Ils sont venus ici en quête de liberté, mais se sont retrouvés derrière des barbelés. Sans date de libération. Au Canada, il n’y a pas de durée limite à la détention liée à l’immigration. Deux hommes racontent le calvaire qu’ils ont vécu.
Un texte de Brigitte Bureau Photographies par Evan Mitsui et Olivier Plante
« Ma vie n’est pas la même. Je ne suis plus la personne que j’étais. »
Des larmes coulent doucement sur les joues d’Abdirahman Warssama pendant qu’il décrit ses années passées derrière les barreaux au Canada. Originaire de la Somalie, il est resté enfermé durant cinq ans et sept mois dans des prisons à sécurité maximale en Ontario, comme celle de Lindsay, à deux heures de Toronto.
Cinq ans et sept mois sans jamais savoir quand il allait sortir.
Vous n’avez pas d’espoir
, dit-il au sujet de la détention qui s'éternise, sans durée limite, sans date finale.
Pour notre rencontre, il a tenu à revêtir une chemise de la même couleur que l'uniforme qu'il devait porter comme prisonnier.
Orange. Pour montrer aux gens
, lance l’homme au geste nerveux et au regard triste.
M. Warssama, comme tous les détenus de l’immigration, n’était pas accusé d’un crime. Il a pourtant été incarcéré avec des criminels endurcis en attendant que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) organise son renvoi en Somalie.
« L’Agence m’a tué. Ils m’ont torturé. Le temps qu’ils m’ont pris ne reviendra jamais. »
L’ASFC
peut détenir des ressortissants étrangers pour trois grandes raisons en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés : risque de fuite, identité mal établie, danger. La vaste majorité des migrants sont détenus pour risque de fuite, c’est-à-dire que l’Agence croit qu’ils ne se présenteront pas à une mesure d’immigration, comme un renvoi. Elle peut les enfermer dans l’un de ses centres de surveillance de l’immigration ou dans des prisons provinciales.Sept ans après sa remise en liberté, M. Warssama vit toujours avec les séquelles de son incarcération.
Quand il tente d'ouvrir la lourde porte de la clinique juridique à Toronto où on s'est donné rendez-vous, sa jambe droite flanche et il perd l'équilibre. L'homme de 59 ans boîte à cause d'une histoire de beurre d'arachide qui a mal tourné.
Il explique que des codétenus voulaient lui prendre sa part et qu’il l’aurait volontiers cédée, s'il avait su ce qui l'attendait. Le lendemain matin, dans les douches, ils sont entrés et m’ont battu violemment. Ils m’ont donné des coups de pied au dos. Je ne peux plus marcher comme avant. Quand je me change, ça prend du temps, parce que je n’ai plus d’équilibre.
M. Warssama se redresse sur sa chaise, croise les bras et essaie de retenir ses larmes à plusieurs reprises durant notre entretien. Il confie que ça lui arrive souvent de s’asseoir dans un coin et de pleurer
quand les images de sa détention refont surface.
Parmi les souvenirs qui l'obsèdent, celui des confinements en cellule qu'il a subis à répétition.
199 confinements. Pour une seule année d'incarcération.
Déclenchés quand il y avait pénurie de personnel, ces confinements pouvaient durer plusieurs jours durant lesquels les détenus restaient enfermés dans leurs cellules sans accès aux douches, à la cour, aux téléphones ou aux visiteurs.
Il devient à nouveau émotif lorsqu’il raconte que sa sœur, son seul parent proche au Canada, n'est jamais parvenue à lui rendre visite durant toute sa détention.
Il a finalement été relâché en décembre 2015, à la suite d'une décision cinglante de la Cour fédérale qui a reproché au gouvernement canadien de l’avoir gardé enfermé pour un bout de papier
.
Aucun transporteur canadien ni agent frontalier ne pouvait escorter M. Warssama jusqu’en Somalie, parce que le pays était jugé trop dangereux. Une seule compagnie africaine acceptait d'y transporter des demandeurs d’asile déboutés non accompagnés, mais elle exigeait le consentement de M. Warssama.
C'est ce bout de papier qu’il refusait de signer, lui qui craignait de retourner en Somalie, où une partie de sa famille a été assassinée.
Son père a été tué après avoir été kidnappé par les autorités et lui-même et son frère ont été emprisonnés et torturés, parce que le gouvernement les soupçonnait d’appartenir à un groupe rebelle, peut-on lire dans une déclaration sous serment déposée en cour.
Sa famille a fui la Somalie, à l'exception d'une sœur qui est restée derrière pour s'occuper de leur mère trop âgée pour s'échapper. J’ai été informé qu’elles ont toutes deux été tuées par des militants d’Al Shabab en 2012. Ainsi, mon dernier lien avec la Somalie a disparu
, a-t-il déclaré dans l’affidavit.
M. Warssama est arrivé au Canada en 1989. Sa demande de statut de réfugié a été refusée, mais il a par la suite obtenu la permission de rester au Canada pour des raisons d’ordre humanitaire. Puis, il a eu des démêlés avec la justice, ce qui l’a rendu inadmissible au Canada. Il a été condamné à une journée de prison pour ses infractions criminelles, après sa détention préventive.
Mais l’Agence l’a ensuite emprisonné durant près de six ans en attendant en vain son renvoi, même s’il n’était pas considéré comme dangereux.
M. Warssama a depuis obtenu un pardon pour ses infractions criminelles et est devenu résident permanent.
Mais tant qu'il n'aura pas reçu sa citoyenneté canadienne, il redoute d’être à nouveau arrêté et emprisonné par l’ASFC
. Pour une période indéterminée.« J’ai peur. Je suis en colère. Je dors mal. Je rêve que je suis encore en prison. »
Il poursuit l’ASFC
pour mauvais traitements.

« Des gens pétaient les plombs »
Cette peur qui vous colle à la peau, Samuel la connaît trop bien. Et pas nécessaire d’avoir été incarcéré durant des années pour qu’elle vous empoisonne la vie.
Samuel nous a accueillis dans son modeste logis à Montréal.
Chaque fois qu’il tourne la clé dans la serrure pour entrer ou sortir, il dit qu’il est conscient de cette liberté qu’il peut perdre à tout moment. Il ne tient plus rien pour acquis depuis qu’il a été détenu durant quelques mois au Centre de surveillance de l’immigration à Laval, au Québec, avant la pandémie.
J'ai toujours l'impression que je vais être là-bas encore, détenu encore plus longtemps. Je vis avec ce stress-là tous les jours
, raconte-t-il timidement, assis près de la seule fenêtre de la pièce qui laisse entrer la lumière de cet après-midi frisquet.
Nous avons accepté de taire son vrai nom et certains renseignements qui pourraient l’identifier, parce qu’il craint d’être enfermé à nouveau par l’ASFC
.J'avais vraiment peur de rester là-bas. J'ai commencé à paniquer
, affirme l’homme d’origine africaine.
Chaque jour de détention faisait monter son niveau de stress d'un cran. Quand tu te réveilles, tu te dis que peut-être ils vont te laisser aller. Le temps passe. Tu ne sais pas quand tu vas sortir. Tu deviens anxieux. Très anxieux. Il y a des gens qui pétaient les plombs
, dit Samuel, encore secoué par cette détention sans durée fixe.
Ça m'a beaucoup affecté. Ça provoque des maladies mentales
, dit Samuel. C'est une prison.
L'ASFC
gère trois centres de surveillance de l'immigration, à Laval, à Toronto et à Surrey, en Colombie-Britannique. Les migrants s’y retrouvent entre eux et non pas avec des criminels. Ils sont néanmoins enfermés contre leur gré dans des bâtiments clôturés, certains avec des barbelés. Leurs moindres mouvements sont surveillés par des systèmes de caméra et des gardiens de sécurité d'entreprises privées, comme Garda.Certains sont très agressifs, très brusques. Les gardiens n'ont pas de respect pour les gens qui sont là-bas. C'est comme si vous ne valez rien
, dit Samuel.
Les déplacements à l'extérieur de l'établissement, loin de représenter un répit de la détention, étaient particulièrement éprouvants pour lui.
« Pour aller à l'hôpital, ils m'ont menotté les mains et mis des chaînes aux pieds. Les gens te regardent [...] comme si tu étais un criminel. C'est humiliant. C'est vraiment humiliant. »
Pourtant, Samuel n’avait aucun antécédent criminel et représentait zéro risque
, selon un document que nous avons obtenu et dans lequel l’ASFC avait calculé son niveau de danger à partir d’un système de points. L’Agence le considérait comme un risque de fuite parce qu’il avait déjà refusé de quitter le Canada auparavant.
Samuel est arrivé au Québec après avoir quitté sa terre natale en catastrophe, il y a plusieurs années, pour échapper à la guerre. Il dit y avoir vu des maisons pillées, incendiées, des familles brûlées. Des souvenirs qu'il qualifie de traumatisants
et qu'il raconte péniblement, par petites bribes, sa voix douce à peine perceptible.

Le reportage de Brigitte Bureau
Photo : Radio-Canada / Olivier Plante
Après avoir foulé le sol canadien, il a fait une demande de statut de réfugié, qui a été rejetée. Je n'étais pas bien informé. Je n'avais personne vers qui me tourner
, dit-il.
Durant des années, il a vécu sans papier, a travaillé, s’est fait des amis et s'est intégré à la société québécoise, qu'il considère maintenant comme la sienne. Il a déposé une nouvelle demande pour rester au Canada en invoquant cette fois des motifs d’ordre humanitaire.
Mais des agents frontaliers ont par la suite retrouvé sa trace. C’est alors qu’ils l’ont enfermé durant des mois et relâché quand son renvoi n’a pu être effectué.
Chaque année, l’ASFC
détient des milliers de personnes, comme Samuel et Abdirahman Warssama.D’avril 2019 à mars 2020, l’année avant la pandémie et la fermeture des frontières, l’Agence a détenu 8825 personnes.
La durée moyenne de la détention était de 14 jours. Mais 241 personnes ont été détenues durant plus de 99 jours.
Pour obtenir des données plus précises sur les détentions de longue durée, il faut chercher du côté de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Selon ce tribunal administratif, 34 détenus de l’immigration sont restés derrière les barreaux durant plus d’un an, en 2020.
Le nombre de personnes détenues pour de longues périodes a diminué au fil des ans. Mais pour les migrants, l’angoisse de ne jamais savoir si leur détention va durer une semaine, un mois ou un an demeure entière.
À sa sortie de détention, Samuel n’était pas au bout de ses peines. Il n’avait plus d’emploi, plus d’appartement, et ses quelques biens avaient disparu.
J’ai tout perdu
, dit-il tristement.
Aujourd’hui, il a retrouvé un boulot et un logement, et sa demande de résidence permanente avance. Mais les blessures psychologiques restent vives. Depuis sa détention, il étouffe dans les espaces restreints. Quand je ne travaille pas, je suis déprimé. Je ne peux pas rester dans un endroit comme ça
, dit-il en désignant son petit salon qui s’assombrit avec la tombée du jour.


Moins de droits que les criminels
Ils ne sont pas traités comme des êtres humains
, dénonce Subodh Bharati, avocat en droit de l'immigration.
Des histoires déchirantes comme celle de son client M. Warssama, il en a tellement entendu qu'il a déjà senti le besoin de faire une pause, de ne plus accepter de ces cas.
« C’est douloureux. Tu déploies tellement d’énergie pour faire sortir cette personne et elle est libérée. Mais ensuite, il y a une autre personne et une autre. À un moment donné, tu n’en peux plus. »
Il a maintenant repris du service auprès des détenus de l'immigration avec la clinique juridique de l’École de droit Osgoode Hall de l'Université York, à Toronto, où il supervise des étudiants en droit.
La plupart des étudiants ou des gens au Canada ne sont pas au courant des injustices qui se produisent en détention de l’immigration
, dit l'avocat Bharati. Les détenus de l’immigration ont encore moins de droits que les accusés criminels.
Un accusé jouit de la présomption d’innocence et sera libéré en attendant son procès, sauf s’il existe des raisons sérieuses de le détenir.
En revanche, la plupart des détenus de l’immigration ne sont pas considérés comme dangereux. De plus, pour un migrant qui n’a pas de famille au Canada, trouver une caution est difficile et les sommes exigées comme garantie sont beaucoup plus élevées que dans le système criminel, dit Me Bharati.
Et contrairement aux personnes reconnues coupables d’un crime, les migrants détenus pour des raisons administratives ne savent pas quand leur détention prendra fin.
Selon lui et d’autres experts à qui nous avons parlé, il existe une fausse perception que les droits des migrants sont protégés parce que la Commission de l'immigration et du statut de réfugié est chargée de réviser régulièrement les raisons de leur détention.
Ils ne sont pas Canadiens, ils peuvent être envoyés en prison et oubliés
, dit Me Bharati.


Légale, mais à certaines conditions
À la grande déception de plusieurs avocats et défenseurs des droits des migrants, la Cour d'appel fédérale a statué, en 2020, que l'absence d'une durée limite pour la détention à des fins d'immigration était constitutionnelle.
Mais la Cour a pris soin d'énumérer les conditions nécessaires pour que la détention demeure légale. Par exemple, il doit exister une possibilité, réelle et prouvée, de renvoyer la personne dans son pays d'origine. Sinon, elle doit être libérée.
Me Bharati croit que plusieurs cas de détention ne respectent pas les critères établis par la Cour, mais la plupart des migrants n'ont pas les moyens de se battre devant les tribunaux.
Deux gestes de la part du gouvernement fédéral pourraient améliorer la vie des migrants dès maintenant, estime Me Bharati : qu'il fixe une durée limite pour la détention de l'immigration et qu'il cesse de recourir aux prisons provinciales, une pratique dont lui et d’autres avocats contestent la constitutionnalité devant les tribunaux.
Mais la fin de toute détention des migrants est le but ultime pour plusieurs organismes des droits de la personne au Canada, comme Amnistie internationale, Human Rights Watch et Solidarité sans frontière.
Au bureau du ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, responsable de l'Agence des services frontaliers du Canada, on affirme que la détention est toujours une mesure de dernier recours
et que le gouvernement continue à chercher des solutions de rechange. Bien que nous ayons fait des progrès, il reste beaucoup de travail à faire et nous continuerons à travailler dur pour réduire le recours à la détention des immigrants
, a écrit une porte-parole du ministre Mendicino en réponse à notre demande de commentaires.
Mais le bureau du ministre n'a pas voulu se prononcer sur l'adoption d'une durée limite à cette détention.


« Ceci n’est pas le Canada »
Contrairement au Canada, plusieurs pays occidentaux ont fixé une durée maximale pour la détention à des fins d’immigration.
Par exemple, elle ne doit pas dépasser six mois dans les 27 pays de l’Union européenne, selon une directive adoptée en 2008 par le Parlement européen. Cette directive prévoit toutefois une prolongation possible pouvant aller jusqu'à 12 mois supplémentaires dans certaines circonstances.
Pour certains pays, le concept même de détention des migrants ne fait pas partie de leur culture. C'est le cas notamment de l'Argentine, dont une loi de 2004 reconnaît officiellement le droit à la migration.
En ce qui concerne les personnes en situation irrégulière, tant que l’irrégularité est une infraction administrative – pas un crime – la règle à appliquer est la même : rester en liberté pendant la procédure administrative
, explique Noelia Garone, directrice de la protection des droits de la personne à Amnistie internationale en Argentine.
En 2016, un nouveau gouvernement de droite au discours anti-immigrant a voulu instaurer un premier centre de détention de l'immigration en Argentine. Mais face à la mobilisation populaire, le centre n'a jamais ouvert ses portes.
Pourquoi devrions-nous les détenir s’ils n’ont pas commis de crime?
demande tout simplement l’avocat Pablo Ceriani Cernadas, coordonnateur du Programme de recherche sur les migrations à l’Université nationale de Lanús, en Argentine.
Une question qui hante les détenus de l’immigration au Canada, comme Abdirahman Warssama.
« Quand j’étais en prison, je me disais : “Ceci n’est pas le Canada”. Je suis venu ici pour avoir une meilleure vie. »
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