D’ouest en est, souvenirs d’un long combat pour l’avortement
Vous vous apprêtez à lire une histoire vraie : une histoire d’espionnage, de road trip féministe, de procession funéraire théâtrale, de médecins hors-la-loi et de faux chenils.
J’ai peur qu’on me demande à qui je suis mariée.
Ellen Woodsworth a le regard franc. C’est une petite femme aux cheveux blanchis par le temps.
Ancienne conseillère municipale à Vancouver, Ellen n’a jamais cessé de militer pour le droit des femmes et des opprimés sa vie durant. Elle revient tout juste d’Irak, où elle a rencontré des militantes pour l’indépendance du Kurdistan, que déjà elle se prépare à partir vers un pays du Proche-Orient où l’on sanctionne le mariage gai.
Même si elle y est invitée comme conférencière, Ellen ignore si la question de son identité sexuelle sera soulevée.
Mais cet après-midi pluvieux dans son appartement aux allures de musée, nous discuterons d’autre chose.
Le souvenir est toujours aussi vif, celui d’il y a 50 ans, lorsqu’elle roulait à travers le pays à bord de la Caravane pour l’avortement, de Vancouver à Ottawa. À l’époque, elle militait dans le Vancouver’s Women Caucus, une organisation formée d’étudiantes, mais aussi de travailleuses, unies pour la libération des femmes.
C’était une époque foisonnante, de révoltes étudiantes, de l’opposition à la guerre du Vietnam et de mouvements de libération comme le Red Power, chez les Autochtones
, rappelle Ellen.
Nous sommes dans un Canada où l'avortement est illégal jusqu’en 1969. Cette année-là, un amendement au Code criminel du pays statue qu’il peut être permis, mais seulement si la grossesse met en danger la vie de la femme.
Celles-ci doivent aussi obtenir l’aval d’un comité formé de médecins. Pour les femmes du Vancouver Women’s Caucus, il faut une réforme qui va jusqu'au bout et plus loin.
« »
C’est ainsi que 17 d’entre elles décident de parcourir le pays à bord de trois automobiles. Un petit cercueil noir se trouve sur le toit d’une des voitures.
C’était parfait pour transporter nos sacs de couchage!
, rigole Ellen.
Karin Wells, une journaliste qui s’intéresse à l’histoire de la Caravane pour l’avortement depuis une vingtaine d’années, précise que les militantes de l’époque étaient irrévérencieuses.
Les femmes à cette époque n’étaient pas polies
, dit-elle, un sourire dans la voix.
Leur venue dans une ville puis dans une autre est annoncée grâce à des coups de téléphone de cabines téléphoniques en bord de route à des organisations féministes au pays.
Elles sont aussi aidées d’une journaliste qui fait connaître leur trajet en racontant leur histoire dans le fil de presse de La Presse canadienne.
Les Vancouvéroises s'arrêtent dans plusieurs villes pour jouer de petites saynètes, des pièces de théâtre qui imitent des scènes d'avortement qui tourne mal, parce que pratiquées clandestinement.
Nous voulions entendre ce que les femmes de partout avaient à dire, mais aussi créer un mouvement féministe canadien
, se remémore Ellen, pleine de l’optimisme de l’époque.
Ce qui la marque encore? Des témoignages qu’elle qualifie d'horribles, surtout dans les petits villages.
Des femmes autochtones nous ont dit être stérilisées de force
, se rappelle-t-elle, les mains crispées. Il y avait aussi beaucoup d’histoires de femmes violées par des membres influents de la communauté qui se font battre, puis qui essaient d’avorter en mettant du sel dans leur vagin.
Les larmes aux yeux, elle ajoute que peu de médecins pratiquaient des avortements illégaux, puisqu’ils risquaient de perdre leur permis.
« »
Arrivée à Ottawa, elles accomplissent l’inimaginable avec l’aide d’alliés - des hommes affiliés à des mouvements de gauche, qui soutiennent le mouvement des femmes et qui vont acheter des chaînes en métal dans une quincaillerie.
Pourquoi n’y vont-elles pas elles-mêmes? Les femmes de Vancouver craignent d’être infiltrées par des agents de la GRC. Elles se sentent épiées et envoient donc leurs complices pour ne pas éveiller les soupçons.
Ils ont prétendu vouloir construire un chenil!
indique Karin Wells.
Mais ces chaînes serviront une autre vocation : plusieurs femmes, dont Ellen, entrent dans le parlement, à Ottawa, grâce à des députés sensibles à leur cause. Ces quelques femmes portent de gros gilets sous lesquelles elles dissimulent les chaînes.
Elles s’attachent ensuite à la galerie du public dans le parlement canadien en scandant des chants pour l’accès libre à l’avortement.
Un garde est venu couper mes chaînes et m’a escortée dehors
, relate Ellen, encore abasourdie. Je n’en reviens encore pas qu’ils ne nous ont pas arrêtées!
.
Elles causent une commotion et les parlementaires doivent interrompre leurs travaux.
À peu près au même moment, un autre groupe se rend à la résidence du premier ministre Pierre Elliott Trudeau, alors en vacances, pour y déposer le fameux cercueil noir qui contient des cintres, un clin d’oeil sordide aux méthodes clandestines utilisées pour avorter.
Quand je lui montre un des articles de l’époque, intitulé Le cri du coeur des féministes en colère pour des lois pour l’avortement, Ellen sursaute.
« »
Quelque chose tracasse encore Ellen.
Jusqu’à ce jour, je ne sais pas qui a infiltré nos rencontres pour le compte de la GRC
, dit-elle en plissant les yeux avec un ton réprobateur.
Pendant ces années, le gouvernement canadien avait à l’oeil les groupes qui flirtaient avec des idéologies communistes ou socialistes ou qui s’en revendiquent pleinement.
Mais à quelque chose malheur est bon : les archives des forces policières sur le Vancouver’s Women Caucus prouvent l’infiltration, et elles constituent l’une des meilleures sources de documentation du travail des militantes de la Caravane, tellement elles sont exhaustives.
D’ailleurs, comment revient-on d’un tel événement?
On en revient chamboulée
, insiste Karin Wells, qui me raconte que le Vancouver Women’s Caucus implose un an après leur retour d’Ottawa.
Personne ne les a jamais remerciées pour ce qu’elles ont fait, personne ne leur a jamais dit qu’elles avaient accompli quelque chose d’important
, mentionne la journaliste, même si Pierre Elliott Trudeau, le premier ministre du pays à l’époque, les rencontre à Vancouver.
On n’arrivait pas à y croire
, affirme d’ailleurs Ellen.
Une rencontre qui n’a mené à rien de concret, puisque l’avortement n’est légalisé que 20 ans plus tard grâce à l’affaire Daigle, mais qui démontre pour certaines militantes pro-avortement la crainte qu’avait le pouvoir autour de cet enjeu.
*
Aujourd’hui, Ellen appelle toutefois à la prudence et mentionne l’élection du gouvernement conservateur de Stephen Harper, sous lequel le financement de plusieurs groupes de femmes a été retiré.
Il faut être vigilante pour préserver nos droits
, insiste-t-elle. L’histoire ne progresse jamais en ligne droite
.
*
Tout est calme. Nous sortons de son appartement, qui longe la rivière Fraser, où elle se promène souvent pour observer les oiseaux.
Après un bref instant, le temps de quelques photos, alors qu’elle est immobile et a le regard perdu au large, elle se retourne vers moi et me dit : Tu sais à quoi je pensais? Je chantais dans ma tête les chants de l’époque, comme Bella Ciao!
Spontanément, nous nous mettons à chanter le refrain ensemble, le visage couvert de pluie.
Où est le monument à la mémoire des milliers de femmes qui ont perdu leur vie à cause d’avortements qui ont mal tourné au pays?
demande-t-elle.
50 ans après la caravane, elle attend encore.