•  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Illustration
Radio-Canada / Yosri Mimouna

Un texte de Camille Kasisi-Monet Illustration par Yosri Mimouna Photographies par Félix Desroches

Sierra est devenue esclave sexuelle à l’âge de 14 ans. Comme la moitié des victimes de traite de personnes à des fins sexuelles au Canada, elle est autochtone. Et ce phénomène ne cesse d’augmenter, selon la police et les intervenants sur le terrain.

Avertissement : des éléments de ce texte pourraient troubler certains lecteurs. La victime a choisi de nous livrer son témoignage à visage découvert, Radio-Canada a toutefois accepté sa demande de ne pas dévoiler son nom de famille pour des raisons professionnelles.

Sierra a 34 ans aujourd’hui. C’est une femme frêle aux yeux bleus perçants qui détonnent en raison de sa longue chevelure noire de jais. Elle est nerveuse, mais déterminée à expliquer comment elle a survécu à ce qu'elle qualifie d’enfer sur terre.

La communauté où elle a grandi, Akwesasne, est une réserve mohawk limitrophe de la ville de Cornwall. Situé entre le Québec, l’Ontario et l’État de New York, ce territoire de 20 000 habitants est considéré comme un lieu de prédilection pour la traite des personnes.

Sierra

Élevée par une mère qui se déplaçait fréquemment entre les États-Unis et Akwesasne, Sierra a eu une enfance chaotique, ponctuée par plusieurs viols commis par des proches.

C’est au Texas, à l’âge de 14 ans, qu’elle a rencontré celui qui allait la vendre.

Ce proxénète, plus âgé qu’elle, l’a séduite en lui promettant de l’aimer. Après l’avoir charmée, il a commencé à la vendre à de multiples clients. La première fois l’a traumatisée pour toujours.

Je ne sais pas combien de temps cela a duré, combien d’hommes m’ont violée. Je me souviens juste de m’être évanouie à de multiples reprises à cause de la douleur, se remémore froidement Sierra. Je priais pour mourir au bout de mon sang. Je me suis déconnectée de mon corps, et quand je suis revenue à la raison, je ne pouvais ni marcher ni m'asseoir.

Son soi-disant bienfaiteur l’a éloignée de sa famille en contrôlant ses moindres faits et gestes. Cet homme n’hésitait pas à employer des tactiques sadiques pour la terrifier, afin de conserver son emprise sur elle.

« Toute la douleur et la rage qui m’envahissaient en tant qu’enfant abusée ont déteint sur mon comportement. Je ne voulais que me rebeller. »

— Une citation de  Sierra

La jeune femme a subi ce calvaire pendant cinq mois. Celui-ci a pris fin quand elle a contracté une grave infection et que son proxénète, craignant de la voir mourir, l’a laissée à l’hôpital dans un état critique. Les médecins ont alors contacté sa mère, qui est venue à son chevet.

Une fois guérie, Sierra est revenue à Akwesasne. Elle y a séjourné dans un centre de réhabilitation pour jeunes filles avant de reprendre le chemin de l’école comme les autres adolescentes, malgré des blessures indélébiles.

Ça sera toujours là. La douleur s'atténuera avec le temps, mais les cicatrices demeureront présentes. Elles nous permettent de ne jamais oublier que l’on s’en est sortie. Grâce à elles, on se rappelle qu’on est survivante, pas victime, confie Sierra.

Le pont Seaway vu de côté, derrière des branches d'arbres, en hiver.
Le pont Seaway vu de côté, derrière des branches d'arbres, en hiver.
Radio-Canada / Félix Desroches
Photo: Le pont Seaway relie le Canada et les États-Unis.  Crédit: Radio-Canada / Félix Desroches

Akwesasne : lieu de prédilection pour le trafic sexuel

Tout au long de son récit, Sierra tient la main de Patrick Dussault.

Malgré son assurance et sa stature imposante, l’agent de liaison contre la traite des personnes au Akwesasne Wellness Family Center dégage une bienveillance paternelle.

Patrick Dussault en entrevue.
Ex-policier, Patrick Dussault est aujourd'hui agent de liaison au Akwesasne Wellness Family Center.Photo : Radio-Canada / Félix Desroches

Dans sa vie antérieure de policier dans l’est ontarien, Patrick Dussault a rescapé plusieurs femmes comme Sierra. Et aujourd’hui, il veut en protéger le plus possible, notamment dans la communauté mohawk.

Si Akwesasne est un terrain de jeu parfait pour les trafiquants, c’est en premier lieu en raison de son emplacement géographique, selon lui. On peut voyager librement entre le Québec et les États-Unis, sans poste frontalier, souligne-t-il.

Ensuite, la réserve, qui s’étend approximativement sur 90 kilomètres carrés, est entourée par les eaux du fleuve Saint-Laurent, une aubaine pour les trafiquants d’armes, de tabac, mais aussi de personnes.

« L’hiver, lorsque le fleuve est gelé, il y a ce qu’on appelle la route de glace. Les trafiquants et leurs victimes traversent donc la frontière à pied ou en motoneige. Ils réussissent souvent à échapper aux gardes côtiers. »

— Une citation de  Patrick Dussault, agent de liaison contre la traite des personnes au Akwesasne Wellness Family Center

Les trafiquants peuvent en outre compter sur l’autoroute 401, un important corridor commercial entre Montréal et Windsor, qui passe par Cornwall. En l’empruntant, ils peuvent s’arrêter dans plusieurs villes pour vendre le corps de leurs proies, mais aussi pour en recruter d’autres.

Deux personnes discutent sur le bord de l'eau enneigé.
Lorsque le fleuve Saint-Laurent est gelé, les trafiquants et leurs victimes traversent la frontière à pied ou en motoneige, explique Patrick Dussault à la journaliste Camille Kasisi-Monet.Photo : Radio-Canada / Félix Desroches

Entre janvier et octobre 2022, Patrick Dussault dénombre 13 survivantes de traite qui ont demandé de l'aide à l’organisme pour lequel il travaille. Aucune ne provenait de la région, mais toutes étaient vendues à Akwesasne et à Cornwall.

Les petites filles qui sont recrutées à Akwesasne vont rarement y travailler. Les proxénètes veulent briser tous les liens qu’une fille peut avoir, s’indigne l’ancien policier. Si une fille se fait recruter un matin [à Akwesasne], ce soir, elle sera à Toronto, Windsor ou Montréal. Elle ne sera pas à Cornwall, elle sera le plus loin possible.

Selon Patrick Dussault, trois femmes d’Akwesasne ont reçu des services pour victimes de trafic sexuel dans les cinq derniers mois. Ce qui est aussi inquiétant, c’est que depuis la pandémie, l’âge moyen de recrutement des filles au Canada est passé à 13 ans, déplore-t-il, le regard troublé.

Une pancarte plantée dans un banc de neige dans un parc.
Une pancarte plantée dans un banc de neige dans un parc.
Radio-Canada / Félix Desroches
Photo: Une pancarte plantée dans un banc de neige dans un parc.  Crédit: Radio-Canada / Félix Desroches

Les femmes autochtones, plus à risque

Environ 50 % des victimes de la traite de personnes au pays sont des femmes autochtones, alors qu’elles représentent moins de 5 % de la population totale, selon un rapport publié en 2020 par le ministère canadien de la Sécurité publique.

Cette donnée ne représente que la pointe de l’iceberg, selon Aziz Froutan, porte-parole du Centre canadien pour mettre fin à la traite des personnes. Il relève que, en raison du colonialisme, les expériences d’exploitation chez les femmes autochtones sont normalisées au Canada.

« Ce qui m’effraie le plus, c’est d’imaginer que toutes ces choses qui me sont arrivées en l'espace de cinq mois arrivent à des femmes toute leur vie. »

— Une citation de  Sierra

Par ailleurs, les victimes autochtones vont peu vers la police et les autorités ne sont pas toujours formées adéquatement pour comprendre la réalité des femmes autochtones victimes d’exploitation, note cet expert.

Même son de cloche pour la conseillère politique à l’Association des femmes autochtones du Canada, Chanel Blouin, qui explique que les enfants autochtones, plus souvent placés sous la responsabilité du système de protection de l'enfance, sont aussi plus vulnérables aux réseaux d’exploitation.

Chanel Blouin
Chanel Blouin est conseillère politique à l'Association des femmes autochtones du Canada.Photo : Gracieuseté Chanel Blouin

En fait, les recruteurs exploitent le système.

« Il n’est pas rare que des trafiquants s'installent à l'extérieur des foyers de groupes pour cibler les jeunes plus fragiles qui sont en train de transiter hors du système de la protection de l’enfance. »

— Une citation de  Chanel Blouin, conseillère politique à l’Association des femmes autochtones du Canada

Selon elle, la surincarcération et le manque de ressources en général rendent les femmes autochtones plus vulnérables au trafic humain.

Une voiture de police mohawk d'Akwesasne.
Une voiture de police mohawk d'Akwesasne.
Radio-Canada / Félix Desroches
Photo: Une voiture de police mohawk d'Akwesasne  Crédit: Radio-Canada / Félix Desroches

Collaborer pour lutter contre l’exploitation

Tous les intervenants rencontrés rappellent qu’étant donné le caractère illicite de la traite de personnes, la plupart des cas ne sont pas signalés aux autorités.

Selon Luc Dumont, sergent détective à l’unité contre la traite des personnes de la Police provinciale de l’Ontario (PPO), les autorités ont constaté une augmentation du nombre de cas de trafic humain au cours des dernières années.

Malgré les demandes de Radio-Canada, le corps policier n’a pas été en mesure de chiffrer précisément le phénomène. La PPO confirme toutefois que l’Ontario a une moyenne annuelle plus élevée de cas de traite des personnes signalés que les autres provinces canadiennes.

En 2020, près de 60 % des cas de traite de personnes signalés aux autorités ont été déclarés dans cette province, selon Statistique Canada.

Une affiche indiquant Kawehnoke près d'une route.
Kawehnoke est situé sur le territoire autochtone d'Akwesasne près de Cornwall.Photo : Radio-Canada / Félix Desroches

Pour faire face au volume croissant et à la complexité accrue des dossiers, l’Ontario a mis en place, en 2021, une stratégie qui réunit 21 services de police municipaux ainsi que des Premières Nations.

Cette équipe mixte, dont les effectifs ont triplé en trois ans, comprend des enquêteurs et des analystes à temps plein qui tentent de démanteler les organisations multiterritoriales.

M. Dumont indique qu’il est difficile d’attribuer l’augmentation du nombre de cas signalés à un facteur particulier. Il mentionne, par contre, qu’une meilleure sensibilisation fait en sorte que la population est plus apte à reconnaître le problème et à le dénoncer.

De son côté, Patrick Dussault souligne l’importance de la collaboration entre les instances interprovinciales.

Une jeune femme d’Akwesasne a manqué à l'appel juste avant le jour de l'an 2023. En quelques minutes, elle a été rapportée manquante à la police mohawk. Dix minutes plus tard, elle a été localisée à Ottawa via un site web d'escortes. C’est grâce aux autorités américaines qu’on a pu retrouver cette femme de notre communauté, illustre-t-il.

Le policier retraité s’alarme toutefois de l’ingéniosité des criminels, qui utilisent majoritairement les réseaux sociaux pour recruter leurs prochaines victimes.

« On dirait qu'à chaque fois qu'on arrive à trouver de nouveaux réseaux sociaux ou de nouvelles plateformes de recrutement en ligne, il y en a deux autres qui sortent. On est toujours quelques pas en arrière. »

— Une citation de  Patrick Dussault, agent de liaison contre la traite des personnes au Akwesasne Wellness Family Center

Le grand chef du conseil de bande d'Akwesasne, Abram Benedict, s’inquiète quant à lui de voir des groupes bien organisés, à l’affût des tendances technologiques, cibler des membres de sa communauté.

Bien que le gouvernement ontarien offre de plus en plus de ressources pour lutter contre la traite de personnes, il estime que ce financement demeure faible compte tenu de la complexité de son territoire.

Abram Benedict parle au micro.
Le grand chef du conseil de bande d'Akwesasne, Abram BenedictPhoto : Conseil de bande d'Akwesasne

Il y a eu beaucoup d’investissements dans les services de police pour lutter contre le trafic des armes à feu, mais beaucoup moins pour lutter contre la traite d’êtres humains. Nous faisons donc pression sur le gouvernement pour que la police mohawk obtienne plus de ressources pour l'application de la loi, mais aussi pour la prévention, insiste-t-il.

Il ajoute que l’organisation aurait besoin de plus d’équipement moderne et de plus d’effectifs policiers.

Une murale mohawk dans un parc d'Akwesasne.
Une murale mohawk dans un parc d'Akwesasne.
Radio-Canada / Félix Desroches
Photo: Une murale dans un parc d'Akwesasne  Crédit: Radio-Canada / Félix Desroches

Éduquer, sensibiliser, parler

Aujourd’hui, Sierra a décidé de faire partie de la solution. Elle désire travailler avec Patrick Dussault, qui anime notamment des ateliers de prévention pour reconnaître les signes de la traite des personnes et aider les victimes à sortir des réseaux.

Ces séances s’adressent aux familles, mais aussi aux policiers, aux intervenants sociaux et aux jeunes filles qui, comme Sierra il y a 20 ans, risquent de tomber entre les mains d'un proxénète.

J’ai survécu à ça pour une raison. Mon but est d'éduquer les gens et surtout les familles afin de mettre en lumière le fait que la traite des personnes existe et que ça arrive tous les jours. Je veux que les gens sachent que ça pourrait arriver à leur sœur ou à leur fille, déclare-t-elle.

Sierra et Patrick Dussault assis face à une personne.
Sierra et l'agent de liaison Patrick Dussault Photo : Radio-Canada / Félix Desroches

Après plus d’une heure à raconter son histoire avec une précision sans faille, Sierra, qui était demeurée droite et concentrée, s’écroule. En essuyant ses larmes, elle étreint la main de Patrick Dussault.

Si j'avais su montrer des signes, si ma mère avait su décoder certains signes ou poser des questions, j’aurais pu être sauvée dès le début.

Bien qu’elle songe peut-être à le faire un jour, Sierra n’a pas encore eu le courage de porter plainte contre son agresseur, qui purge présentement une peine pour d’autres crimes. Elle a peur et manque de force.

Pourtant, de la force, elle en a assez pour raconter son histoire, tout en serrant entre ses doigts un collier confectionné à partir d’une carapace de tortue contenant des herbes sacrées. Dans l’imaginaire de certaines communautés autochtones, la tortue symbolise la création du monde et représente un bouclier de protection, détaille Sierra.

« Je veux donner aux autres l’occasion de se libérer des situations dangereuses. Ça me remplit de dignité et de fierté de savoir que j’ai traversé ça et que je reviens pour aider. Me voilà, 20 ans plus tard, assez forte pour en parler. »

— Une citation de  Sierra

Partager la page