En attente de leur permis de travail, pris dans les dédales de la bureaucratie fédérale, des milliers de demandeurs d’asile travaillent au noir, à la merci d’employeurs et d’intermédiaires qui abuseraient de cette main-d’œuvre bon marché. Pour une rare fois, ils témoignent et lancent un cri d’alarme.

Je peux travailler. Je veux travailler. Je ne veux pas vivre de l’aide sociale, ce n’est pas une vie, pas celle que j’imaginais au Canada.
Henri est désabusé. Perplexe. Inquiet. Ce père de famille d’origine haïtienne attend, depuis près d’un an, l’autorisation fédérale de travailler légalement.
Avec sa femme et leurs deux enfants, il a traversé une dizaine de pays pour arriver jusqu’au Canada en mars 2022. Un parcours périlleux, qui a démarré au Chili, avant de se conclure au chemin Roxham.
« Je pensais qu’en arrivant au Canada, j’allais pouvoir travailler, répondre aux besoins de ma famille. Mais c’est vraiment différent de ce que je pensais. »
Henri, comme tant d'autres compagnons d'infortune, a vu ses espoirs se transformer en cruelle désillusion. La faute à de banales lenteurs administratives aux conséquences désastreuses.
C’est vraiment stressant, je suis stressé, soupire-t-il. Les enfants crient pour la nourriture. Mais je ne peux pas travailler. J’ai pourtant étudié la mécanique. J’ai des compétences dans la climatisation industrielle. Mais sans les papiers, c’est impossible
, regrette-t-il.
Depuis le début de l’année 2022, près de 100 000 demandeurs d’asile ont mis les pieds au Canada. Et cette vague record, combinée au manque d’agents gouvernementaux, a enrayé la machine fédérale, déjà embourbée dans sa gestion des dossiers d’immigration et des passeports.
En théorie, chaque demandeur d’asile a droit à un permis de travail jusqu’à l’étude de son dossier, par un tribunal indépendant, qui détermine si l’intéressé peut obtenir le statut de réfugié au Canada.
Mais cette formalité est devenue un véritable périple, qui s’ajoute à toutes les épreuves déjà traversées, plusieurs ayant fui la guerre, les persécutions ou de multiples types de violence.
Selon nos informations, appuyées par de multiples témoignages que nous avons recueillis, ces demandeurs d’asile doivent patienter plusieurs mois, voire près d’un an, avant d’avoir enfin en main ce fameux permis, contre quelques semaines avant la pandémie.
Dans l’attente de ce dénouement, ils bénéficient néanmoins d’une aide financière, qui varie selon la taille du foyer familial, dont la prestation de base est fixée à 725 dollars par mois.
« On observe que les demandeurs d’asile demeurent en moyenne 10 mois et demi à l’aide financière de dernier recours. »
Mais cette aide ne suffit pas.
Je paye un loyer de 1000 dollars pour un 4 ½, et j’ai une aide sociale de 1250 dollars pour toute la famille, détaille Henri. Il faut aussi payer l'électricité. Vous pensez qu’il reste assez pour manger? Non, je dois sortir pour chercher quelque chose à faire.
« Piégés » par la lenteur fédérale
Ce quelque chose
a un nom : le travail au noir. Une pratique de plus en plus répandue chez les demandeurs d’asile qui se refilent, parfois à contrecœur, des numéros de téléphone d’intermédiaires qui les font travailler sans les déclarer.
Habituellement silencieux sur ce sujet, une dizaine de demandeurs d’asile ont accepté de nous décrire leur quotidien, dans le but, espèrent-ils, de faire accélérer ces délais de traitement.
Tous insistent : s’ils le font, ce n’est guère par gaieté de cœur, mais pour survivre
, répètent-ils.
Si on ne travaille pas, comment peut-on s’intégrer? Comment peut-on vivre?
, déplore Henri.
Henri est d’ailleurs un nom fictif, comme ceux de tous ces migrants que nous avons rencontrés. Par crainte de représailles judiciaires, ils souhaitent cacher leur véritable identité. Ils risquent en effet, selon la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, une interdiction de territoire.
Malgré cette menace qui plane sur eux, ils seraient au moins des milliers
à travailler actuellement sous la table, selon le chercheur Cheolki Yoon, également militant au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants.
« Le fardeau financier est énorme pour chaque demandeur d’asile. Cette période sans rémunération, c’est pénible pour eux. Leur situation financière les force à travailler au noir. »
L’exception pour les demandeurs d’asile, maintenant, ce serait de ne pas travailler au noir
, avoue quant à lui, sans détour, le pasteur Wilner Cayo.
Outre ses activités religieuses, ce dernier est également porte-parole de Debout pour la dignité, un organisme qui se bat aux côtés des migrants au statut précaire.
Ces gens n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Ils sont piégés. La tentation de travailler au noir est là et, malheureusement, ils sont obligés bien malgré eux d’emprunter ce chemin
, décrit-il.
« La pire expérience » d’une vie
Nettoyage, recyclage, agroalimentaire, restauration... On les retrouve un peu partout. Ils sont dans ces domaines où monsieur et madame Tout-le-Monde du Québec ne souhaitent pas s’impliquer
, explique Wilner Cayo.
« Ils font les sales boulots, mais souvent, malheureusement, ils sont très, très sous-payés. »
Lucia fait partie de ces demandeurs d’asile pour qui l’aide sociale ne suffit pas pour vivre
. Originaire d’Afrique du Sud, elle a décidé de venir au Canada, avec son jeune fils, pour fuir notamment un mari violent.
On lui a fourni un numéro de téléphone pour travailler dans la chambre froide d’une entreprise qui prépare des repas et des sandwichs que l’on retrouve ensuite dans les épiceries québécoises.
On était, tous les jours, une vingtaine de réfugiés sans permis
, soutient Lucia, qui suit également avec assiduité des cours de francisation.
Un jour, le patron est venu nous voir et nous a fait baisser notre salaire
, reprend-elle.
« Au départ, on était payés 14 dollars de l’heure, puis c’est passé à 11 dollars. Il nous a dit que c’est parce qu’il y avait beaucoup de monde qui voulait travailler et qu’on avait de la chance, qu’il nous faisait une faveur. »
Et tout n’était pas rose dans cette chambre froide. C’était une dangereuse expérience
, selon l’un de ses collègues, Prince, rencontré dans un centre commercial montréalais.
Durant quelques semaines, l’été passé, ce spécialiste en informatique jure même avoir connu la pire expérience de [sa] vie
. Mais j’avais besoin d’argent pour survivre.
Il y avait une chaîne pour couper la viande, mais la machine vibrait. Elle pouvait nous couper les doigts. Il fallait être multitâche, mais c’était dangereux
, dépeint-il.
Ce n’est pas sécuritaire, renchérit Lucia qui a connu les mêmes conditions de travail. On n’a pas d’équipement de protection. Mais si tu te plains, on te dit de ne pas revenir.
On était payé en cash à la fin de la semaine, ajoute Prince. Mais j’ai préféré arrêter après un mois. Moi, j’ai envie de travailler légalement et rapidement.
Si vous n’êtes pas contents, vous pouvez partir
Ces travailleurs de l’ombre, on les retrouve la plupart du temps dans le nord de Montréal. On les croise souvent devant une bouche de métro, avant le lever du soleil, en train d’attendre une camionnette.
On m’amène tous les jours hors de Montréal, dans des entrepôts
, raconte cet Indien d’une cinquantaine d’années, arrivé au Québec par avion.
Il dit avoir payé 30 000 dollars à des intermédiaires, dans sa région du Punjab, pour organiser son voyage avec sa femme. Il a obtenu un visa touristique, avant de demander l’asile à l’aéroport de Montréal.
Il fallait trouver un job, même sans permis. Je n’avais pas d’autres choix. Je suis payé sept dollars de l’heure.
« Le propriétaire nous a dit : "Je donne le travail, alors si vous n’êtes pas contents, vous pouvez partir." »
Trouver un tel travail n’est d’ailleurs guère compliqué. Il suffit de chercher un peu, sur les réseaux sociaux, les agences ciblant les nouveaux arrivants.
Après avoir envoyé quelques messages en nous faisant passer pour un demandeur d’asile fraîchement débarqué à Montréal et en attente d’un permis de travail, nous avons reçu deux réponses positives à notre demande.
Passe au bureau, on va examiner tes documents pour voir si on peut te faire travailler
, écrit l’une d’elles.
L’autre indique ne pas avoir de travail immédiatement, mais se fait rassurante : Je vais en avoir peut-être en février-mars.
Muni d’une caméra cachée, l’un de nos collègues s’est présenté dans une de ces agences, sans avoir pris rendez-vous. Le représentant rencontré ne s’est pas offusqué lorsqu’on lui a demandé un emploi, malgré l’absence d’un permis de travail. Bien au contraire.
« Je vais te passer mon numéro. Chaque semaine, envoie-moi un message. Dès que j’aurai quoi que ce soit, je vais t’appeler. »
À aucun moment celui-ci ne veut connaître l’identité du (faux) demandeur d’asile ou n’exige le moindre document. Tout ce qui l’intéresse, c’est connaître la station de métro la plus proche de son domicile. Et lorsqu’on l’interroge sur les risques pris par l’entreprise qui engage des gens sans permis, il écarte nos craintes.
Toi, t’es un travailleur chez nous. Tout ce qui est relié concernant ta paie, tes heures, tout ça c’est à nous, c’est pas la compagnie
, lance-t-il, avec aplomb.
Selon la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, les entreprises qui emploient des personnes sans permis de travail, tout comme les intermédiaires, risquent une amende maximale de 50 000 dollars et une peine d’emprisonnement qui peut grimper jusqu’à 2 ans.
Un esclavagisme dénoncé
Francisco, un père de trois enfants originaire du Mexique, est arrivé au Québec il y a tout juste un an. Il a dû patienter 10 mois avant d’avoir son permis.
Je connais des personnes ici depuis un an et qui ne l’ont toujours pas
, avance-t-il.
Quelques semaines après son arrivée, un problème dentaire le force à braver l’interdit. Il doit trouver de l’argent, rapidement, pour se faire soigner.
Photo à l’appui, il nous parle de son expérience comme peintre en bâtiment. On le voit, sur un échafaudage, en train de grimper le long d’un immeuble d’une dizaine d’étages. Sans aucun harnais de sécurité.
« Le besoin de travailler fait que tu oublies un peu la peur. »
Didier vient quant à lui de l’Afrique de l’Ouest. Il montre ses mains.
Je suis tombé à huit mètres de hauteur. J’ai cassé mes deux bras pendant mon emploi dans un centre de tri. J’aurais pu mourir
, glisse-t-il.
« Je réfléchis beaucoup. Je me dis : pourquoi je vis. Je ne sais pas. Je ne dors pas. Voir comment je suis traité, c’est difficile. »
Membre de l’organisme Solidarité sans frontière, Hady Anne connaît parfaitement ces histoires. Venu au Canada par le chemin Roxham en 2018, ce Mauritanien d’origine a obtenu le statut de réfugié.
Depuis son arrivée, il tente de dénoncer les employeurs sans vergogne
qu’il a lui-même connus à ses débuts.
[Les demandeurs d’asile] sont obligés de travailler avec des gens qui leur disent : "Nous vous aidons." Mais ils les exploitent
, estime-t-il.
« Ils sont pris dans ce piège. C’est comme de l’esclavage moderne. »
Wilner Cayo refuse, de son côté, de blâmer les migrants qui font ce choix. Oui, c’est illégal. Mais ce n’est pas immoral, juge ce pasteur. Une maman qui n’a rien à donner à son enfant, elle sait très bien que oui, travailler au noir c’est illégal, mais est-ce que c’est immoral de vouloir nourrir son enfant? Est-ce qu’on souhaite ça? Non. Est-ce qu’on le dénonce? Oui.
Ce que nous condamnons, ce sont ces délais qui ont des conséquences terribles, terribles, sur des humains
, clame-t-il, avec véhémence.
Ottawa promet d’agir
Contacté par Radio-Canada, le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, a refusé notre demande d’entrevue.
Son cabinet a cependant envoyé une réponse écrite dans laquelle le ministre ne fait aucune référence au travail au noir, ni aux employeurs et intermédiaires douteux.
« C'est une réalité indéniable que les demandeurs d'asile vivent des circonstances extraordinaires. Nous savons que les demandeurs d'asile veulent travailler et contribuer à notre économie le plus rapidement possible. »
Le ministre rappelle que des mesures (Nouvelle fenêtre) ont été mises en place à la fin de l’année dernière afin de faciliter et d'accélérer l’obtention des permis.
Mais selon nos sources, elles ne seraient pas encore optimales et les délais de traitement restent importants, même pour les demandeurs d’asile arrivés tout récemment.
Et lorsque ces permis sont finalement délivrés, ils sont parfois envoyés à la mauvaise adresse, en version papier, dans les hôtels où logeaient ces migrants à leur arrivée au Canada, des lieux qu’ils ont quittés il y a longtemps.
Nous savons cependant qu'il reste encore beaucoup à faire [...] pour améliorer le système et atténuer les pressions qui peuvent exister
, admet le ministre Fraser.
Cette bonne volonté fédérale tarde néanmoins à se matérialiser sur le terrain où la désillusion est omniprésente.
Quand les gens vous racontent leur histoire, on se demande si on est en 2023, au Québec, au Canada, souligne Wilner Cayo. On aurait cru que ce genre d’histoires se passe ailleurs, mais pas en terre canadienne, où l’on croit aux droits humains.
Henri, quant à lui, souhaite que son témoignage fera bouger les choses.
Si je travaille légalement, je peux également contribuer au progrès de ce pays.
C’est sa seule demande.