Que ce soit sur des BIXI, sur des pochettes d’albums ou même sur des boîtes d’espadrilles Nike, il semble qu’on aperçoit la griffe colorée de Chien champion dès qu’on met la patte dehors à Montréal. De son vrai nom Felipe Arriagada-Nunez, l’illustrateur vogue sur une popularité qui doit beaucoup à son imaginaire, où le merveilleux règne sans partage.

Felipe Arriagada-Nunez a 25 ans, des cheveux noir de jais ondulant sur sa nuque et des yeux ronds tout aussi foncés, qui observent le monde avec beaucoup d'imagination. Il semble posséder un sixième sens pour l’incongru, et parfois même, le magique.
Comme ce matin de janvier où l’illustrateur, mieux connu sous le surnom de Chien champion, prend place dans le siège passager de la voiture. La radio s’ouvre, comme c’est souvent le cas, sur une phrase déjà amorcée. La voix de Catherine Pogonat remplit l’habitacle.
… sa chienne de 8 ans, qui est aussi sa muse. Oui, elle fait dans la poésie canine…
Évidemment, c’est lorsqu’on se trouve avec Chien champion qu’un segment sur une musicienne inspirée par son animal de compagnie est diffusé à ICI Musique.
Tu vois, je t’avais dit que ce genre de truc m’arrive tout le temps!
, dit-il, amusé.
Felipe Arriaga-Nunez a le don d’attirer de telles coïncidences. Il aime raconter ce jour où, se promenant sur la rue Beaubien, il a vu un ouvrier qui travaillait avec du bois. Tout à coup, un morceau de bois a été projeté dans les airs, et avant qu'il retombe sur lui, l'homme l'a juste arrêté d'un coup de poing, et s’est remis à travailler.
C’était comme un mouvement de boomerang dans un film de série B, ou un dessin animé. Je regardais autour de moi en me disant : voyons, personne n’a vu ça?
, explique-t-il, en mimant la scène avec ses mains ornées de bagues en argent.
Heureusement, Felipe ne sort jamais sans son carnet à dessins. Il le faut, puisque tout est matière à gribouillage. Une simple virée de magasinage avec sa copine qui cherche des souliers, et les pages blanches de son cahier sont aussitôt couvertes d’esquisses de chaussures à talons hauts; une promenade dans le Mile-End suffit à immortaliser la faune du quartier.
S’il a récemment été propulsé sur le devant de la scène en raison de sa collaboration avec Nike pour la création de la boîte des chaussures Bagel Dunks, le natif de Montréal est avant tout un artiste qui ressent un besoin compulsif de coucher sur papier son expérience d’un quotidien teinté de fantaisie.

Prendre racine
La voiture file vers une petite rue résidentielle de Laval. La maison bleu et blanc est une des seules à encore arborer des décorations de Noël en cette mi-janvier.
Passé le seuil, ce qui a l’air d’un bungalow comme les autres se révèle une ode à la couleur. Des murs verts, bleus ou orange font vibrer les pièces, chacune décorée d'œuvres éclectiques. Nous sommes chez Liliana, la mère de Felipe, mais on a presque l’impression d’entrer dans l’incarnation physique de son esprit créatif.
Ce n’est pas tout à fait une coïncidence. Ma famille a eu une grande influence sur l’artiste que je suis
, souligne-t-il.
Felipe Arriagada-Nunez est né en 1997 à Montréal de parents d’origine chilienne. Leur destin a été façonné, comme tant d’autres, par le ressac qui a suivi l’arrivée au pouvoir d’Augusto Pinochet, en 1973.
Leur lot était celui des gens ordinaires vivant sous une dictature militaire, dans un pays où la couleur de la peau et la consonance européenne d’un nom de famille finissaient par ouvrir davantage de portes. Mon père, il a une ascendance autochtone, les cheveux noirs, et il ne venait pas d’une famille riche… Il rêvait de faire des films, mais il sentait qu’il plafonnait, qu’on le traitait différemment. Il voulait une vie meilleure, et le choix naturel a été de venir ici
, raconte Felipe.
Naturel, car le clan avait déjà de la parenté au Québec. Un des cousins éloignés de sa mère, Osvaldo Nunez, secrétaire de la Régie des banques sous la présidence de Salvador Allende, avait dû fuir le pays en 1974. Il est d’ailleurs devenu le premier député d’ascendance latino-américaine élu à la Chambre des communes, en 1993, sous la bannière du Bloc québécois.
C’est chez lui qu’atterrissent d’abord les parents de Felipe à leur arrivée à Montréal. Peu avant la naissance de leur fils, le couple se sépare. Mes deux parents ont fini par se remettre en couple avec des Québécois, mais ils sont toujours restés les meilleurs amis. Le dimanche, c’était sacré, on se réunissait toujours en famille
, raconte Felipe.
Il a donc grandi entre le Mile-End, Saint-Laurent et Laval, dans un patchwork artistique effervescent. Enfant, son imaginaire s’est imprégné des tons vifs d’affiches de films français, des aplats de couleurs de l’iconographie cinématographique du Cuba des années 1980, ou encore des saynètes des retablos, ces petites sculptures murales montrant des façades de maisons chiliennes.
C’est dans cet environnement bariolé, bercé par les univers de Jacques Demy, de Tracy Chapman, de Daniel Bélanger, de la brigade Ramona Parra ou encore de Los Ángeles Negros que le petit Felipe s’est retrouvé avec un crayon à la main.
« J’ai toujours dessiné. Je n’ai pas de souvenir de moi qui ne dessine pas. »


Bouffe, rap et fantaisie
Si Felipe Arriagada-Nunez a toujours dessiné, il a toujours été gourmand, aussi. Tellement qu’à la fin de son secondaire, il a lancé sa propre marque de vêtements, Kantine. Très vite, ses t-shirts montrant tantôt un beigne chassant un bagel, tantôt des jeux de mots savoureux comme « Five One Pho » se multiplient à travers la bande d’ados qui se rassemble à l’époque dans les parcs du Plateau-Mont-Royal pour s'essayer au rap et écouter de la musique.
C’est grâce à cette constellation de jeunes artistes qu’il fait une rencontre décisive. Au cégep, Felipe devient ami avec Paul Provencher, alias Kirouac. Le jeune musicien lui présente le DJ QuietMike, un grand amateur de Kantine, qui s’apprête à lancer un premier album avec son meilleur ami : le rappeur et pizzaïolo FouKi.
QuietMike m’a demandé de créer l’univers visuel de FouKi, qui est une personne très colorée. Juste en le regardant, j’ai eu envie de le transformer en personnage de bande dessinée. Dans le temps, il se promenait toujours en mobylette jaune, avec ses lunettes et ses vêtements multicolores
, explique Felipe.
À peu près en même temps, une nouvelle obsession s’enracine dans son esprit. Un jour, un chien champion de sport émerge de son stylo-bille. Un canidé n’attend pas l’autre, et son carnet se remplit de toutes sortes de chiens étoilés : champions de pétanque, de hockey, de tennis, de tout…
Chien champion, chien champion, chien champion… C’est comme deux mots qui ne vont pas ensemble, mais la sonorité m’accroche. Un peu comme Marc Arcand, dans Série noire. Ça mijotait dans ma tête.
Ce qui est aussi resté, c’est sa relation avec FouKi, dont la signature visuelle est devenue indissociable du style de Chien champion. L’illustrateur a depuis apporté sa touche à plusieurs productions du groupe Clay and Friends, en plus de faire des étiquettes pour des bières, des affiches de festival, et même des livres pour enfants. Il n’hésite pas non plus à user de son crayon pour s’exprimer sur des enjeux sociaux et politiques, comme les blocages ferroviaires des Wet'suwet'en, ou encore le projet de transformation de l’entrepôt Van Horne, dans le Mile-End.
Comment expliquer ce succès fulgurant? Je pense que ce que je fais est accessible. Je m’inspire toujours de la réalité, mais j’y insuffle de la couleur et de la magie. Je pense que ça fait du bien, dans nos vies qui peuvent vite devenir mornes et tristes
, dit-il.
Il y a effectivement quelque chose de l’ordre d’une rencontre féérique entre son Montréal et l’univers de l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez. Dans son monde, le mont Royal a des lunettes, le stade olympique hurle, les biceps gonflés, et des sandwichs aux œufs patinent allègrement sous une neige fondante.
Bientôt, il espère retourner au Chili, un pays qu’il visite souvent et où chaque repas est un prétexte pour servir des histoires plus grandes que nature. C’est de cette capacité à harnacher le rêve pour s’évader d'un quotidien pas toujours rose qu’il croit avoir hérité de son penchant pour le superlatif.
« Le sentiment de vouloir améliorer la société, de m’impliquer, ça fait partie des valeurs de ma famille. Ils ont vu le pire, alors ils n’espèrent rien de moins que le meilleur pour ceux qu’ils aiment. C’est quelque chose que je trouve cool, de magnifier la vie. Pourquoi vivre petit quand on peut vivre grand? »
Avant de partir, sa mère arrive avec un sac. Entre les maillots de soccer qu’elle a commandés pour ses amis et lui, Felipe trouve un t-shirt noir à l’effigie de Condorito, un personnage de bande dessinée chilienne.
Ah, merci maman, je suis tellement content!
, dit-il, les yeux brillants, avant de lui faire un gros câlin.
Décidément, même s’il jongle avec mille projets, Felipe Arriagada-Nunez n’est pas près de perdre son cœur d’enfant.