La scène est macabre. Un amas d’os posé sur le sable brûlant. C’est tout ce qu’il reste d’un dromadaire qui, il y a peu encore, faisait la fierté d’un éleveur nomade.
Le squelette gît là où il est tombé.
À une centaine de mètres du puits de Ririma.
Le camélidé est visiblement mort de soif en attendant son tour pour aller s’abreuver.
Aussi lugubre que soit le tableau, la dépouille est banale ici et passe même inaperçue. D’autres dromadaires ruminent, nonchalants, à quelques pas de là, et les bergers passent à côté du cadavre sans le remarquer.
Il suffit de lever les yeux pour voir, dans un rayon rapproché, quantité d’autres corps d’animaux à divers stades de décomposition.
À Kargi, dans le nord du Kenya, à un jet de pierre de la frontière avec l’Éthiopie, le mercure dépasse les 40 degrés; la terre est sèche; cuite par le soleil. Un environnement impitoyable, à première vue incompatible avec la vie.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Mais depuis quelques années, le mauvais sort semble s’acharner sur la région. Autrefois fiable, la terre nourricière montre aujourd’hui des signes évidents de faillite. Cinq saisons des pluies sont passées sans livrer les précipitations tant attendues. Du jamais-vu. Et les conséquences sont terribles.
Comme bien d’autres, le cheptel d’Ibrahim Buroya a été décimé. Au total, j’ai perdu près de 200 bêtes, dont 16 dromadaires, 76 chèvres et 26 vaches
, dit-il.
L’éleveur a aujourd’hui la charge du puits de Ririma. Il gère l’abreuvoir et essaie de s’assurer qu’il y a assez d’eau pour tous les animaux assoiffés. En voyant ses pairs défiler avec leurs troupeaux, il regarde avec envie ceux qui ont été épargnés. Mais il n’en connaît pas beaucoup.
« Tous les éleveurs ont perdu des animaux. Personne n’a été épargné. La moitié des troupeaux a disparu, quand ce n’est pas davantage. »
Les paysans avouent ne plus comprendre cette dame Nature, jadis si généreuse, mais qui semble aujourd’hui se livrer à un sinistre jeu avec eux. Depuis deux ans, les très rares précipitations sont tombées avec une intensité sans précédent, donnant lieu à des inondations instantanées. Résultat, beaucoup de bêtes sont mortes noyées en pleine sécheresse. Des dizaines de milliers d’animaux ont succombé en quelques semaines à peine.
La région de North Horr est l’une des plus touchées. Pour son administrateur, Roba Koto, une conclusion s’impose : Une chose est très claire pour tout le monde, l’éléphant est déjà dans la pièce. Nous faisons face aux changements climatiques.
L’officiel a visité tous les sites touchés et a rencontré quantité de paysans nomades qui lui font tous part de leur désarroi face à cette situation inédite. Les données colligées l’ont peu à peu convaincu de l’évidence. Cette sécheresse est vraiment unique parce que, depuis, tous les cycles de précipitations ont complètement changé. Plus personne ne peut prévoir quoi que ce soit et il est impossible de se préparer.
Les pertes sont énormes. En moins d’un an, 40 % des vaches, des dromadaires et des chèvres de la région ont disparu.
« Le climat a vraiment changé. Les vagues de chaleur sont insupportables. Les vents sont très forts. Les cycles de précipitations sont complètement différents. Ce sont des manifestations pratiques des changements climatiques. »
L’impact, selon lui, est terrible. Car les changements menacent tout un mode de vie. La vie ne sera plus jamais comme avant pour ces éleveurs nomades
, dit-il. J’en connais des dizaines qui sont dépressifs, voire même au bord de la folie.
Les données officielles semblent donner raison aux paysans. Selon Patricia Nying’uro, météorologue principale et spécialiste des changements climatiques au service météo du Kenya, le pays enregistre deux tendances générales depuis les années 1960 : une hausse des températures et une baisse des précipitations. Les dix dernières années comptent toutes parmi les plus chaudes de l’histoire
, explique-t-elle. Et dans certaines régions du Kenya, dans le centre et dans l’ouest, les températures moyennes ont déjà augmenté de deux degrés.
Selon elle, l’avenir s’annonce très incertain et il est urgent de parler d’adaptation.
« Les rapports montrent que les températures montent plus rapidement en Afrique que sur les autres continents et, malheureusement, nous sommes déjà un des continents les plus vulnérables. »
De toute évidence, le Kenya est aux premières loges des changements climatiques. Et il suffit de se rendre à Hurri Hills pour s’en rendre compte. Connue pour ses collines verdoyantes, cette région du nord du Kenya a toujours eu des airs de paradis pour les éleveurs avec ses herbes hautes bien grasses. Des riches pâturages qui ont fait de Roba Bora un paysan comblé.
Mais l’octogénaire à la silhouette frêle n’aime plus y revenir. Pour lui, l’endroit est maudit. Car c’est ici que son troupeau de près de 500 moutons, chèvres et dromadaires a été décimé en une seule nuit. L’œuvre d’une vie oblitérée en un instant. Des souvenirs que le vieillard se ressasse en permanence depuis ce jour fatidique. J’ai vu des nuages sombres arriver. Je pensais que c’était de la pluie, mais c’étaient des vents très forts. On ne voyait plus rien
, dit-il.
« J’entendais les chèvres hurler, mais je ne voyais rien. Le lendemain matin, elles étaient toutes mortes. »
Roba Bora ne comprend toujours pas ce qui s’est passé. Ce qu’il décrit en des termes simples ressemble fort à une tornade. Du jamais-vu dans la région. Les carcasses de ses chèvres gisent aujourd’hui au milieu du pâturage, momifiées par le soleil. Un spectacle désolant qui replonge le vieux paysan dans la réalité du cauchemar qu’il vit depuis.
La richesse d’un éleveur se mesurant ici en nombre de têtes de bétail, il est aujourd’hui un homme ruiné. Je n’ai pas d’économies
, explique-t-il. Quand j’avais besoin d’argent pour acheter de la nourriture ou payer l’école des enfants, je vendais une chèvre au marché. Je n’ai rien à la banque. Je suis seul à déprimer et à me demander comment retrouver ma vie d’avant.
Roba Bora avoue ne plus avoir la force de recommencer. Il se préoccupe surtout de ses enfants et de ses petits-enfants, se demandant comment trouver l’argent pour payer leurs frais de scolarité. Il souhaite par-dessus tout leur permettre de rester à l’école le plus longtemps possible, gage, selon lui, d’une vie meilleure.
Aussi dramatique soit-elle, cette histoire est loin d’être unique. Comme lui, des populations entières d’éleveurs dépendent aujourd’hui de la générosité de leurs voisins ou de l’aide humanitaire. L’ONG locale PACIDA, par exemple, est très active sur le terrain. Patrick Katelo, son directeur, a du mal à répartir équitablement les dons tant les besoins sont nombreux.
L’ONG distribue de la nourriture aux humains, surtout aux femmes enceintes et aux personnes âgées, et des sacs de céréales pour les animaux. Mais l’eau constitue le principal problème.
Nous devons fournir de l’eau là où ils se trouvent
, dit-il. Nous apportons de l’eau par camion aux populations de cette région. Mais ça ne suffit pas. Et on ne peut pas tout faire seuls.
Une citerne de plastique disposée le long de la route en est la parfaite illustration. Un berger juché dessus y descend un seau attaché au bout d’une corde pour abreuver ses animaux. Mais le récipient peine à se remplir. Et pour cause : il reste moins de 15 centimètres d’eau boueuse au fond du réservoir.
Patrick Katelo s’inquiète des conséquences à moyen et à long terme de cette crise climatique. Les conflits entre éleveurs sont de plus en plus nombreux et la facilité à se procurer des armes en provenance de l’Érythrée ou de l’Éthiopie n’augure rien de bon.
« Le manque de ressources mène à des conflits. Les gens se battent. Il y a des conflits à propos de l’eau, des terres, des pâturages. Beaucoup de gens meurent ou sont déplacés. On voit beaucoup de réfugiés climatiques ici. »
L’ONG essaie surtout d’accompagner les paysans pour les aider à s’adapter à cette réalité, qu’il qualifie de nouvelle normalité. Ils vont devoir changer leur façon de faire s’ils veulent survivre
, précise-t-il. Avoir moins d’animaux; viser la qualité plutôt que la quantité.
Patrick Katelo le concède volontiers, les changements climatiques menacent les fondements mêmes du mode de vie nomade. Selon lui, les éleveurs devront se fixer, s’établir quelque part. L’ONG vient d’ailleurs de construire une école pour les inciter à le faire.
Au puits de Ririma, Ibrahim Buroya, lui, a déjà tiré ses conclusions. L’élevage, ici, n’a plus d’avenir. Aussi prévoit-il vendre ses derniers animaux et ouvrir une petite boutique pour vendre des produits de première nécessité. La seule solution, selon lui, est de s’adapter. Car la planète n’a pas fini de se réchauffer.