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Des phares de véhicules éclairent une route.
Radio-Canada
Enquête

Grâce à une fuite de courriels internes d’Uber et à des documents du cabinet de l’ancien premier ministre Philippe Couillard, l’émission Enquête révèle les dessous de la campagne de lobbying qu’a menée la multinationale américaine pour mettre en échec l’industrie québécoise du taxi.

Lorsqu’Uber a débarqué au Québec, il y a près de 10 ans, l’entreprise avait dans sa ligne de mire l’industrie du taxi, le gagne-pain de milliers de travailleurs, dont de nombreux immigrants.

Mais comme ailleurs dans le monde, Uber a fait face à une levée de boucliers en raison de son attitude cavalière et de son mépris des lois.

Dans la plupart des grandes villes, le transport rémunéré de personnes était régi par des règlements déterminant les tarifs et le nombre de permis attribués aux chauffeurs de taxi.

Comment la multinationale américaine a-t-elle réussi à renverser la vapeur et à faire voler en éclats un système réglementaire qui avait été instauré pour assurer un revenu décent aux chauffeurs de taxi?

On manipulait les règles en place, on manipulait même la démocratie, lance Mark MacGann, le chef de la politique publique d’Uber pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient de 2014 à 2016. Il est devenu depuis un lanceur d’alerte.

J'étais au cœur de l'équipe qui dirigeait Uber dans le monde. Donc, j'ai tout à fait ma part de responsabilité, concède Mark MacGann. Maintenant, avec le recul, je me rends compte qu'on a menti, et donc c'est pour ça que j'ai décidé de parler.

MacGann est à l’origine de la fuite des Uber Files, publiés en juillet dernier. Il s’agit de plus de 124 000 courriels et documents internes, datant de 2013 à 2017, qu’il a transmis au quotidien britannique The Guardian, qui les a partagés avec le Consortium international des journalistes d’Enquête (ICIJ) et l’émission Enquête de Radio-Canada.

La porte-parole d’Uber au siège social de San Francisco, Jill Hazelbaker, dit que l’entreprise est radicalement différente depuis la nomination d’un nouveau PDG en 2017. Elle ajoute qu’Uber est passée d’une ère de confrontation à une ère de collaboration, démontrant une volonté de trouver un terrain d’entente avec d’anciens opposants, y compris les syndicats et les sociétés de taxis.

Grâce à des courriels provenant de cette fuite et à des documents du cabinet de Philippe Couillard ainsi que des entretiens avec de nombreux acteurs de l’époque, l’émission Enquête a pu reconstituer le jeu de coulisses qui a mené à la déréglementation presque complète de l'industrie du transport de personnes au Québec.

Mark MacGann, en compagnie d’Emmanuel Macron.
L’ex-chef de la politique publique d’Uber pour l’Europe, Mark MacGann, en compagnie d’Emmanuel Macron à l’époque où celui-ci occupait le poste de ministre de l’Économie de la France. Macron a joué un rôle clé pour faire changer les lois en faveur d’Uber.Photo : Mark MacGann

Un poids lourd du lobbying

Mark MacGann jouissait d’un accès direct aux ministres, aux premiers ministres et aux présidents partout dans le monde. L’entreprise californienne avait accès aux carnets d’adresses que leur procuraient certains de leurs gros investisseurs, comme le géant Google.

« Uber était perçue à l'époque comme étant extrêmement sexy. Tout le monde voulait recevoir les fondateurs d'Uber. »

— Une citation de  Mark MacGann

L’ex-haut dirigeant d’Uber avoue n’avoir jamais vu une machine de lobbying aussi bien huilée et aussi bien financée en aussi peu de temps.

En effet, des documents de la fuite révèlent que l’entreprise disposait d’un budget de lobbying colossal : 90 millions de dollars américains en 2016.

De cette somme, 750 000 $ CA étaient prévus rien que pour l’embauche de lobbyistes externes au Canada. Le montant total était vraisemblablement encore plus élevé, puisqu’il s’agissait de prévisions de dépenses au Canada couvrant seulement les six premiers mois de l'année en cours.

Au Québec, Uber retient les services des lobbyistes François Crête, ancien chef de cabinet de la ministre libérale Line Beauchamp, et Geneviève Benoit, coordonnatrice des communications du congrès de la Commission jeunesse du Parti libéral du Québec en 2014.

Leur mission est de convaincre les élus de changer les lois, car le modèle que propose Uber est aux antipodes du système existant à l’époque : pas de contrôle du nombre de véhicules et pas de contrôle des prix.

Un système de permis limite le nombre de véhicules afin de garantir un revenu suffisant pour les chauffeurs. Les prix aussi sont contrôlés pour protéger les consommateurs.

Uber lance sa campagne de séduction en rencontrant de nombreux élus et promet mer et monde : son application mobile révolutionnaire permettra à presque n’importe qui de faire des revenus substantiels en s’improvisant chauffeur, les consommateurs auront accès à un service impeccable à bas prix, et en prime, ce sera bénéfique pour l’environnement.

Portrait de Jean-Nicolas Guillemette.
Jean-Nicolas Guillemette était le directeur général d’Uber au Québec de 2013 à 2018.Photo : La Presse canadienne / Ryan Remiorz

Contourner Montréal avec l’aide de Québec

Mais l’entreprise n’attend ni le feu vert des autorités ni un changement des lois pour aller de l’avant.

Le raisonnement d’Uber était toujours : il vaut mieux demander pardon par la suite que demander la permission d'entrer sur le marché, dit Mark MacGann.

En octobre 2014, Uber lance son service UberX à Montréal sans autorisation en soutenant que l’entreprise n’était pas soumise aux lois existantes encadrant l’industrie du taxi.

C’est un nouveau produit, il n'y a pas de règlement spécifique par rapport au covoiturage citoyen comme UberX, affirme Jean-Nicolas Guillemette, le directeur général d’Uber à l’époque, le jour du lancement.

C'était du jamais-vu qu'une entreprise vienne s'implanter dans une industrie extrêmement réglementée et fonctionne en dépit de ces règles-là, estime Urwana Coiquaud, une professeure de droit du travail à HEC Montréal, qui a publié de nombreuses études au sujet d’Uber.

Uber employait un vocabulaire complètement inventé qui ne reflétait pas la réalité des choses, dit-elle.

Urwana Coiquaud devant un ordinateur.
La professeure en droit du travail à HEC Montréal, Urwana Coiquaud, a publié de nombreuses études au sujet de l’implantation d’Uber au Québec. Elle dit que l’entreprise employait un vocabulaire séduisant, mais qui ne représentait pas la réalité.Photo : Radio-Canada / Paul Emile d'Entremont

C’était aussi l’opinion de Denis Coderre, le maire de Montréal à l’époque. Le jour même du lancement d’UberX à Montréal, il déclare que faire du covoiturage avec une activité commerciale, c’est du transport illégal.

Mais selon la fuite des Uber Files, l’entreprise n’est pas préoccupée pour autant.

Dans un courriel interne relatant le lancement de son service dans la métropole, Uber souligne que l’opposition du maire était entièrement anticipée, mais que l’entreprise travaillait avec Québec en coulisses afin de contourner Montréal.

Avec qui travaillait Uber dans l’ombre à Québec?

Clairement pas avec moi, affirme l’ancien ministre des Transports, Robert Poëti. Si l’entreprise a eu des discussions ou des rencontres, c’est à un niveau plus élevé que le mien, dit-il.

Robert Poëti a publiquement convoqué le directeur général d’Uber à son bureau en décembre 2014. Selon l’ancien ministre, le représentant d’Uber lui a alors déclaré ne pas avoir besoin de l'assentiment du gouvernement pour poursuivre ses activités au Québec.

Ça a été la plus courte rencontre que j'ai eue qui était tout à fait inutile, dit Robert Poëti.

Un autocollant identifiant une voiture Uber, dans la lunette arrière.
Uber a fait la promotion de son service en soulignant ses effets bénéfiques sur l’environnement. Des études publiées depuis suggèrent que ce n’est pas le cas dans les grands centres urbains.Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers

Des promesses qui ne tiennent pas la route

L’entreprise mène aussi sa campagne au-delà des milieux politiques. Dans un courriel interne provenant de la fuite, Uber se vante d’avoir fait des démarches pour obtenir le soutien favorable de l’influent Institut économique de Montréal en 2014.

L’IEDM a publié un rapport appuyant Uber. Son porte-parole de l’époque, Jasmin Guénette, a accordé des entrevues dans les médias soulignant, entre autres, les bienfaits potentiels d’Uber sur l’environnement.

Son président-directeur général, Michel Kelly-Gagnon, affirme maintenant que l’organisme a prôné l’ouverture du marché du taxi avant sa rencontre avec Uber et que la réduction de la pollution n’était qu’un argument périphérique soulevé sur la base des informations disponibles à l’époque.

Quiconque laisserait entendre que nous avons été dans ce dossier des pantins manipulés par Uber est soit très mal informé ou de mauvaise foi, ajoute-t-il.

Le courriel de la fuite révèle aussi qu‘Uber avait rencontré l’influent environnementaliste Steven Guilbeault et note qu’il a publié sur Twitter le rapport de l’IEDM appuyant Uber. Steven Guilbeault est devenu depuis ministre fédéral de l’Environnement.

L’organisation Équiterre, dont Steven Guilbeault était un des directeurs, est par la suite intervenue en commission parlementaire à Québec en faveur d’Uber. Elle a publié en 2016 un rapport affirmant qu’il s’agissait d’une solution pour réduire la congestion urbaine et les gaz à effet de serre.

Or, de nombreuses études publiées depuis révèlent que c’est exactement l’inverse qui se produit quand Uber arrive dans les grands centres urbains. La congestion et les gaz à effet de serre augmentent.

La réalité, dit Mark MacGann, c'est qu'il y a plus de voitures sur les routes aujourd'hui maintenant à cause d'Uber qu'à l'époque parce qu'il y a des millions de personnes, qui conduisent sur la plateforme Uber, qui n'auraient pas conduit auparavant.

La directrice générale d’Équiterre, Colleen Thorpe, dit que l’ancienne direction croyait réellement aux potentiels effets bénéfiques, mais que son organisme ne fournirait plus un tel appui à la lumière des études publiées depuis et des pratiques problématiques de cette entreprise.

Max-Louis Rosalbert au volant de sa voiture.
Le chauffeur de taxi Max-Louis Rosalbert était le président du regroupement des propriétaires et chauffeurs de taxi de Montréal quand Uber est arrivé à Montréal. Il accuse la multinationale américaine d’avoir fait de la concurrence déloyale.Photo : Radio-Canada / Paul Emile d'Entremont

Des prix artificiellement bas

À l'époque, bien des Québécois décident de faire l’essai d’Uber en raison de ses prix alléchants. Mais pour les chauffeurs de taxi, dont les prix sont réglementés, il s’agit d’une concurrence déloyale qui les frappe de plein fouet.

Quand Uber est arrivé, il donnait des rabais à la clientèle… c’était à perte, mais c’était un investissement pour attirer les gens, affirme le chauffeur de taxi Max-Louis Rosalbert. Il se rappelle qu’Uber offrait des trajets du centre-ville vers l’aéroport à un tarif deux fois moins cher que celui des taxis.

L’industrie du taxi soupçonnait qu’Uber faisait du dumping.

L’ancien haut dirigeant d’Uber Mark MacGann le confirme : On opérait à perte partout.

Selon lui, Uber flambait une partie des fonds obtenus auprès de ses investisseurs pour subventionner ses chauffeurs. L’entreprise pouvait ainsi attirer davantage de chauffeurs vers sa plateforme tout en maintenant des bas prix pour sa clientèle.

Un courriel de la fuite confirme que cette stratégie a été employée au Québec. Le 5 février 2015, Uber a réduit ses prix de 15 % à Montréal tout en garantissant la certitude des gains pour les chauffeurs 24 heures par jour, précise le courriel interne.

Mark MacGann estime qu’il s’agissait d’un leurre pour séduire les politiciens et les consommateurs afin de défoncer la porte, entrer sur un marché et ensuite remplacer un monopole par un autre.

Philippe Couillard, Jean-Louis Dufresne et Harold Fortin marchent dans un corridor.
Philippe Couillard avec son chef de cabinet, Jean-Louis Dufresne. Les représentants d’Uber ont eu des discussions en coulisses avec des membres du cabinet du premier ministre à l’insu du ministre des Transports de l’époque, Robert Poëti.Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot

Voie de contournement

Pendant qu’Uber gagne de plus en plus d’adeptes au Québec, des dizaines de ses chauffeurs voient leurs véhicules saisis, car ils offrent un service de transport jugé illégal par les autorités.

Des chauffeurs de taxi de Montréal s’organisent et prennent eux aussi en chasse des véhicules qui utilisent l’application d’Uber.

Craignant les débordements, le ministre Robert Poëti convoque les représentants de l’industrie du taxi en juin 2015 afin de calmer les esprits et les inciter à se moderniser.

Les taxis de Montréal n'avaient pas gagné une médaille d'or dans le service, se rappelle l’ancien ministre. Je leur ai demandé de me faire confiance et que j’allais travailler pour eux afin de trouver une solution équitable.

Pendant que Robert Poëti somme l’industrie du taxi de passer un coup de balai, Uber met discrètement en œuvre une stratégie pour contourner le ministre.

Le 6 août 2015 à 16 h, le directeur général d’Uber, Jean-Nicolas Guillemette, et son lobbyiste, François Crête, se rendent au bureau montréalais du cabinet du premier ministre.

Ils y rencontrent Jean-Pascal Bernier, le directeur adjoint du cabinet de Philippe Couillard, selon un document transmis en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Cette rencontre s’est tenue à l’insu du ministre Poëti.

Je suis étonné, lance l’ancien ministre lorsque nous l'informons de ce qui s’est passé.

« C'est le choix du premier ministre de faire ça. J'aurais aimé être informé. »

— Une citation de  Robert Poëti

L’ancien premier ministre Philippe Couillard nous affirme, lui, qu’il n’était pas présent lors de telles rencontres, afin de maintenir une distance, et qu’il demandait plutôt à son personnel politique d’y assister.

Je voulais avoir une bonne connaissance préalable des arguments qu’Uber déployait pour les apprécier à ma propre mesure, dit-il.

Philippe Couillard soutient aujourd’hui ne pas avoir été influencé par Uber.

Ce n’est pas de là qu’est venue la pression, dit l’ancien premier ministre. C’était plutôt une question générationnelle et non pas une affaire bête comme dire il faut que tu nous laisses opérer au Québec, c’est pas comme ça que ça s’est fait, ajoute-t-il.

Rallier les jeunes

La question générationnelle est au cœur d’une autre manœuvre d’Uber qui l’a aidée à transmettre son message au sein du PLQ.

L’entreprise vise la Commission jeunesse du Parti libéral du Québec. Il s’agit d’un groupe dont le poids politique est considérable puisqu’il détient le tiers des voix dans toutes les instances du parti.

L’ancien président de l’aile jeunesse, Jonathan Marleau, confirme avoir eu plusieurs discussions avec la multinationale américaine.

Nous, on ne les rencontrait pas pour être convaincus de quoi que ce soit, dit-il. Notre focus n’a jamais été la compagnie, on réfléchissait vraiment à l'économie collaborative de manière large et pas seulement centrée sur Uber.

Il ajoute que ces rencontres d’information leur permettaient de mieux connaître le modèle d'affaires d’Uber. On voulait appuyer le système et non pas la compagnie, dit-il. On ne croyait pas qu’il fallait appuyer Uber sans réserve.

Lors d’une conférence de presse, la direction de la Commission jeunesse a publiquement appelé le gouvernement Couillard à légaliser Uber et l’économie du partage.

Le vocabulaire employé par Uber et par les jeunes libéraux, était erroné sur le plan factuel, estime la professeure Coiquaud. Il n’y a rien de partage, juste du capitalisme pur et dur, dit-elle.

C’était quelque chose de factice, c’était des slogans, des outils de communication pour convaincre une partie de la population, surtout les jeunes consommateurs et les jeunes au sein des partis politiques, estime le lanceur d’alerte Mark MacGann.

Portrait de David Plouffe.
L’ancien chef de campagne de Barack Obama, David Plouffe, est devenu le vice-président de la politique et de la stratégie d’Uber en 2014. Il a eu des entretiens téléphoniques en coulisses avec le cabinet du premier ministre Couillard.Photo : Getty Images / Warren Little

La magie d’Obama

Malgré tous les efforts déployés par l’entreprise, Uber fait alors toujours face à une impasse.

En septembre 2015, l’entreprise sort l’artillerie lourde. Elle déploie dans la métropole son vice-président responsable des politiques et de la réglementation, David Plouffe, afin qu’il prononce un discours au Palais des congrès de Montréal.

Plouffe était l’architecte de la célèbre campagne qui a mené Barack Obama à la victoire en 2008.

« C'est lui qu'on utilisait quand on avait des négociations difficiles, en attirant cette magie du monde Obama vers la marque Uber. »

— Une citation de  Mark MacGann

Selon lui, les gouvernements, même les plus récalcitrants vis-à-vis du modèle d'entreprise d'Uber, étaient toujours contents de s'asseoir avec David Plouffe.

Un mois après le discours de David Plouffe à Montréal, lui et Jean-Nicolas Guillemette ont une conférence téléphonique avec Jean-Louis Dufresne, le chef de cabinet de Philippe Couillard, selon un document transmis en vertu de la Loi sur l’accès à l’information.

Encore une fois, le ministre responsable du dossier, Robert Poëti, est tenu à l’écart des discussions. Je n'ai jamais eu personne qui a été capable de me prouver ça. Vous le faites aujourd'hui, dit l’ancien ministre, qui déplore de ne pas avoir été mis dans le coup.

Philippe Couillard confirme qu’il n’y avait pas de mission particulière d’informer Robert Poëti de ces discussions, mais il admet que son ministre des Transports aurait dû être tenu au courant.

La bonne pratique, c'est que lorsque ces réunions se font, les ministres titulaires de dossiers en sont informés, concède-t-il.

Robert Poëti lors d'une mêlée de presse.
Robert Poëti était ministre des Transports du Québec de 2014 à 2016. Il croit que sa gestion du dossier Uber a contribué à son expulsion du cabinet. « Il y avait sûrement une stratégie de la part du bureau du premier ministre qui n’était pas celle que j’adoptais », dit-il.Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot

Poëti rétrogradé

Quelques mois plus tard, en janvier 2016, Robert Poëti dit avoir reçu un appel inattendu en provenance du bureau du premier ministre.

On m'a dit : "Ça commence à prendre beaucoup de temps, ton dossier, et puis il y en a qui commencent à être tannés." L’ancien ministre dit avoir reçu la visite d’un autre individu l’avertissant qu’il risquait d’être dégommé : "Si tu ne bouges pas, tu vas perdre ton poste." J'ai dit : "Ah ouais?"

Peu de temps après, Philippe Couillard annonce un remaniement ministériel. Il nomme le ministre de l’Économie, Jacques Daoust, au poste des Transports. Robert Poëti, lui, est éjecté du Conseil de ministres.

Les téléphones et les ordinateurs de son bureau de comté sont déconnectés, comme si c’était un changement de gouvernement, se rappelle-t-il.

Quand ça s'est produit, ben oui, c'est un choc, dit-il. Je ne voulais pas détruire Uber. Je voulais juste que ça se fasse dans l'ordre, puis dans la légalité, puis dans l'équité.

L’ancien premier ministre Philippe Couillard nie avoir démis Robert Poëti de ses fonctions en raison du dossier Uber, mais il n’a pas voulu divulguer ses motivations. Je ne parle jamais des raisons pour lesquelles un ministre est nommé ou sort du Conseil des ministres ou change de responsabilité, dit-il.

Jean-Nicolas Guillemette assis à une table.
Le directeur général d’Uber au Québec, Jean-Nicolas Guillemette, lors de son passage en commission parlementaire sur l’avenir de l’industrie du taxi en février 2016. Il a été pris à partie par le ministre des Transports Jacques Daoust.Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot

Nouveau ministre, nouvel obstacle

Si les représentants d’Uber espèrent qu’un changement de ministre va faciliter les choses, la réalité est tout autre.

Lors d’une commission parlementaire en février 2016, le ministre Daoust fustige le directeur général d’Uber.

Ce que vous venez nous dire, c'est : "Tant et aussi longtemps que la loi ne fera pas mon affaire, je ne la respecterai pas." Pour moi, Monsieur, c'est inacceptable, et vous n'êtes pas celui qui va nous imposer le modèle, lance-t-il, cinglant.

Uber craint que le nouveau ministre propose une loi qui ne fera pas son affaire.

Dans une lettre adressée à Philippe Couillard, transmise en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, Uber déplore que ses efforts pour convaincre le ministre n’ont pas porté fruit et réclame une rencontre avec le premier ministre avant le dépôt du projet de loi.

Deux jours avant le dépôt du projet de loi, le lobbyiste en chef d’Uber et ancien organisateur d’Obama, David Plouffe, obtient un autre entretien téléphonique avec le bureau du premier ministre.

Est-ce qu'il y avait des communications d'information avec mon cabinet? Possible, rapporte Philippe Couillard. Mais c'est comme ça dans tous les gros projets de loi de tout gouvernement.

Le 12 mai 2016, Jacques Daoust dépose un projet de loi qui légaliserait Uber tout en continuant à limiter le nombre total de véhicules pouvant offrir du transport de personnes.

Les chauffeurs de taxi poussent un soupir de soulagement, estimant que les dommages causés par Uber sur l’industrie seront limités. On voyait qu'on ne pouvait pas fermer la porte à Uber, se rappelle le chauffeur Max-Louis Rosalbert. Donc, on a essayé de cohabiter. Et puis là, c'était une lueur d'espoir.

François Legault tient un document.
Le chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, cite le mémoire de la Commission jeunesse lors des débats sur le projet de loi visant à légaliser Uber en mai 2016. « C'est un échec, votre projet de loi numéro 100. Ce n'est pas moi qui le dis, ce sont les jeunes libéraux », dit-il.Photo : La Presse canadienne / Jacques Boissinot

La pression des jeunes libéraux

Deux jours plus tard, pendant le conseil général du Parti libéral à Drummondville, le président de la Commission jeunesse, Jonathan Marleau, mène une attaque en règle contre le projet de loi.

On a été soumis à une pression très, très intense, non seulement de la Commission jeunesse, mais d'autres membres du parti, se rappelle Philippe Couillard.

« C'était facile de nous dépeindre à ce moment-là comme étant des gens rétrogrades qui n’étaient pas capables de gérer le changement. Et c'est ça, la communication qui a été réussie par Uber. »

— Une citation de  Philippe Couillard

Pendant cette période, les jeunes libéraux continuent d’avoir des discussions avec Uber en coulisses.

On voulait bien comprendre c'est quoi leur vision à eux, mais on ne voulait surtout pas devenir un peu à leur service ou quoi que ce soit, dit Jonathan Marleau. On ne défendait pas Uber même si on avait à ce moment-là peut-être des intérêts communs.

Il croit qu’en voulant encadrer Uber de manière trop restrictive, la loi allait empêcher des concurrents québécois d’émerger, comme Téo Taxi et Eva.

La Commission jeunesse dépose ensuite un mémoire très critique du projet de loi de Jacques Daoust.

C’est un cadeau tombé du ciel pour François Legault et la Coalition avenir Québec. Le parti d’opposition cite le mémoire des jeunes libéraux à répétition pendant les travaux parlementaires, accusant le gouvernement d’avoir pris un coup de vieux et de ne rien comprendre à la modernité.

Dans un courriel interne provenant de la fuite, Uber estime que ses chances de succès augmentent grâce à l’appui de la CAQ.

Jonathan Marleau et Jacques Daoust.
Le ministre des Transports Jacques Daoust et le président de la Commission jeunesse du PLQ, Jonathan Marleau, le 7 juin 2016. Le ministre Daoust a annoncé que son gouvernement se donnait 90 jours pour négocier un projet pilote avec Uber.Photo : Radio-Canada

La brèche

Juste avant l’adoption du projet de loi, la multinationale parvient à convaincre le gouvernement d’ajouter un amendement lui permettant de poursuivre ses activités sous l’égide d’un projet pilote, sans restrictions sur le nombre de véhicules.

Toutefois, Uber doit payer une prime au gouvernement si ses chauffeurs font plus d’heures que celles équivalant à 300 permis de taxi.

La brèche, c’est le projet pilote. C’est ça qui est venu casser l’industrie du taxi au complet, estime Benoît Jugand, qui représentait alors 5000 chauffeurs de taxi. Jacques Daoust nous avait dit : "Je suis vraiment désolé, les gars, ça vient d’en haut. La commande a été faite. Je n’ai rien à dire là-dedans."

Jacques Daoust a démissionné deux mois plus tard, dans la foulée d’une controverse entourant la vente de Rona. Il est décédé en 2017.

Philippe Couillard considère que son gouvernement est loin d’avoir donné à Uber ce que l’entreprise réclamait. En fait, ils étaient pas du tout contents. Et ils n'ont pas obtenu ce qu'ils souhaitaient, une sorte de vide juridique sans aucun contrôle.

Mais en permettant à Uber d’avoir un nombre illimité de chauffeurs, les libéraux venaient de retirer la clé de voûte de tout l’édifice réglementaire du taxi.

Kalanick et MacGann.
L’ex-PDG d’Uber, Travis Kalanick, en compagnie de l’ancien chef du lobbying d’Uber en Europe, Mark MacGann. MacGann croit que la campagne mondiale de lobbying qu’a menée Uber pour influencer les gouvernements est « un danger réel pour la démocratie ».Photo : Mark MacGann

Facture salée

Après avoir pris le pouvoir en 2018, la CAQ prolonge le projet pilote parce que l’entreprise connaît un niveau important d’activité et que l’interruption de ses services aurait un impact certain et des répercussions immédiates sur la mobilité des personnes.

Uber était devenu indispensable.

Selon Mark MacGann, les projets pilotes étaient des artifices pour mettre encore plus de pression sur les élus. Le consommateur a son Uber en moins de deux minutes pour un prix imbattable. Et donc, gare à un politicien qui veut lui enlever ça!

L’année suivante, le gouvernement Legault légalise officiellement Uber en éliminant plusieurs des restrictions auxquelles l'entreprise faisait encore face et en mettant fin au système de permis qui contrôlait le nombre de véhicules dans l’industrie du taxi.

Ce qui est clair, c'est qu’Uber est arrivée à ses fins, estime la professeure Coiquaud, la multinationale a transformé la réglementation à sa mesure.

Ces permis valaient plus de 200 000 $ chacun avant qu’Uber arrive sur le marché québécois.

Max-Louis Rosalbert comptait louer son permis de taxi afin d’assurer ses vieux jours, mais ce n’est plus possible. Plutôt que de profiter de sa retraite, il continue de faire du taxi pour soutenir sa famille, même à l’âge de 76 ans.

Il n’a reçu du gouvernement qu’un montant de 75 000 $ provenant d’un programme de compensation mis sur pied à la suite de l’élimination des permis de taxi.

À l’échelle de la province, ça représente des dédommagements de plus de 800 millions de dollars. Une somme colossale que le gouvernement récupère petit à petit en imposant des frais d’un dollar sur chaque trajet d’Uber et de taxi.

Ce sont donc les consommateurs qui payent pour la libéralisation du marché en faveur d’Uber et de ses actionnaires, constate Mark MacGann.

Pour l'introduction des nouvelles technologies dans une industrie, c'est très cher payé pour l'ensemble de la société québécoise, estime la professeure Coiquaud.

Philippe Couillard déplore l’impact financier qu’a eu la déréglementation sur les chauffeurs de taxi immigrants, mais il estime qu’elle a eu un effet positif parce que les gens ont un service de meilleure qualité.

L’ancien haut dirigeant d’Uber Mark MacGann espère que les révélations sur la formidable bataille de lobbying qu’a livrée Uber à l’échelle de la planète pour séduire les politiciens, mettre en minorité ceux qui lui barraient la route et façonner des lois à sa mesure feront réfléchir les élus.

Je pense que c'est extrêmement dangereux pour la démocratie, conclut-il.

Le reportage de Frédéric Zalac et de Paul Émile d’Entremont est diffusé à Enquête le jeudi à 21 h sur ICI Télé. Il est aussi disponible en rattrapage sur ICI Tou.tv (Nouvelle fenêtre).

Vidéo d’entête, François Genest, caméraman Radio-Canada

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