À la veille du budget fédéral, l’incertitude plane dans le monde de la coopération et du développement international. Des organismes canadiens craignent de voir le gouvernement Trudeau se détourner de sa politique féministe à l’étranger. En Amérique latine, des projets d’Avocats sans frontières Canada sont en suspens et les approbations se font attendre. Au Honduras, une initiative financée par Ottawa a pourtant mené à de petits miracles.
Le combat de Claudia
Claudia patiente nerveusement dans l’entrée du palais de justice de Tegucigalpa. La jeune femme attend un précieux bout de papier qui mettra fin à sa longue bataille judiciaire. Elle ressort avec sa carta de libertad definitiva (lettre de liberté définitive). Aussitôt, Claudia, tout sourire, enlace son avocate.
Cinq ans
, laisse tomber Claudia après un soupir. C’est le temps qu’il aura fallu pour dire adieu à son dossier criminel.
Encore aujourd’hui, l’émotion la submerge quand elle revient sur son arrestation. À l’âge de 20 ans, Claudia s'est présentée à l’hôpital pour des douleurs à l’abdomen.
En un instant, sa vie a chaviré.
L’équipe médicale lui a appris qu’elle venait de perdre son enfant. Elle ne savait même pas qu’elle était enceinte. Le médecin l’a dénoncée aux autorités, l’accusant, sans preuve, d’avoir provoqué son interruption de grossesse.
« On m’avait jugée. J’ai quitté l’hôpital menottée et mon enfant était mort. »
Dépassée, elle a dû faire face au processus judiciaire. Le Honduras a l’une des lois contre l’avortement les plus strictes au monde. L’interruption de grossesse y est interdite, même en cas de viol, même quand la vie de la mère est en danger.
En 2021, cette interdiction a été enchâssée dans la Constitution du Honduras.
Les avocats de l’aide juridique ont refusé de l’écouter et ont voulu lui imposer ses décisions, ce qu'elle a refusé.
Ils m'ont dit que le moyen le plus rapide de mettre fin à toute la procédure était de plaider coupable. Je n’allais pas dire devant un juge que je me déclarais coupable alors que je ne l'étais pas
, explique-t-elle.
Claudia a choisi de se battre. Elle a eu la chance de rencontrer une équipe d’avocates spécialisées dans les droits de la personne.
Le cas de la jeune femme n’est pas unique. Il est le fruit de tout un système auquel l'Équipe juridique des droits de la personne (EJDH) souhaite s'attaquer, explique Claudia Herrmannsdörfer, avocate et directrice de ce cabinet.
Je pense qu'il s'agit d'une chaîne d'injustices dans un pays qui ne donne pas d'informations et d'éducation sexuelle aux jeunes femmes
, souligne-t-elle. Selon l'avocate, la criminalisation de Claudia a contribué à sa marginalisation en lui empêchant d’aller à l’école et de travailler légalement.
Le cabinet est appuyé et financé par Avocats sans frontières Canada (ASFC), une aide cruciale pour défendre de nombreuses femmes aux quatre coins du pays. Sans le soutien de la coopération canadienne, nous ne serions pas en mesure de traiter tous ces cas
, déclare Claudia Herrmannsdörfer.
ASFC
épaule des équipes d’avocats dans des litiges stratégiques pour faire avancer la cause des femmes dans le pays et bâtir la jurisprudence en leur faveur. L’organisme appuie aussi des efforts pour contester la constitutionnalité de l’interdiction de l’avortement dans le pays.Mais au-delà des grands enjeux légaux, Claudia dit avant tout avoir trouvé des amies
dans le processus. J’avais peur et elles m’ont dit que tout irait bien. Le simple fait de l’entendre m’a permis d’y croire
, raconte-t-elle.
Signaux inquiétants d’Ottawa
Le dépôt du budget fédéral est à nos portes et l’inquiétude est vive au sein des organismes d’aide canadiens. Ils se demandent s’ils pourront continuer leur mission auprès de femmes comme Claudia. La promesse de rigueur budgétaire se fera-t-elle aux dépens de la politique étrangère féministe du gouvernement Trudeau?
« Le budget qui approche est une source de préoccupation pour nous parce que la politique d’aide internationale féministe du Canada va vivre un test. »
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les réponses du ministère d’Affaires mondiales Canada se font attendre. Le financement est plus long à obtenir.
La mission d’ASFC
au Honduras n’a été renouvelée que pour une période de deux ans. Des employés associés au projet ont quitté le navire parce que le renouvellement du financement se faisait attendre.L’avenir d’autres projets de l’organisation pour faire avancer la cause des femmes est en suspens au Salvador, au Guatemala, en Colombie et en Haïti, notamment.
La programmation de lutte contre les violences basées sur le genre d’ASFC
est sur la glace parce que ce thème ne figure plus dans les priorités gouvernementales pour l’Amérique centrale, par exemple.Ces femmes, ces populations, qui ont besoin de ce coup de main, continuent à compter sur le Canada. Ce n’est pas le moment de les laisser tomber
, martèle Pascal Paradis.
Il qualifie la politique féministe du gouvernement Trudeau de courageuse
et l’implore de la maintenir en tête de la liste des priorités.
Louis Bélanger, directeur d’un regroupement d’ONG nommé Au-delà de nos frontières, s’inquiète du manque de direction de la part du bureau du ministre du Développement international, Harjit Sajjan.
Depuis quelques mois, il y a beaucoup d’anxiété parce qu’on n’a pas cette clarté que nous allons aller de l’avant avec la politique féministe. On doit mettre des gens à la porte, on doit arrêter des programmes. Il y a plusieurs priorités, ça manque un peu de vision
, explique-t-il.
Il s’étonne, par exemple, d’entendre le ministre Sajjan parler de prévention des conflits lors d’événements publics, alors que cela ne figure pas dans les principales priorités identifiées par son ministère.
En février, Au-delà de nos frontières a fait parvenir une lettre signée par 77 organismes à la ministre des Finances pour lui demander de faire passer le budget de l’aide internationale du Canada de 8 à 10 milliards de dollars par année d’ici 2025.
Mais le contexte n’est pas favorable : Ottawa multiplie les engagements à l’étranger. Le gouvernement canadien a fourni plus d’un milliard de dollars en aide militaire à l’Ukraine et a annoncé des investissements massifs en Asie dans le cadre de sa nouvelle stratégie pour l’Indo-Pacifique, dont 750 millions de dollars pour financer des projets d’infrastructures.
La crise inflationniste et un possible ralentissement économique forcent Ottawa à faire des choix difficiles. Les propos de la ministre des Finances n'ont rien pour rassurer les ONG.
Interrogée à ce sujet, Chrystia Freeland assure que la politique féministe est toujours une priorité. Toutefois, elle ne s’engage pas à augmenter le financement de l’aide humanitaire.
« On comprend notre responsabilité et on va continuer d'aider les autres. En même temps, nous nous trouvons dans un moment où on a besoin d'une approche responsable au niveau fiscal. »
Le ministre Harjit Sajjan n’était pas disponible pour nous accorder une entrevue. Par écrit, son bureau rappelle qu’en 2019, le gouvernement Trudeau a annoncé un engagement de 10 ans pour soutenir la santé des femmes, des enfants et des adolescentes dans le monde, incluant la question des droits sexuels et reproductifs, à hauteur de 1,4 milliard de dollars par an en moyenne.
Un engagement n’est pas une garantie, rétorquent les organismes d’aide qui craignent aussi que certaines catégories de projets touchant les femmes ne soient éclipsées, comme la nutrition ou la justice sociale.
L’importance de la voix canadienne
Dans le parc central de Tegucigalpa, un pasteur prêche devant des fidèles réunis pour l’écouter. À l'horizon, on peut apercevoir une énorme statue du Christ sur la colline, rappel d’un pays profondément accroché à des valeurs conservatrices.
Au Honduras, la cause des femmes se heurte à la puissante voix de l’Église. Chaque avancée semble entraîner des reculs. L’arrivée d’une première femme à la tête du pays en 2022, Xiomara Castro, a suscité l’espoir, mais les progrès prennent du temps à se matérialiser. Début mars, la pilule du lendemain a été autorisée par décret présidentiel. Toutefois, la mesure a provoqué une réaction hostile de la droite.
« Il y a eu une explosion des discours très conservateurs contre les droits des femmes, et ils s’intensifient. »
La représentante du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme au Honduras explique que les reculs du droit à l’avortement aux États-Unis ont servi de catalyseurs pour la droite religieuse d'Amérique centrale. Des voix comme celle du Canada deviennent encore plus importantes, selon elle.
La communauté internationale a encore un pouvoir d’influence au Honduras
, croit Ivania Galeano, mais peut-être pas pour longtemps.
Elle s’inquiète de voir d’autres pays abandonner la cause féministe. L’automne dernier, le nouveau gouvernement de droite en Suède a décidé d’enterrer sa politique de diplomatie féministe, une étiquette
jugée contre-productive.
La violence contre les femmes demeure un fléau dans le pays. Selon des chiffres de l’Université nationale autonome du Honduras, 252 morts violentes de femmes et féminicides ont été rapportés entre janvier et octobre 2022. Ce chiffre s’élevait à 330 pour toute l’année 2021.
Claudia espère que le Canada poursuivra ses efforts pour appuyer les femmes dans sa situation. L’aide canadienne lui a permis de remporter sa bataille devant les tribunaux. Elle peut maintenant penser à son avenir. Toutefois, le parcours qui se dresse devant elle demeure parsemé d’embûches.
Au travail, c’est beaucoup plus difficile d’être une femme qu’un homme. Le harcèlement est horrible
, explique-t-elle.
Elle rêve de voir son pays changer. [Je souhaite] qu'il y ait vraiment l'égalité entre les hommes et les femmes. Pourquoi ça n’existe pas ici?
, demande Claudia.
Son histoire en raconte tant d’autres dans un pays où les femmes ont besoin de tous les alliés possibles pour faire entendre leur voix.