La guerre nucléaire est souvent présentée comme une fin potentielle de l’humanité. Ces derniers mois, elle ressurgit en sourdine sur différents fronts. Elle court dans les déclarations russes comme une menace à peine voilée après l’invasion de l’Ukraine. Au même moment, les États-Unis sont engagés dans une démonstration de force au sujet de Taïwan avec la Chine, qui a lancé un vaste programme de renforcement de ses forces nucléaires. Même très faible, le risque d’une attaque nucléaire refait surface : attention, grave danger
, préviennent d’éminents spécialistes de l’atome.

L’été dernier, la Ville de New York a publié une vidéo décrivant les étapes que les habitants devaient suivre en cas d'attaque nucléaire. Rentrez à l'intérieur, rapidement et loin des fenêtres. Restez-y. Soyez à l’écoute, informez-vous.
La menace, soudainement, prenait des allures plus concrètes. Elle a atterré de nombreux New-Yorkais qui se sont demandé pourquoi la diffuser à ce moment-là.
D’un point de vue scientifique, ce message de fausse alerte a également surpris, mais pour d’autres raisons. On était horrifiés par sa naïveté
, se souvient Rachel Bronson, PDG du Bulletin of the Atomic Scientists, un organisme fondé en 1945 par Albert Einstein et des confrères du projet Manhattan à l’origine de la première bombe atomique.
Le conseil – Abritez-vous à l'intérieur. Rapidement
– est-il vraiment utile en cas d’attaque nucléaire? Quel effet aurait une bombe atomique lancée sur Manhattan? Prenons l’exemple de la Tsar Bomba.
Avec sa charge de 57 mégatonnes, c’est la bombe la plus puissante jamais créée et testée. Elle a explosé en octobre 1961 dans l’Arctique soviétique et a généré une boule de feu de 2,3 kilomètres de diamètre. L’éclair d’une telle explosion est visible à plus de 1000 kilomètres de distance. Larguée sur une zone densément peuplée comme New York, cette bombe ferait des millions de morts, selon l’outil de simulation en ligne Nukemap.
Le cœur de la zone de déflagration atteindrait un rayon de 3,14 km (30,9 km²). Dans ce périmètre (environ la moitié de Manhattan qui fait 59,1 km²), les habitants seraient exposés à des radiations probablement mortelles et décéderont dans le mois de l’explosion. Parmi les survivants, 15 % décéderont éventuellement d'un cancer.
Le souffle de l'explosion balayerait tout sur un rayon d'environ 4,62 km (67,1 km²), aussi appelé le périmètre de la boule de feu
. Comme son nom l’indique, la lumière émise par la chaleur est si intense qu'elle déclenche des incendies et provoque de graves brûlures à grande distance.
Dans un cercle plus large de 8,91 km – désigné comme le heavy blast damage radius
–, la zone serait elle aussi fortement sinistrée : les radiations y laissent peu de chances de survie, même des bâtiments en béton pourraient être gravement endommagés ou démolis.
Sur la carte, la moitié de Long Island et le nord-est du New Jersey seraient également touchés, notamment les trois grands aéroports new-yorkais, Newark à l’ouest, JFK au sud et La Guardia à l’est. Au nord, le Bronx n’y échapperait pas : la plupart des bâtiments résidentiels s'effondreraient, les blessures et les décès seraient nombreux, et les risques d’incendies, élevés.
Plus loin encore, les radiations thermiques s’étendraient sur une zone de 60 km (11 300 km2), pour atteindre des villes aussi éloignées de Manhattan que Stamford, dans l'État du Connecticut, ou encore Bedminster, dans le New Jersey, qui abrite le Trump National Golf Club. Les habitants pourraient souffrir de brûlures au troisième degré suffisamment sévères pour entraîner des blessures handicapantes et des amputations.
Le bilan humain d'une telle attaque est estimé à 7,74 millions de morts et 4,46 millions de blessés en 24 heures. Tous les dégâts mentionnés diffèrent en fonction de l'altitude d'explosion, analyse Nukemap, ce site en ligne créé par Alex Wellerstein, un historien des sciences et professeur adjoint au Stevens Institute of Technology, dans le New Jersey.
La sinistre projection repose sur le lancement d’une seule bombe, mais l’inventaire mondial comprendrait plus de 12 000 ogives, dont plus de 9000 ont été mises en stock pour une utilisation potentielle, selon le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), un institut international indépendant de recherche sur les conflits et les armes.
Difficile de dresser un portrait précis de la situation, certains pays affichant plus de transparence (les États-Unis) que d’autres (Israël).
La survie, « pas une garantie »
Depuis la crise des missiles de Cuba en 1962, le monde n'a jamais été aussi proche de l'utilisation effective d'armes nucléaires. Le message a été porté par le président américain Joe Biden en octobre 2022. Avec cette mise en garde lâchée comme un missile : attention à l’Armageddon
. Il est aussi véhiculé par d’éminents physiciens et scientifiques qui ont historiquement entretenu une relation particulière avec le contrôle des armes nucléaires grâce à leur expertise technique et analytique.
Alors que la crise des missiles de Cuba a duré 13 jours, la situation actuelle se détériore depuis plus d’un an. Plus longtemps cela dure, plus le danger s’accentue
, alerte le mouvement Pugwash, une organisation internationale qui rassemble des personnalités des mondes universitaire et politique autour des menaces contre la sécurité mondiale.
Son secrétaire général, le physicien italien et professeur Paolo Cotta Ramusino, s’efforce de maintenir des relations avec ses confrères russes et dit s’être rendu récemment en Russie, en octobre et décembre derniers. Il y a de l’inquiétude là-bas
, se contente-t-il de répéter, en entrevue à Radio-Canada, sans en révéler davantage. Le contrôle de la situation est assuré par les politiciens.
Fidèle à la mission de son organisation, M. Cotta Ramusino défend la désescalade militaire et le retour du dialogue entre les parties. Pugwash s’est vu décerner le prix Nobel de la paix en 1995 pour ses efforts sur le désarmement nucléaire et tire son nom d’une ville de Nouvelle-Écosse où ses conférences ont vu le jour en 1957.
« Il faut trouver des compromis et arrêter la guerre. »
Entre dissuasion militaire et menaces plus ou moins explicites, les postures qui attisent les incitations à une première frappe sont particulièrement préoccupantes
, écrit aussi l’éminent physicien américain Richard L. Garwin dans un article scientifique co-signé le 13 mars 2023 avec Frank N. von Hippel, sur le site spécialisé The Bulletin of the Atomic Scientists.
Le parcours de ce grand spécialiste du nucléaire est éloquent : après avoir joué un rôle crucial dans le développement de la première bombe à hydrogène, il est devenu un ardent défenseur du contrôle des armements et conseiller de tous les présidents américains, d’Eisenhower à Obama. À 95 ans en 2023, il continue son combat pour éviter un holocauste nucléaire
, selon ses termes. En ce sens, il invite la Chine, la Russie et les États-Unis à un dur travail de négociations réelles
.
« Le succès – et la survie – ne sont pas garantis d’avance. »
Ce tabou sur la fin de tout
Dans l’espace public, le spectre nucléaire ressurgit sporadiquement à coup de déclarations-chocs. La partition de guerre se joue sur un rythme crescendo/diminuendo. Au quatrième jour de l'invasion de l'Ukraine par Moscou, Vladimir Poutine a d’emblée annoncé la mise en alerte de la force de dissuasion
nucléaire de son armée.
Une seule et unique frappe nucléaire représente un risque majeur pour la pérennité de l’humanité, selon les scénarios américains, indique Pavel Podvig, spécialiste des forces nucléaires russes à l’Institut des Nations unies pour la recherche sur le désarmement (Unidir) à Genève.
Il n’y a aucune façon
de contrôler l'escalade qu’elle engendrerait. Même un simple exercice de démonstration au-dessus de la mer Noire, qui ne blesserait personne et ne ferait aucun dégât, lancerait le signal de tuer beaucoup de gens
, affirme M. Podvig.
Cette même analyse est partagée par les porte-parole de Pugwash, mouvement qui fut actif pendant la guerre froide et servit d’espace de réflexion et de canal de communication entre le bloc communiste de l'Est et les démocraties occidentales.
Ses membres – leaders politiques, scientifiques, diplomates, experts en affaires mondiales – devaient se réunir de nouveau au Qatar au printemps, mais la rencontre a été reportée en 2024.
Nous travaillerons toujours, pour le temps dont nous disposons, avec cette idée : ne jamais utiliser d'armes nucléaires
, insiste le physicien Cotta Ramusino.
Des garde-fous qui s’effritent
Mais ce qui inquiète surtout les experts en la matière, c’est le délitement du contrôle des armes nucléaires par les traités existants.
Le traité ABM (1972) interdisant les missiles antibalistiques, et qui a longtemps constitué un garde-fou des tensions nucléaires entre les États-Unis et l'URSS, est caduc depuis 2002. Celui sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), signé en 1987, a expiré en 2019 après les retraits américain puis russe.
Le traité New Start
reste le seul à réglementer la taille et la composition des arsenaux des États-Unis et de la Russie. Or l'annonce récente par Vladimir Poutine de la suspension de la participation russe à ce traité, qui doit expirer en 2026, fragilise davantage l'équilibre mondial de sécurité.
Rien n'indique pour l'instant qu'il y ait des négociations en vue d'un suivi, ce qui signifierait qu'il n'existera plus aucun traité régissant le nombre d'armes nucléaires
, déplore, en entrevue, Wilfred Wan, directeur du programme sur les armes de destruction massive pour le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute).
La Russie et les États-Unis possèdent à eux seuls plus de 90 % des forces nucléaires dans le monde. Les sept autres États qui en sont dotés (Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Israël et Corée du Nord) développent ou déploient de nouveaux systèmes d'armes, ou ont annoncé leur intention de le faire. Finie, donc, l’ère du désarmement post-guerre froide, observe Wilfred Wan, du SIPRI.
Le nombre d’armes nucléaires dans le monde avait pourtant considérablement diminué ces trois dernières décennies, en passant d’un record d'environ 70 300 en 1986 à une estimation de plus de 12 500 au début de 2023. Aujourd’hui, les États continuent de moderniser leurs forces nucléaires restantes à un rythme soutenu et plusieurs ajoutent de nouveaux types d'armes, selon divers rapports. Des armes plus utilisables sur le champ de bataille
, observe M. Wan.
Il rappelle que les risques associés ne s’évaluent pas seulement en nombre de morts, mais aussi en termes d’impact environnemental et social que ces armes peuvent produire – les migrations, les famines causées
.
La Chine est en pleine expansion de son arsenal. Le ministère américain de la Défense prévoit que Pékin pourrait disposer d’environ 1500 têtes nucléaires en 2035, selon un rapport publié en 2022, soit plus du triple de son armement actuel évalué à 410 ogives par la Fédération des scientifiques américains (FAS).
La Corée du Nord a intensifié ses essais de missiles, dont le plus inquiétant a eu lieu le 4 octobre, quand elle a effectué un tir balistique au-dessus du Japon. L'Iran continue d'augmenter sa capacité d'enrichissement de l'uranium. L'Inde modernise son arsenal nucléaire, qui compte quelque 160 ogives, tout comme le Pakistan (170).
Quand le recours à une seule ogive peut mener au désastre, c’est surtout l’engagement formel des États à restreindre leurs capacités nucléaires qui importe, plus que le nombre maximal d’armes autorisé, résume le chercheur onusien Pavel Podvig.


90 secondes avant minuit
Pour dépeindre efficacement la gravité actuelle de la situation, un groupe de scientifiques a annoncé en janvier dans le Bulletin of the Atomic Scientists que l'horloge de l'Apocalypse serait avancée de 90 secondes avant minuit. Considérant qu’à minuit, tout explose, l'heure fatidique n’a jamais été aussi proche.
L’ajustement ne repose pas sur des données spécifiques, mais sur le jugement d’experts qui évaluent toute une palette de paramètres. Ils redoutent aujourd’hui les possibilités d’escalade par accident, intention ou erreur de calcul
ou que le conflit échappe au contrôle de quiconque. Ils s'inquiètent entre autres de la violation des protocoles internationaux et des risques de la guerre menée sur les sites des réacteurs nucléaires de Tchernobyl et de Zaporijia, en Ukraine.
L’image-choc du décompte, réévalué annuellement depuis 1947, offre un outil de communication accessible pour démocratiser la très technique question du nucléaire conçue pour tenir le public à l'écart
, selon Rachel Bronson, PDG du Bulletin.
Son site spécialisé tente d’y remédier. L’opinion publique, mieux informée sur le nucléaire, agira comme une force motrice auprès des décideurs politiques, espère Mme Bronson… dans l’héritage des scientifiques fondateurs du Bulletin qui, ayant contribué à la mise au point des premières armes atomiques, ont cherché à conscientiser les populations sur leurs dangers irréversibles.
C’est aussi la mission que poursuit le secrétaire général de Pugwash à travers le monde : En nucléaire, il n'y a pas de forte probabilité, c'est la probabilité qui compte
.