l’ont réveillée au cœur de la nuit, cette dernière était devenue muette au moment où la petite est allée demander des explications à son père, dans la chambre de ses parents. Elana ne parlerait plus jamais, son dernier souffle ayant quitté son corps.
Le seul moyen d’éviter le pire est de partir au premier signe de violence. Les études sont claires : plus longue est l’attente, plus la victime devient vulnérable et isolée. Si vous restez, note Morgan Steiner, la situation se complique toujours et devient plus dangereuse. Je n’ai jamais entendu parler d’un cas où la femme a été capable d’aider son partenaire à guérir son tempérament agressif.
*
Un homme violent a besoin d’une aide professionnelle, pas d’un amour romantique.
Selon Sylvie Morin, les agresseurs ne font jamais qu’une seule victime. Il n’est pas rare de voir une femme arriver en maison d’hébergement qui est la troisième ou la quatrième victime d’un individu connu de la justice, et de notre personnel.
Enjeu et débat de société
La société n’est pas suffisamment conscientisée au fait que la violence conjugale est un problème social et collectif
, conclut Geneviève Lessard. Si l’initiative de la ministre Sonia LeBel a été accueillie favorablement par les professionnels et les intervenants luttant contre la violence conjugale, celle-ci devra impérativement se traduire par une aide concrète apportée aux victimes, peu importe le milieu social d’où elles proviennent. Au-delà des campagnes de sensibilisation, Marie-Claude Côté croit qu’on devra aller encore plus loin dans la prévention : Il faudrait effectuer un dépistage auprès des enfants, travailler en amont avec ceux qui sont susceptibles de devenir violents. Faire de la prévention dans les écoles primaires, secondaires, et même en garderie. Apprendre à vivre des relations égalitaires, apprendre comment traiter les autres et se faire traiter, ça se fait très jeune.
Cette compréhension et cette prise en charge de la violence devront, selon Sylvie Morin, être relayées par les programmes d’enseignement et les institutions du savoir, si l’on veut que ces ressources spécialisées soient outillées afin de mieux venir en aide aux victimes tous azimuts. Il y a urgence de former des ressources spécialisées. Pourquoi est-ce qu’il existe, au Québec, un certificat en toxicomanie, et pas en violence conjugale? Il y a pourtant tant de personnes touchées par la problématique. Il faudra bien former des ressources pour leur répondre.
Marie-Claude Côté juge que le traitement réservé aux agresseurs devra, lui aussi, être remis en question pour être amélioré. Il n’existe que des bénéfices à ce qu’un homme s’investisse vraiment dans l’aide reçue. Un homme ne peut devenir non violent sans aide, du jour au lendemain. Les chercheurs et les praticiens doivent continuer de se demander : comment peut-on aider les hommes à reconnaître la violence en eux et à en sortir? En détention, les agresseurs sont-ils réellement accompagnés pour régler leurs problèmes de violence? Nous devons continuer à nous demander comment nous pouvons mieux [atteindre] et sensibiliser ces hommes concernant le cycle de violence qu’ils perpétuent.
Assez, c’est assez!
Ainsi, j’interpelle nos instances gouvernementales, mais aussi nos thérapeutes, nos chercheurs, nos policiers, nos procureurs, nos juges et nos législateurs, qui doivent tenter d’élucider les motifs menant un homme à violenter, puis à tuer sa propre femme. Notre société devra tôt ou tard mettre les agresseurs sous les projecteurs, pour mieux les comprendre et les outiller vers une guérison difficile, mais humainement possible.
La ministre Isabelle Charest, responsable de la Condition féminine, s’est récemment positionnée sur les enjeux de violence conjugale, invitant ses collègues de plusieurs ministères à adopter une série de mesures concrètes pour contrer la violence faite aux femmes. Souhaitons que cette prise de conscience de nos élus se traduira dans la pratique et dans la réalité. À l’heure où le premier ministre du Canada a décidé d’imposer aux juges une formation obligatoire en matière d’agressions sexuelles, le ton est donné : la question de la violence faite aux femmes ne doit plus être laissée dans les mains des victimes mais dans celles des juristes et des législateurs, et il est grand temps de reconnaître que ces enjeux sont de nature sociale et collective plutôt que du domaine de l’intime et du privé. Les victimes de violence ont le droit d’être traitées avec la considération qui s’impose dans de telles circonstances traumatiques, plutôt que de porter seules – et dans la honte – le lourd fardeau de la preuve.
J’invite aussi chaque lecteur, chaque lectrice de ce texte à se souvenir de ceci : les victimes de violence conjugale ne correspondent pas toujours à l’image d’Épinal que l’on imagine lorsqu’on entend parler d’une telle réalité. Elle s’appelle Elana ou Catherine, elle peut être votre médecin de famille enterrée un midi de décembre par les membres de sa famille dévastés, ou une brillante auteure qui est passée à deux doigts de perdre la vie après s’être fait asséner plusieurs coups à la tête, par un beau matin de mai, et qu’on a laissée inconsciente dans son lit.
Lorsque j'ai repris conscience, j’ai su que j’avais un choix à faire : appeler ma famille ou mourir.
Que si cette fois-là n’avait pas été, par miracle, la dernière, la prochaine le serait, pour sûr. Car du moment que l’assaillant a commencé à viser la tête, la violence est devenue visible et un cran d’arrêt a sauté définitivement. La mort peut advenir à tout moment. Les semaines qui ont suivi cet assaut final ont été effroyables. Pire que les coups reçus, auxquels on finit tristement par « s’habituer » (lire « se désensibiliser »), il y a la douleur morale qui survient lorsqu’on constate que l’on est restée dans un tel système, que l’on a, contre son gré, accepté d’être maintenue dans un statut de victime, au risque d’en perdre la vie.
L’aide des proches devient alors essentielle, primordiale. Dans mon cas, celle de ma jeune sœur venue me chercher avec son conjoint d’alors, le jour du drame, et qui a fait écran en empêchant mon bourreau d’entrer dans notre appartement avant que nous en soyons partis, tandis que je les suppliais de me laisser avec lui.
Celle de mes parents, qui m’ont recueillie chez eux, de mon père qui a eu la présence d’esprit de me faire asseoir dans le salon pour prendre des photos de mes plaies (ces preuves allaient s’avérer incontournables lors du processus judiciaire subséquent, dont j’ignorais tout alors), de ma mère qui m’a emmenée à l’hôpital pour s’assurer de mon rétablissement.
Celle de l’urgentiste qui, voyant que la perspective de ma propre disparition ne m’effrayait plus, m’a dit la seule chose qui pouvait me faire réagir à ce stade : Tu aurais pu mourir, mais tu aurais aussi bien pu perdre l’usage de la vue, de l’ouïe, de la mémoire, ou devenir paraplégique. Est-ce ce que tu souhaites à ta mère : qu’elle pousse ton fauteuil roulant pour le reste de ses jours?
Je dois aussi ma reconstruction à tous les intervenants rencontrés par la suite tout au long du chemin, depuis les policières qui ont pris, avec un respect et une circonspection exemplaires, ma déposition, quatre mois après les événements, jusqu’aux travailleuses sociales de l’IVAC, de la CAVAC, en passant par les procureures de la Couronne qui ont su me défendre dans la dignité, sans oublier la thérapeute qui m’a appris l’existence du pervers narcissique et, surtout, comment m’en protéger, ainsi que la juge qui a dit à mon agresseur qu’un homme avait toujours le choix de partir lors d’une dispute et que rien ne justifiait qu’il choisisse de porter des coups.
Puis, je dois à mes amis et à mes proches de n’avoir jamais réduit ce que je suis à la violence que j’avais vécue. L’une des plus grandes peurs des victimes de violence conjugale tient dans l’illusion qui les porte à croire que les gens ne pourront plus les voir comme elles sont réellement : belles, grandes et fortes. Or, chacun de mes amis et chacune de mes amies a su me rapporter une plume de mes ailes, en me traitant comme ils et elles m’avaient toujours traitée, et en m’aidant à comprendre que personne n’allait me circonscrire ou me réduire à la tragédie que j’avais vécue. Puis de là, j’ai pu revenir lentement à ma passion : l’écriture, et la poésie. J’ai publié depuis trois recueils de poèmes, et j’en suis à écrire le quatrième. Je pratique un métier que j’adore, et dans lequel je crois exceller : l’édition d’art dans un musée national. Chaque jour, j’ai la chance de me réaliser à la mesure de mes ambitions et de mes rêves les plus fous. Chaque jour, en traversant les plaines d’Abraham, je mesure ma chance d’être en vie, aimée et appréciée à ma juste valeur.
Je partage ma vie avec un homme qui m’aime et qui apprécie chaque parcelle de moi, qui ne prend pas mes réussites en ombrage et pour qui mon intelligence, ma réussite et ma douance ne sont pas des sources de conflit et de jalousie, mais des atouts et des qualités qu’il admire. À 42 ans, je peux enfin dire que je vis dans un rayon qui est le mien, dans lequel je ne tolère aucune forme de violence, peu importe d’où elle vient.
J’ai écrit ce texte pour toutes les Elana qui n’ont pas eu ma chance, mais surtout pour celles qui me liront ou celles qui se trouvent peut-être près de vous, au sein de votre famille, dans votre rue ou votre lieu de travail. Le risque de se tromper en sortant de sa réserve est toujours bien mince à côté de la perte d’un ou d’une proche. À toutes les femmes et à toutes les fillettes qui, comme ma fille, ont le droit d’être protégées par une société et un gouvernement qui ne peuvent plus jouer à l’autruche et doivent assumer leurs responsabilités, je souhaite le respect, et que cette question cruciale soit traitée avec l’intégrité et l’urgence que la situation commande.
Nous sommes l’avenir de ce monde, et nous n’accepterons plus d’être considérées comme une statistique, une donnée négligeable ou des anonymes à la une d’un fait divers.
*Leslie Morgan Steiner, Crazy Love : a memoir, 334-335.