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En réaction au drame survenu à Amqui cette semaine, le premier ministre du Québec, François Legault, a demandé aux Québécois d'intervenir lorsqu'ils constatent que quelqu'un dans leur entourage montre des signes inquiétants. Mais ce n'est pas aussi simple.
Enquête a examiné des crimes graves survenus au cours des dernières années et qui ont impliqué des gens qui étaient déjà connus des policiers et/ou des services psychiatriques.
Malgré tous les signalements en amont, ces drames n’ont pas pu être évités.
Tentative de meurtre contre un psychiatre.
Un patient aurait voulu tuer son psychiatre.
Attaque d’un psychiatre de l’Hôpital Albert-Prévost.
Ce sont quelques-uns des titres d’articles qui apparaissent quand on lance sur Internet une recherche avec le nom de Joshua Côté-Mashala. Ces articles racontent qu’en plein délire psychotique, armé d’une paire de ciseaux, le jeune homme a attaqué son psychiatre en octobre 2019. Il a été accusé de tentative de meurtre.
Mais ce que l’histoire ne dit pas, c’est qu’avant les événements, cela faisait déjà quelques années que ses parents multipliaient les appels à l’aide.
Je vais vous résumer ça, lance Roch Côté, le père de Joshua, lors de notre rencontre. Pendant des années, on a soutenu Joshua malgré tout ce qui s'est passé, en demandant de l'aide au système pour qu'il soit traité. Il était malade. Personne à part nous ne s’en préoccupait.
Il faut qu'il y ait quelque chose de grave qui arrive pour qu'on puisse enfin prendre soin de lui, renchérit la mère de Joshua, Paulina Mashala. C'est comme si le système voulait le criminaliser pour que ce soit plus simple. S'il est en prison, bang, c'est fini, on n'en parle plus.
En quelques années, Joshua est passé de premier de classe sportif à sans-abri psychotique et violent. Plusieurs incidents, épisodes de violence et mauvais diagnostics se seront accumulés pour qu'on comprenne finalement, quelques années plus tard, que Joshua souffre de schizophrénie.
Paulina Mashala et Roch Côté ont observé les premiers indices de la maladie mentale de leur fils à la fin de son adolescence.Photo : Radio-Canada
Roch Côté et Paulina Mashala ont cinq enfants, quatre filles et un seul garçon, Joshua, qui est le deuxième enfant du couple.
Joshua a aujourd’hui 25 ans. Ses parents se souviennent d’un bébé calme, d'un enfant intelligent et taquin avec ses sœurs. Joshua [...] réussissait très bien à l'école. [...] Et il faisait presque tous les sports, se rappelle sa mère. Soccer, tennis, football, natation, basketball : Joshua a touché à plusieurs sports au fil des ans.
Tout se passe bien pour lui jusqu’à la fin de l’adolescence, selon ses parents. Les deux dernières années du secondaire sont difficiles, se souvient Roch Côté.
« Je n’irais pas jusqu’à dire du je-m’en-foutisme mais un manque de focus, de concentration. Plus il avançait, plus il était reclus, plus il était replié sur lui-même. »
Son passage du secondaire au cégep est un point marquant. Joshua commence à sortir dans les bars, à consommer de l’alcool et de la drogue.
Sa mère observe qu’il est de plus en plus négligent, ce qui ne lui ressemble pas.
Joshua n’est plus lui-même et ses parents tentent d’aller chercher de l’aide, mais leur fils ne veut rien savoir. Joshua est constamment en affrontement avec sa famille, dont il a toujours été très proche.
Ses notes sont en chute libre et il n’arrive pas à garder sa place dans l’équipe de football du cégep.
À l’été 2017, il frappe une de ses sœurs et, quelques mois plus tard, en décembre, une dispute éclate lors d’un souper familial et Roch Côté intervient pour la protéger. Une bataille entre lui et Joshua s’ensuit. Le père est blessé à l’épaule : il devra subir une chirurgie.
Plus ça allait, plus on appelait la police parce que ça n'allait pas bien, se rappelle sa mère.
Roch Côté et Paulina Mashala ont fini par demander à Joshua de quitter la maison familiale. Paulina dit avoir été habitée par un sentiment d’échec. C’est comme si tu n'étais pas capable de contrôler ton enfant. [...] Et là, on a peur.
Dans un certain nombre d'événements, il s'en est pris soit à sa mère, soit à ses sœurs. Je ne pouvais pas ne pas intervenir, raconte Roch Côté avec émotion.
Le père de famille s’est même déjà retrouvé aux soins intensifs à la suite d’une autre altercation avec Joshua. Tu ne peux pas faire autrement que d'en arriver à la conclusion qu'il est malade. Il a besoin d’aide et elle ne peut pas venir de nous. À part le fait qu'on va continuer de le soutenir, de l'aimer, puis d'aller le voir, il faut nous protéger, il faut protéger ses sœurs.
Mais Joshua ne reconnaît pas qu’il est malade. Ça habitait ses jours et ses nuits : "Je ne suis pas malade, je ne vais pas rester à l'hôpital", raconte son père.
Le Dr Mathieu Dufour, psychiatre légiste et chef du département de psychiatrie à l'Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel à MontréalPhoto : Radio-Canada
Le psychiatre actuel de Joshua, Mathieu Dufour, explique que ce genre de situation n’est pas rare. On voit ça régulièrement, des jeunes hommes ou des jeunes femmes qui sont tout à fait normaux, qui ont un avenir prometteur et qui [...], progressivement, vont développer des symptômes de psychose. Et ils vont commencer à être une personne différente.
Dans un passé pas si lointain, ceux qui avaient des comportements étranges et dérangeants étaient considérés comme des fous. Ils étaient enfermés dans des asiles et pouvaient y rester longtemps, parfois toute leur vie.
Dans les années 1970, l’État a sorti les gens qui souffraient de troubles mentaux des hôpitaux pour les réintégrer dans la société en promettant d'offrir des soins dans la communauté. Ce processus de désinstitutionnalisation a duré une vingtaine d’années.
Cependant, aujourd’hui, l’offre de soins est inégale pour ceux qui souffrent de troubles mentaux lourds.
Le Dr Dufour explique que dans les années 1960 et 1970, avec la Charte des droits et libertés, on a donné plus de droits aux patients qui souffrent de troubles mentaux. Toutefois, du même coup, ces malades se retrouvent avec la responsabilité d’aller chercher des soins eux-mêmes. Cela pose problème quand la personne ne reconnaît pas qu’elle est malade, à moins qu’elle représente un danger pour elle-même ou pour autrui.
En juillet 2018, Joshua est de plus en plus violent et ses parents ne savent plus quoi faire pour l’aider. Inquiets pour leur sécurité, ils se tournent vers les tribunaux pour forcer leur fils à subir une évaluation psychiatrique.
Il s’agit d’une mesure d’exception qui permet d’emmener quelqu’un contre son gré à l’hôpital si elle représente un danger grave et immédiat pour elle-même ou pour autrui. Après avoir entendu la requête des parents, le juge ordonne que Joshua subisse une évaluation psychiatrique.
Des policiers le conduisent à l’hôpital et il est examiné par deux psychiatres. À peine une heure et demie plus tard, Joshua est de retour sur le balcon de la maison familiale. Ses parents le voient assis à l’extérieur. Ils l’ont relâché sans même s'enquérir auprès des personnes proches : mais qu'est-ce qui se passe? s’indigne encore son père aujourd’hui.
Pour les aider dans leur évaluation, les psychiatres auraient pu communiquer avec les parents de Joshua, mais ils ne l’ont pas fait.
La psychiatre Marie-Frédérique Allard a été appelée à évaluer et à se prononcer sur l'état mental de nombreux accusés tristement célèbres comme Alexandre Bissonnette, Richard Henry Bain et Alain Piché, entre autres.Photo : Radio-Canada
La psychiatre Marie-Frédérique Allard explique que même si elle et ses collègues sont parfois liés par le devoir de confidentialité, rien ne les empêche de récolter de l’information.
Si un patient me dit : "Je ne veux pas que tu parles à ma mère ou à mon père", je n'ai pas le droit de lui donner de l'information, mais j'ai le droit d'en recevoir. La famille peut toujours me donner de l'information.
Roch Côté et Paulina Mashala se souviennent d'avoir appelé à l’hôpital pour comprendre pourquoi leur fils avait été relâché aussi rapidement. Le psychiatre a dit que c'était nous, le problème, raconte la mère de Joshua. Mais Joshua, c'est un gars intelligent, il était capable de les enrouler comme il voulait, renchérit son père.
Radio-Canada / Sophie Lambert
Photo: Joshua Côté-Mashala raconte que lorsqu'il était en psychose, il avait des hallucinations pendant lesquelles il voyait des créatures et se sentait en danger. Crédit: Radio-Canada / Sophie Lambert
« Dans ma tête, je pensais que j’avais des ennemis »
Joshua revient de loin. Maintenant qu’il va mieux et que sa maladie est stabilisée, il est prêt à revenir sur son passé trouble. Après avoir longuement réfléchi, il a accepté de nous accueillir chez lui.
Aujourd’hui, avec le recul, Joshua nous confie qu’il aurait souhaité que les médecins interviennent plus tôt pour le forcer à recevoir des soins. Ils [les psychiatres] auraient dû réaliser que même avec ce que je leur racontais [...], il y avait des détails qui ne faisaient pas de sens [...]. Ils étaient déjà au courant de certains gestes que j'avais commis.
Se replongeant dans cette période de sa vie, Joshua raconte qu’il avait de la facilité avec les mots. J'étais capable de manipuler un peu mon chemin, faire en sorte que les choses paraissent bien. Il estime qu’on l’a laissé partir trop rapidement de l’hôpital.
« À partir des délires que j'avais, je pensais que j'étais comme observé, encerclé, que les gens se posaient des questions sur moi, puis essayaient de me faire du mal. »
Le Dr André Delorme, un psychiatre reconnu et respecté, explique qu’il peut être difficile d’évaluer quelqu’un qui est en psychose. Moi, en psychiatrie, je ne peux pas prendre de sang ou les rayons X. Ce qui va me permettre de dire : "Votre schizophrénie est très élevée", illustre le Dr Delorme, qui a été directeur national de la santé mentale au Québec pendant 15 ans et qui a piloté une réforme majeure dans l’organisation des soins.
Alors j'y vais sur l'information et sur l'observation. Comme psychiatre, il doit aussi prendre en compte l’information transmise par les proches, par les policiers ou par tout intervenant impliqué dans le dossier.
Quelques jours après avoir été relâché de l’hôpital à la suite de sa courte rencontre avec les psychiatres, Joshua s’introduit dans la résidence familiale et frappe violemment son père.
Cette fois-ci, Roch Côté décide de porter plainte à la police. Joshua fait face à des accusations criminelles : introduction par effraction, vol, agression armée et voies de fait ayant causé des lésions corporelles.
D’après la Dre Marie-Frédérique Allard, plusieurs familles finissent par porter plainte à la police, comme l’a fait le père de Joshua, dans l’espoir que leur proche se fasse soigner. [Les proches disent :] on va judiciariser, on va porter plainte pour qu'on bypasse le système.
C'est déchirant pour les familles, dit la Dre Allard, parce que, des fois, elles sont victimes d'agressions, puis elles ne voudraient pas porter plainte. Elles voudraient juste [...] qu'on le traite.
Lorsque Joshua est formellement accusé de voies de fait contre son père, le juge ordonne une évaluation psychiatrique. Les deux psychiatres de l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel qui l’évaluent notent dans le dossier des symptômes psychotiques et un soupçon de schizophrénie en émergence.
Joshua est déclaré non criminellement responsable de la série d’accusations et reste détenu à l’hôpital. Son état se stabilise après sept mois d’hospitalisation, même s’il refuse de prendre des médicaments. Malgré les soupçons de schizophrénie notés à son dossier médical, son psychiatre traitant suggère sa libération inconditionnelle.
La Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) se range derrière cette recommandation. Joshua est libéré sans condition, sans médication et sans suivi psychiatrique.
Me François Legault, l’avocat de Joshua Côté-Mashala, précise que la Commission s’occupe seulement des dossiers où la personne représente un risque important pour la sécurité du public. Si la personne ne représente pas un risque important à ce moment-là, la Commission doit libérer la personne sans condition.
Me François Legault est avocat depuis 40 ans. Il a été procureur de la Couronne pendant 35 ans. Photo : Radio-Canada
Un mois après avoir été libéré par la Commission d’examen des troubles mentaux, Joshua est en crise près de la maison de ses parents et les policiers le ramènent à l’hôpital. Peu de temps après, le psychiatre qui l’a pris en charge recommande de nouveau sa libération inconditionnelle. Cette fois-ci, la Commission d’examen des troubles mentaux impose certaines conditions à Joshua, notamment une délégation de pouvoir.
Cela signifie que dès qu’une condition n’est pas respectée, le directeur de l'hôpital doit communiquer avec les policiers pour faire arrêter le patient. Comme Joshua ne se présente pas à ses rendez-vous de suivi, son psychiatre tente justement de faire exécuter la délégation de pouvoir. Sauf que Joshua a été chassé de son appartement et les policiers ne le trouvent pas.
On est à l’été 2019. Joshua est en plein délire. J'ai parfois eu des gestes violents avec des gens que je ne connaissais pas, se souvient-il. J'ai violemment tabassé un jeune dans un autobus.
Il vit dans la rue et, pendant deux mois, il multiplie les délits jusqu’à ce que les policiers l’attrapent, en septembre 2019, et le ramènent à l’hôpital. Joshua a sur lui des cartes de crédit volées, un couteau et un pistolet à air comprimé.
Plus d’un mois plus tard, il est toujours hospitalisé et son état ne se stabilise pas. Joshua ne reconnaît toujours pas qu’il est malade et refuse de prendre des médicaments.
Joshua Côté-Mashala, 25 ans, est atteint de schizophrénie.Photo : Radio-Canada
« Dans ma tête, je pensais que j'avais des ennemis qui venaient d'autres mondes. »
En plein délire psychotique, Joshua poignarde son psychiatre à l'intérieur des murs de l’hôpital. J'hallucinais des créatures et ça me force à poser des gestes parce que je me sentais insécure, en danger, raconte-t-il.
La veille de cette attaque, son psychiatre s’était tourné vers la Cour supérieure pour obtenir une ordonnance de traitement afin de forcer Joshua à prendre des médicaments. Mais il s’est fait attaquer avant de lui donner sa première dose.
Je vais être honnête : c'est très vivant dans ma tête, se souvient Joshua. Ce n'est pas quelque chose que j'ai oublié. Ça a marqué ma mémoire. Je peux m'en rappeler en détail.
Plutôt que de garder Joshua à l’hôpital, on l'emmène en prison. Il est accusé de tentative de meurtre.
Quand Joshua s’est retrouvé en prison, il a passé des mois dans sa cellule sans recevoir de médicaments, malgré une ordonnance de traitement à son dossier. Il a fallu que ses parents se battent pour la faire respecter.
On a essayé de faire comprendre à qui voulait nous entendre, aux avocats, au système, que ce n'était pas sa place. Il est malade. Personne ne voulait nous entendre, raconte sa mère, Paulina.
Les parents de Joshua disent avoir perdu confiance dans ce système qui n’a pas su intervenir à temps alors qu’ils multipliaient les appels à l’aide depuis longtemps.
De retour à la maison avec sa famille depuis près d'un an, Joshua donne un coup de main à sa mère pour préparer le souper.Photo : Radio-Canada
Il a fallu un événement grave, touchant une personne qui ne méritait pas ça, au contraire, c'est une personne qui cherchait à l'aider. [...] Tu t'en vas en prison, tu risques d'y passer des jours, s’indigne le père de Joshua.
Joshua est convaincu que plusieurs drames pourraient être évités. Je pense que la plupart des gestes violents qui adviennent dans un cadre de maladie mentale, c'est des choses qui peuvent être évitables.
Il se dit triste aujourd’hui quand il pense à tous les gestes qu’il a commis. C'est des choses qui sont irréversibles. C'est des gestes qui auraient pu être évitables parce que ça veut dire qu'il y a eu un manquement quelque part.
Il y a certaines situations où il faut attendre qu’il y ait de la violence pour pouvoir avoir accès à des soins, reconnaît le psychiatre Mathieu Dufour.
Plusieurs crimes violents qui ont impliqué des gens connus des services psychiatriques ont fait la manchette au cours de la dernière année.
Il y a aussi eu ces trois meurtres gratuits commis en moins de 24 heures à Montréal l’été dernier. Le principal suspect, Abdulla Shaikh, a été localisé dans un motel puis abattu par les policiers.
Il souffrait de schizophrénie et de traits de personnalité narcissique et antisociale. Comme Joshua Côté-Mashala, il ne reconnaissait pas qu’il était malade et il avait été interné à quelques reprises au cours des années précédentes.
Né au Québec de parents immigrants, Abdulla Shaikh a grandi dans une famille comme bien d’autres avec ses deux frères et sa sœur. Mais à la fin de l’adolescence, il a commencé à consommer de la drogue et à multiplier les délits.
Si son nom a été largement diffusé, on n’avait encore jamais vu Abdulla Shaikh. Enquête a obtenu ces images de lui quand il était plus jeune.
Abdulla à la petite école.
Tout au long de son parcours scolaire, Abdulla Shaikh obtient de bons résultats selon ses proches.
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Abdulla à la petite école.Photo : Famille Shaikh
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Abdulla à la petite école.Photo : Famille Shaikh
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Tout au long de son parcours scolaire, Abdulla Shaikh obtient de bons résultats selon ses proches.Photo : Famille Shaikh
Joints par téléphone, les frères d’Abdulla Shaikh n’ont pas voulu nous accorder d’entrevue, mais plusieurs mois après les événements, ils sont toujours ébranlés et se posent encore beaucoup de questions. Ils espèrent que l’enquête publique du coroner, dont les audiences pourraient avoir lieu l’automne prochain, leur apportera certaines réponses, parce que leur confiance envers le système est ébranlée.
Je pensais qu’à l'hôpital, ils allaient prendre soin de lui. Le docteur, il connaît mieux que moi comment gérer le patient, de quelle sorte de médicaments il a besoin, mais ils ont dit qu'il avait l'air bien et puis ils l'ont laissé partir, nous confie un de ses deux frères.
Me François Legault a représenté Abdulla Shaikh devant la Commission d’examen des troubles mentaux quelques mois avant le drame pour un délit mineur commis il y a quelques années et pour lequel il a été reconnu non criminellement responsable.
Même s’il représentait toujours un risque important pour la sécurité du public, la Commission l’a maintenu en liberté, mais avec plusieurs conditions à respecter.
Il était aussi en attente d’un procès pour agression sexuelle armée, un crime pour lequel il n’avait pas été déclaré non-criminellement responsable.
Que s’est-il passé entre l’audience du mois de mars devant la Commission et la tragédie du mois d’août? Écoutez, je n'ai pas la réponse à ça. Comme avocat, j'ai rempli le mandat que l'on m'a confié. On n'a pas l'habitude de faire des suivis auprès de nos clients. Mais Me François Legault pense qu’il faut repenser la façon dont les avocats travaillent en santé mentale et les impliquer davantage dans le suivi.
Radio-Canada / Nicolas Chentrier et Milène Ortenberg
Photo: « Je me racontais une histoire, puis je la confondais avec la réalité. Mais en fait, c'est que dans ma tête, le monde réel et le monde d'où je venais, ils étaient unis, ils étaient entrés en collision. » Crédit: Radio-Canada / Nicolas Chentrier et Milène Ortenberg
« Le suivi, c’est le point central »
En 2006, dans un reportage de nos collègues de l’émission Enjeux, le gouvernement du Québec avait reconnu l'existence du problème d’organisation des soins entourant les problèmes de santé mentale graves.
Le Dr André Delorme, qui venait d’être nommé directeur national de la santé mentale au Québec, s'était lancé dans une réforme en profondeur des services en promettant de mieux encadrer les malades en misant sur le déploiement d’équipes de suivi intensif dans la communauté.
Ces équipes sont composées de différents intervenants et professionnels de la santé qui se rendent directement chez les gens qui souffrent de troubles mentaux graves et persistants. Ces gens sont vulnérables, parfois judiciarisés, et peuvent être imprévisibles.
Certains sont visités chaque jour ou même plusieurs fois par jour, ce qui permet aux équipes d’intervenir rapidement si quelque chose ne va pas. Le Dr Delorme a fait partie des premières équipes du genre au Québec dans les années 1990. La littérature nous dit que le modèle de suivi intensif leur permet [aux patients] de visiter moins souvent l'urgence, d'être hospitalisés moins souvent et d'être hospitalisés moins longtemps, explique André Delorme.
Compte tenu du fait que près de 1 % de la population souffre d’une maladie grave comme la schizophrénie et qu’environ 10 % de ces personnes ont besoin de suivi intensif, il faudrait une équipe pour 100 000 habitants, selon les normes scientifiques.
Si j'ai un bassin de 100 000 [personnes] autour de Granby, explique le Dr Delorme, j'ai besoin d’une équipe. Si j'ai deux millions de population à Montréal, j'ai besoin de 20 équipes. C'est aussi simple que ça.
« S'ils sont suivis tous les jours [...], ils ont moins de risques de cesser leur médication. Ils ont moins de risques de devenir soit victimes de violence, soit violents eux-mêmes. »
Pendant ses 15 années comme directeur national de la santé mentale, il a fait grimper considérablement le nombre d’équipes de suivi intensif dans le milieu, ce qui a permis de tripler l’offre de suivi intensif pour les cas les plus lourds de maladie mentale.
Les équipes de suivi intensif sont composées de divers intervenants et professionnels de la santé qui se rendent directement chez les gens qui souffrent de troubles mentaux graves et persistants.Photo : Radio-Canada
Pour superviser ces équipes, il a aussi créé le Centre national d’excellence en santé mentale (CNESM), qui regroupait plusieurs experts en santé mentale.
Mais il n'est jamais allé au bout de sa réforme. Le psychiatre a quitté son poste en 2019, peu après l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ). Selon lui, le gouvernement nouvellement élu ne lui donnait plus le pouvoir nécessaire pour atteindre son objectif d’étendre le suivi intensif dans le milieu à tous ceux qui en ont besoin.
Enquête a découvert que depuis que le Dr Delorme a quitté le ministère de la Santé et des Services sociaux, le nombre d’équipes a stagné et qu’il en manque encore 19 au Québec pour couvrir l’ensemble du territoire. Seulement à Montréal, il en manque 10.
Ça veut dire qu'il y a 1000 personnes qui vivent à Montréal, peut-être en appartement, peut-être à répétition à l'hôpital ou peut-être dans la rue, qui bénéficieraient d'avoir ce service-là mais qui ne l’ont pas parce qu'il manque 10 équipes, explique André Delorme.
Non seulement il manque d’équipes, mais celles qui existent semblent moins efficaces depuis la fermeture du Centre national d’excellence en santé mentale (CNESM), annoncée en 2021.
D’après les données que nous avons compilées au cours des derniers mois, les équipes actuelles s’occupent d'un nombre moins élevé de patients qu’elles le devraient alors que 62 personnes attendent une place pour un suivi intensif, dont la moitié à Montréal.
La fermeture du Centre national d’excellence en santé mentale a provoqué une perte d’expertise importante, selon plusieurs sources. On a perdu un accompagnement sur le terrain. [...] Ce n'est pas le nom qui fait la fonction, c'est les conseillers qui ont l'expertise clinique requise. Alors moi, je trouve ça préoccupant, affirme André Delorme.
Le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, avait défendu à l’époque la décision de fermer le Centre national d’excellence en santé mentale. Il avait promis que la quinzaine d’experts du Centre allait continuer à faire le même travail au sein du ministère de la Santé, mais la moitié d'entre eux sont partis, selon nos informations.
Le ministre Carmant a refusé de répondre à nos questions et nous a orienté vers l’actuel directeur national de la santé mentale, le psychiatre Pierre Bleau, qui, lui, n’a pas été en mesure de nous accorder une entrevue.
Selon la Dre Marie-Frédérique Allard, le suivi dans la communauté doit être une priorité. Ça s'est fait dans les dernières années, les 10 ou 20 dernières années [...]. Il s'est fait des choses, mais il faut qu'on continue.
Surtout que le risque de violence augmente lorsqu’on n’offre pas tous les services nécessaires.
Elle affirme que les psychiatres subissent beaucoup de pression de la part de gestionnaires, surtout le vendredi, pour libérer des lits d’hôpital. Il y a des gestionnaires qui disent : "Combien de congés tu vas donner aujourd'hui?" Des fois, on donne des congés puis on est inquiets.
Peut-être que s’il y avait plus de ces équipes-là, probablement qu'on réussirait à diminuer un certain risque de récidive pour ces patients, ajoute le psychiatre Mathieu Dufour.
Ayant pratiqué en Ontario, le Dr Dufour croit aussi que le Québec pourrait s’inspirer des lois sur la confidentialité de cette province, qui permettent un échange d’informations plus facile avec les proches d’un malade.
Ils peuvent communiquer avec nous. Et nous, on peut communiquer avec eux pour prévenir des rechutes et pour lever le drapeau, lever le flag, comme on dit, quand on voit des signes précurseurs [...]. On est beaucoup plus en mode prévention qu'en mode réactif.
Joshua Côté-Mashala va mieux aujourd'hui. Il est de retour chez lui, mais il a encore plusieurs conditions à respecter.Photo : Radio-Canada
Joshua, quant à lui, a quitté l’hôpital depuis presque un an. De retour à la maison avec sa famille, il a repris ses études et il travaille.
Même si Joshua va mieux, même s’il reconnaît qu’il est malade et qu’il devra prendre des médicaments toute sa vie, il est conscient que tout n’est pas gagné. D’ailleurs, Joshua n’est pas encore totalement libre : il a toujours plusieurs conditions à respecter. Il doit notamment se présenter tous les mois à l’Institut Philippe-Pinel pour rencontrer son psychiatre et pour recevoir ses médicaments.
Et au printemps, Joshua doit retourner devant la Commission d’examen des troubles mentaux, qui va analyser son dossier pour s’assurer qu’il ne représente pas un danger pour la sécurité du public.
Le reportage de Marie-Pier Bouchard et de Sophie Lambert est diffusé à Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé. Il est aussi disponible en rattrapage sur ICI Tou.tv (Nouvelle fenêtre).